Ancrage local et enjeux internationaux d’une transnationalisation des pratiques cultuelles abakuás 

En dépit d'une forte pression exercée par la diaspora cubano-américaine de Miami, la société secrète abakuá – un phénomène religieux urbain cantonné à l'ouest de Cuba (La Havane, Matanzas et Cárdenas – n'a pas encore autorisé de cérémonies religieuses hors des frontières nationales....

Cependant, des réunions publiques largement diffusées sur le web ont déjà eu lieu en Floride, réunions qui permettent la mise en scène d’une sociabilité particulière propre à ce culte. Ce nouvel état de fait illustre parfaitement les tensions récurrentes dans l'espace transnational religieux entre Cuba et les États-Unis et me pousse à affirmer qu'il s'agit bel et bien d'une transnationalisation religieuse, efficace socialement parlant en dépit de son inefficacité rituelle. De part et d'autre du Golfe du Mexique, les arguments brandis par les uns et les autres pour légitimer ou non cette exclusivité de pratiques reflètent les enjeux de pouvoir en cours entre la communauté religieuse exilée et les adeptes restés au pays. L'Afrique, jusqu'alors mobilisée par les acteurs sociaux en tant que référent mythique,  devient un élément incontournable d'une recherche d'authenticité et d'une soif de légitimité. Cette quête des origines pose à son tour la question épineuse de la filiation des formes culturelles afro-américaines et engendre une « invention de la tradition ». L'identité abakuá recomposée dans l'exil est dès lors tiraillée entre une loyauté envers sa patrie d'origine, Cuba, et l'envie d'ouvrir de nouveaux horizons sur sol américain. 

Mots-clés: Abakuá; Transnationalisation;  Pouvoir; Cuba; États-Unis; Afrique.

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Géraldine Morel

Docteure en anthropologie

Institut d'ethnologie de l'Université de Neuchâtel

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Ancrage local et enjeux internationaux d’une transnationalisation des pratiques cultuelles abakuás

Introduction

En février 2009, pour la première fois depuis l'apparition de la société secrète abakuá en 1836 à Regla, face au port de la Havane, des initiés en exil aux États-Unis se réunissaient officiellement dans la banlieue sud de Miami, au domicile d'un adepte. Initialement, il s'agissait d'une simple séance photo pour un disque de musique mais l'évènement allait prendre une ampleur inattendue, amplement relayée par des vidéos diffusées sur le net via Youtube. Dans une ambiance festive similaire à celle d'un plante – cérémonie initiatique abakuá –des musiciens et des danseurs improvisés reproduisaient des chants et une gestuelle codifiée tout en performant un type de sociabilité masculine propre à ce culte, soit une manière de se mettre en scène selon un code de l’honneur propre au milieu populaire havanais – gestes emphatiques, échanges verbaux tonitruants et salutations rituelles.

Abondamment commenté de part et d'autre de l'Atlantique, cette réunion marque un tournant décisif dans les relations entre abakuás de Cuba et la communauté en exil de l’autre côté du Golfe du Mexique. Pour la première fois, les adeptes expatriés se donnaient à voir en tant que collectif d’individus et non comme membres individuels d'un sous-groupe abakuá particulier appelé puissance ou jeu. À ce moment précis, ils faisaient partie des abakuás cubano-américains et se distinguaient de leurs frères de jeu restés au pays. Ils rendaient ainsi visibles la capacité mobilisatrice et le potentiel de cette communauté cubano-américaine, méprisée ou enviée selon les circonstances par leurs voisins havanais. Le 12 août, fort du succès de cette première expérience, Angel Guerrero, chanteur au sein du groupe de folklore abakuá  Ekobio Enyenison Enkama – et leader d'un collectif religieux en exil organisa le «premier festival abakuá» au même endroit, dans le patio de la maison de son frère à Miami: «Cette fois, nous étions mieux préparés, le nombre de participants ne nous a pas pris de court. Nous avons vendu des boissons pour rentrer dans nos frais et même la fille de Fidel  Castro[1] avait fait le déplacement». Plusieurs costumes d'íreme[2] - personnage mythique représentant les ancêtres - furent créés pour l'occasion. L'un d'entre eux, taillé dans le drapeau cubain, mêlait à la fois le symbole d'ordre religieux – l’íreme – et l'attachement affectif qui relie la diaspora cubano-américaine à sa terre d'origine et à son symbole patriotique – le drapeau.  Cuba reste un référent identitaire absolu et le lieu d’un investissement affectif instrumentalisé et mis en scène. Le drapeau représente la patrie et le territoire en dépit de toute affiliation politique. L’union improbable du drapeau et du costume rituel montre que l’abakuá et la patrie sont deux versants d’une même définition identitaire de soi qui culmine au moment de sa représentation dans l’espace public du festival abakuá de Miami.

Les enjeux d'une telle démarche, encore inédite, ne sont pas anodins et illustrent les tensions récurrentes qui occupent l'espace transnational entre Cuba et les États-Unis. En effet, dans le champ religieux afro-cubain, l'abakuá constitue une exception à la transnationalisation des pratiques religieuses cubaines. Alors que des cultes tels que la santería, le palo monte ou encore le culte d’Ifá[3] se pratiquent hors des frontières de l’île[4], à ce jour, aucune cérémonie initiatique abakuá n'a eu lieu hors de Cuba pour diverses raisons rituelles et sociales que j’expliquerai par la suite. Face à une volonté manifeste de la part des abakuás ayant émigré aux États-Unis de revendiquer un espace d’expression par rapport à ceux qui sont restés au pays, les discours et pratiques des initiés de part et d’autre du Golfe du Mexique, renvoient à une même quête de légitimité et à des revendications identitaires fortes sur le sens d’une affiliation religieuse abakuá à Cuba et hors de Cuba. L'Afrique, continent d'origine des pratiques religieuses afro-cubaines, devient alors un référent culturel mobilisé par les abakuás cubano-américains afin de valider ou d'annihiler des modes d'action dont l'authenticité supposée est garante d'efficacité.  La mobilisation du référent africain est un élément totalement nouveau en ce qui concerne les pratiques abakuás. L’instrumentalisation de cette ancestralité africaine s’inscrit à son tour dans le champ plus large des religions afro-cubaines.

Dans cet article, je m'intéresse aux relations ambiguës qui unissent les adeptes restés au pays et la communauté en exil aux États-Unis afin de démontrer quelles sont les modalités d'une éventuelle transnationalisation des pratiques religieuses et les enjeux que ce type de démarche entraîne. J'analyserai deux axes, soit la Havane-Miami et Miami-Nigéria – les deux pôles de la cubanité aux États-Unis sont New York et Miami mais j’évoquerai plutôt Miami dans cet article car j’y ai fait du terrain – puisque une délocalisation des pratiques religieuses abakuás implique aussi une quête des origines et donc un retour à l'Afrique orchestré en l’occurrence par un chercheur américain rattaché à l’université de Boston, Ivor Miller[5]. Ce projet initié en 2001 par ce dernier vise à rétablir « le dialogue transatlantique interrompu » selon ses propres termes et à réunir des membres des sociétés Ekpe du Nigeria et des abakuás en exil aux États-Unis. La construction d'un espace transnational entre la Havane, Miami et le Nigéria montre combien les enjeux de pouvoir sont inhérents à l'élaboration d'un discours sur la légitimité des pratiques religieuses, discours exacerbé par l'émergence de nouveaux moyens de communication. Les données présentées dans cet article sont le fruit d’un travail de terrain effectué entre 2005 et 2011 à La Havane (environ 20 mois de terrain), d’un séjour éclair d’un mois à Miami en 2009, d’une visite à Paris en 2007 et d’échanges avec les principaux protagonistes ce nouvel espace transnational abakuá, qu’il s’agisse d’Ivor Miller, d’Angel, leader abakuá émigré à Miami, ainsi que des représentants des puissances havanaises à Cuba qui seront mentionnés sous un pseudonyme par mesure d’anonymat.

 

 

I. Origine et fonctionnement

 

Fernando Ortiz (1993 [1950]), fondateur des études afro-cubaines et  premier intellectuel cubain à se pencher sur les pratiques cultuelles abakuás  qualifie cette société secrète masculine initiatique de «maçonnerie noire» dont les fondements principaux sont l’entraide mutuelle et la loi du secret. D'un point de vue structurel, la société secrète abakuá se divise en puissances, jeux, ou encore terres[6], termes qui servent à désigner les divers groupes qui la constituent, reliés entre eux par des liens de parrainage ou de filiation puisque chaque puissance doit naître d'une autre et les hommes qui fondent un nouveau jeu ont forcément été initiés auparavant dans leur jeu d'origine. Les hauts dignitaires des puissances abakuás sont appelés plazas[7] (places). Ils occupent des charges liturgiques précises selon les nécessités du rituel et sont choisis par le collectif  dirigeant de chaque jeu selon leurs qualités personnelles et leurs capacités à représenter et diriger l'abakuá.  

Cette institution religieuse, qui trouve son origine dans la société secrète Ekpe du sud-est Nigéria et sud-ouest  Cameroun (région du Calabar, Cross River)[8], a pour réputation d’abriter en son sein des hommes téméraires, qui règlent leurs différends à coups de poings ou de couteaux et ne badinent pas avec les questions d’honneur. En effet, devenir abakuá implique de postuler et de se soumettre à un processus de mise à l’épreuve d’une année. Durant ce laps de temps, un initié spécialement désigné pour cet office se charge de plonger dans le passé du candidat et d’examiner en détail son histoire. Les critères retenus sont ceux qui déterminent une masculinité ostentatoire dont la force physique, la vaillance et la capacité à régler toute provocation à la force des poings sont des composants fondamentaux et confirment un statut d’homme sans peur. Lâcheté, soupçons d’homosexualité ou de délation sont des motifs de refus catégorique, refus qui entraîne aussitôt un déshonneur indélébile sur l’aspirant dans le milieu populaire havanais, désigné sous le terme d'ambiente[9]. Une fois sa candidature approuvée et au terme d’une cérémonie initiatique longue et pénible – l'indíseme, terme vernaculaire désignant le candidat à l'initiation, est agenouillé dans l’obscurité, les yeux bandés durant une demi-journée – l’adepte est définitivement consacré à Ekue, le tambour sacré, et devient par ce biais-là membre de la confrérie donc ecobio (frère), intégrant ainsi une nouvelle famille rituelle.

Actuellement, la plupart des postulants ont entre 15 et 20 ans, sont issus de quartiers populaires de La Havane (los Pocitos de Marianao, Párragas, Pogolotti, Cayo Hueso, Belén, etc.) et évoluent souvent en dehors du monde professionnel. Devenir abakuá équivaut à confirmer sa masculinité en devenir par un rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte qui permet au candidat d’acquérir du capital social et symbolique en dépit d’une appartenance à un milieu socio-culturel défavorisé. Fondée sur un mythe fondateur (mito de Sikán) qui sert de partition au déroulement rituel, l'initiation abakuá, pour toute une frange de la population qualifiée par les acteurs sociaux eux-mêmes de « marginale », consacre une masculinité exacerbée et couronne une virilité ostentatoire, non seulement au sein de l’espace religieux afro-cubain mais surtout dans  l'ambiente havanais.

 

 

II. Pratiques et transnationalisation

 

En ce qui concerne les pratiques abakuás, la prééminence de la dimension sociale et collective[10] de ces dernières, soit le fait de revendiquer une masculinité ostentatoire et une sociabilité particulière, sur le rituel au sens strict du terme me permet d’affirmer que, de mon point de vue, le culte a déjà traversé le Golfe du Mexique. Selon mon hypothèse de recherche, en dépit d'une interdiction de pratiquer hors de Cuba, il existe une transnationalisation religieuse abakuá dont les pratiques sociales et la mise en scène de soi sont les composantes fondamentales. Les abakuás de Miami tentent, au-delà de l'éloignement affectif et géographique, de reproduire une identité abakuá parmi la diaspora cubano-américaine. A Miami ou encore à New York – deux villes où la diaspora cubano-américaine est importante et recompose une cubanité hors de l’ìle – les migrants se réunissent, organisent des collectes pour envoyer des fonds au pays, échafaudent des projets, secourent leurs ecobios dans le besoin à La Havane et maintiennent des liens étroits avec leur puissance d'origine. Ainsi, ils établissent une relation concrète et non symbolique avec leurs ecobios restés au pays. L'abandon de la pratique cultuelle et de la manipulation des objets sacrés tels le tambour initiatique Ekue est compensée par l'étroitesse des relations sociales et le soucis des exilés d'aider leurs frères de jeu restés au pays. Selon les termes de Glick Schiller (1999: 96), les initiés en exil vivent ainsi leur vie «across international borders» (au travers de frontières internationales) soit dans un va-et-vient symbolique constant entre les États-Unis et Cuba. Cependant, malgré l'importance numérique des initiés abakuás en exil, notamment dans la ville de Miami, aucune cérémonie religieuse ne s'est réalisée hors de Cuba à ce jour. Il convient donc de questionner de plus près cet état de fait qui illustre les particularités du culte abakuá. Pourquoi cette interdiction de pratiquer un rituel abakuá hors du sol cubain ?

A la Havane, plusieurs arguments sont mobilisés pour justifier le confinement exclusif des pratiques abakuás à l'ouest de Cuba.

D’un point de vue rituel, la première cause d’interdit résiderait dans les conditions de la création de l'abakuá à Cuba en 1836. A demi-mots, selon certains initiés à La Havane, il est question de sacrifice humain et de certaines opérations liturgiques impossibles à réaliser aujourd'hui aux États-Unis.

Un autre argument régulièrement évoqué par ces derniers est celui qui affirme que « le tambour sacré Ekue ne peut pas traverser la mer » et perd de son efficacité au passage de l'océan. La mer est un lieu hautement symbolique puisque c'est dans les cales des navires négriers que les croyances originaires d'Afrique sont arrivées à Cuba. Les esclaves qui empruntaient le « passage du milieu» (Gilroy, 1993) emmenaient avec eux leurs croyances, ressources indispensables pour affronter la réalité du système esclavagiste. En effet, l’aire culturelle dite des « Amériques noires » selon les termes de Bastide (1967) partage un héritage historique commun (colonisation, économie de plantation et traite négrière) et se caractérise par une vitalité culturelle remarquable notamment à travers des phénomènes religieux, linguistiques et artistiques (Argyriadis, 1999: 3).

La re-création sur sol cubain de cette société secrète initiatique d’origine africaine allait nécessiter plusieurs ajustements tant du point de vue rituel, puisque la géographie de la capital cubaine n’est pas celle du détroit du Calabar, que du point de vue social puisque les sociétés Ekpe sont des instruments de pouvoir alors que l’abakuá est issu du « monde de la marginalité ». Actuellement, la démarche des exilés cubains de Miami va à l'inverse du principe de causalité: l'abakuá ne répond pas à une situation sociale donnée en y apportant une solution comme ce fut le cas lors de sa création, il s'agit plutôt de lui trouver un nouvel espace qui puisse faire sens au sein de la société américaine.  Selon Tato[11], écrivain et initié dans la puissance Muñanga Efó : « l'abakuá n'a pas sa raison d'être hors de Cuba, c'est une société d'entraide mutuelle et à l'extérieur, la vie est trop agitée».

D'un point de vue social, l'exclusivité territoriale du rituel abakuá se justifie par le mode de recrutement des individus et leur insertion au sein de l'institution. En effet, chaque candidat fait l’objet d'une enquête préliminaire menée secrètement dans l'entourage du candidat et principalement dans le quartier d'origine de ce dernier. L'appartenance au barrio (quartier) est un marqueur identitaire important dans la trajectoire de vie des individus à Cuba (surtout à La Havane) et génère une sociabilité masculine dont la rue (la calle) est le théâtre par excellence. Être un homme dans le milieu populaire havanais consiste à adopter des attitudes codées (dégaine nonchalante, regard de biais, gestes emphatiques des mains qui accompagnent l’expression orale) qui requièrent d’autres hommes comme public et/ou adversaires potentiels. Les puissances abakuás sont nées dans les quartiers périphériques du port et se fondent sur un réseau social dense et sur une solidarité locale. En effet, chaque ecobio connaît les membres de son jeu et plus largement les membres de l’abakuá en général avec qui il entretient des rapports privilégiés et dont les rumeurs et les ragots l’informent des moindres faits et gestes. Cette solidarité et ce fonctionnement en réseau sur lequel repose d’ailleurs les réputations des uns et des autres seraient profondément mis à mal par des pratiques transnationales. Comment, au moment des postulations, vérifier la probité morale de l'aspirant dans une ville comme Miami, où, selon certains « l'argent achète tout »? Comment suivre la biographie du candidat depuis sa naissance s’il n'a pas toujours vécu au même endroit et parfois dans l'anonymat? L'ancrage territorial des puissances havanaises est un paramètre structurel du système de culte qui permet de quadriller l'espace urbain occupé par les abakuás et va de pair avec le mode de fonctionnement en réseau de la capitale cubaine où tout un chacun connaît son voisin et établit des connexions entre les individus afin de les situer par rapport à ses propres réseaux de connaissances. En ce sens, l'urbanité de Miami devrait réinterpréter cette notion de « territoire » propre au culte abakuá. Quels espaces de sociabilité peuvent y être investis?

A la Havane, certains initiés affirment que l'enjeu de l’interdiction de pratiquer hors du sol cubain relève principalement, de l'orgueil de quelques hauts dignitaires qui ne veulent pas céder une once d’autonomie aux abakuás de Miami. « Refuser d'ouvrir l'abakuá permet de garder une mainmise sur tout et d'en faire une fierté nationale. Après on peut dire...c'est purement cubain, c'est à nous »  énonce Monguï[12], 42 ans, journaliste et initié. Le veto apposé à toute demande de création d'une nouvelle terre hors de Cuba, cérémonie qui implique forcément des manipulations rituelles, est émis par le Conseil Suprême, un organisme étatique de contrôle des pratiques et des adeptes[13] censé représenter tous les adeptes havanais et leurs puissances respectives. Ses relations ambiguës avec l’État cubain sont pointées du doigt par des exilés – que l’on appelait gusanos[14] il y a peu – qui ont choisi comme terre d’accueil l’endroit décrié par Fidel Castro et son gouvernement. Servir à la fois les intérêts de l'Etat et ceux des abakuás revient souvent à adopter une attitude équivoque  face aux attentes des deux parties puisque l’abakuá est un espace de contrepouvoir marginal qui s’accommode mal des modalités de contrôle étatique. Sur la scène internationale, le Conseil Suprême reste le seul interlocuteur habilité à valider ou non les demandes de l'extérieur en tant que fédération de toutes les puissances abakuás de Cuba, créant ainsi des tensions au sein de l'institution entre initiés mécontents, hauts dignitaires tiraillés entre un désir d’autonomie et l’obligation de se soumettre à une autorité étatique ou encore exilés en quête de légitimité.

Dès lors, les adeptes en exil sont tiraillés entre leur devoir envers leurs puissances d'origine et l'envie d'ouvrir de nouveaux horizons pour pratiquer sur sol américain. Selon Orlando, un haut dignitaire vivant depuis des années à Miami « je pense que je ne le verrai jamais de mon vivant mais je suis presque sûr que d'ici quelques temps, on initiera à Miami ». Selon lui, seul un manque de connaissance et de capacité à diriger le culte depuis les États-Unis serait à l'origine de ce décalage. « Pas besoin d'amener un jeu depuis Cuba, on peut le faire sur place mais il faut avoir les connaissances nécessaires et c'est loin d'être le cas aujourd'hui » argumente ce dernier. Sans entrer dans des précisions rituelles et historiques, il semble que le tambour sacré Ekue ait été recréé de toutes pièces sur sol cubain puisque la traite négrière ne permettait pas le transport d'objets. Ainsi, selon cette même logique, la reproduction de ce moment rituel aboutirait à la naissance d'un tambour sacré nouveau et donc par extension à une nouvelle puissance. Cette première terre sur sol américain se verrait alors investie d'un capital symbolique important. Elle serait la « mère » ou «l'ancêtre» de toutes les futures puissances américaines et poserait son empreinte sur un territoire nouveau pour le conquérir.

Par conséquent, si l'interdit rituel peut être contourné, les conditions morales de pratique de l'abakuá aux États-Unis doivent encore être éclaircies. «Bien des gens ont été refusés à Cuba et attendent impatiemment de s'initier ici. Ce n'est pas possible, tes antécédents restent les mêmes, nous devrons être vigilants» précise Orlando. Cette dualité entre Cuba et son voisin impérialiste est relayée par le dilemme existant entre initiés cubano-américains et havanais. Ainsi, les États-Unis sont parfois dépeints par les Cubains restés au pays comme un Ailleurs de tous les possibles dont l'immensité et le système social rendraient caduque toute tentative de contrôle des pratiques abakuás. Le Cubano-américain est cet Autre proche, pas tout à fait yuma – terme argotique désignant les Américains –puisque souvent né à Cuba mais  étranger dans son quotidien aux préoccupations des habitants de l'île. A la fois envié et décrié, ce frère d'Amérique incarne la cubanité dans un système capitaliste et renvoie le reflet de ce que pourrait être la vie à Cuba sans l'omniprésence de la doctrine socialiste.

Pour sa part, afin de contrer le monopole havanais, la communauté abakuá des États-Unis revendique un accès plus large aux moyens de communication (voyages au Calabar, accès à Internet et à des bibliothèques numériques, etc.) et donc généralement une meilleure connaissance des débats en cours et des recherches sur le domaine, notamment en ce qui concerne l’origine africaine de ces pratiques. Certains adeptes en exil revendiquent en effet la possibilité de se rendre au Calabar mais aussi de comparer les sociétés Ekpe et les jeux abakuás. «Le principal problème de Cuba réside dans son manque d’information et l'ignorance de certains hauts dignitaires» relève Angel. Ainsi à un ancrage local extrêmement puissant s’oppose une connaissance perçue comme supérieure car, libérée de toute censure et des difficultés d’accès aux sources d’information. «Parfois, celui qui est loin ressent les choses plus intensément que celui qui les vit directement» remarque ce dernier. Pour les exilés qui quittent Cuba, les États-Unis se convertissent alors en pays de tous les  possibles et leur permettent de revendiquer une cubanité libérée du carcan socialiste. « Une des grandes choses de ce pays c’est que, où que j’aille, je peux affirmer avec fierté quelle est ma religion » précise Angel. Débarrassée du stigmate social qui la caractérise sur sol cubain, la société secrète abakuá devient une identité religieuse forte pour les migrants qui la mettent en scène dans des espaces privilégiés de revendication d'une cubanité recomposée hors de l'île, comme par exemple lors du festival abakuá de Miami.

La question du pouvoir est centrale dans l'analyse des processus de transnationalisation des pratiques et le débat qui entoure l'abakuá est révélateur des enjeux profonds de ce type de changement structurel induit par une déterritorialisation des pratiques de culte. Au pouvoir économique cubano-américain s'oppose le pouvoir liturgique et spatial des initiés havanais. Légitimité, tradition, respect et symbolisme sont des arguments brandis par les abakuás de Cuba face à leurs ecobios cubano-américains. Les exilés de Miami quant à eux, ripostent en mobilisant de grandes ressources financières et un accès à des domaines de connaissance inaccessible aux Cubains, notamment en ce qui concerne les origines géographiques du culte que ce soit par le biais de voyages au Calabar ou de recherches en bibliothèque. Afin de contrer l’influence grandissante des exilés de Miami, il est donc essentiel pour les abakuás havanais de contester ces changements sous peine de se voir destitués de la suprématie incontestable qu'ils exerçaient jusqu'à maintenant sur les pratiques de culte.

Cependant, il existe certaines dérogations importantes au principe d'ancrage local et d'origine des adeptes. En effet, certains jeux de la Havane initient des Cubains vivant aux États-Unis et qui sont amenés à la Havane par des ecobios en exil. J’ai pris connaissance de cette situation lors de mon séjour à Miami au cours d’une discussion avec Angel et j’en ai obtenu confirmation par certains interlocuteurs havanais. Dans ce cas précis, la vérification des antécédents moraux est dès lors plus difficile et repose sur la parole d'une seule personne, celui qui présente le candidat. «Il n'y a pas besoin d'enquête préalable, la morale c'est moi qui en répond et je suis respecté au sein de mon jeu, je leur envoie de l'argent, je prends des nouvelles» argumente Eusebio, 56 ans, initié en exil à Miami très actif au sein de la diaspora abakuá . Il est évident que ce type d'arrangement est loin de faire l'unanimité à la Havane. « Mon jeu à moi n'accepte pas d'initier des étrangers ou des cubains vivant à l'extérieur. Quand je vivais sur place, je défendais cette position comme un beau diable mais maintenant que je vis de ce côté-ci du Golfe du Mexique, j'ai changé de point de vue. Au final, la morale n'a pas de patrie. Certains abakuás sont de vils individus et certains qui ne le sont pas sont des hommes des vrais!» constate un initié vivant depuis plus de 15 ans à Miami.

Ainsi, une puissance du quartier de Pogolotti à La Havane initie des Cubano-américains. Un haut dignitaire confirme que l'enquête initiale est menée avec sérieux par des ecobios de confiance aux États-Unis mais il conclut en reconnaissant que  «ce n'est jamais avec la même rigueur». Cependant, l'apport financier amené par ces candidats est conséquent puisque la somme versée par tout nouvel initié en pesos cubains (1000-1500 pesos soit l’équivalent de 40 dollars) est automatiquement convertie en dollars convertibles soit 1500 CUC (environ 1500 dollars américains). Les futurs initiés cubano-américains doivent donc débourser 24 fois plus d’argent que les initiés vivant à La Havane. Souvent, les puissances qui ont ce type d'accord perçoivent de surcroît une aide monétaire des ecobios en exil qui organisent des collectes pour subvenir aux besoins de leurs jeux respectifs (rénovation du temple, financement d’une opération de la prostate d’un ecobio malade, etc). L'argent amené par les exilés place ainsi les jeux abakuás en situation de dette morale et les rend redevables des services rendus.

Les rivalités et les stratégies de légitimation qui occupent l'espace transnational abakuá entre la Havane et Miami/New York sont contrebalancées par un retour à l'Afrique des origines habilement mené par certains leaders sous l’impulsion d’Ivor Miller depuis les États-Unis. Ainsi à l'axe la Havane-Miami s'ajoute l'axe Miami-Nigéria puisque, jusqu’à aujourd’hui, aucun échange direct n’a eu lieu entre membres des sociétés Ekpe du Nigéria et abakuás domiciliés à La Havane. En effet, pour l'instant, il n'existe aucun contact réel entre La Havane et le Nigéria, si ce n'est à travers les migrants abakuás aux États-Unis. Tel un triangle dont les trois côtés délimitent une aire de transnationalisation religieuse, l'espace abakuá nouvellement créé remet en question l'ancrage territorial des pratiques et par conséquent la structure même du culte.

 

 

III. La Havane versus Miami

 

Dans une perspective schématique, en considérant que le local est au global ce que la continuité est au changement (Hannerz, 1996), les puissances havanaises seraient les garantes du maintien de la « tradition » alors que les adeptes en exil seraient partisans d'un renouveau rituel et d'une ouverture des pratiques. Mais en opposant ainsi de manière binaire les deux lieux soit Havane-tradition versus Miami-changement, on omet de considérer les mouvements au sein de l'espace social local et les tensions entre acteurs sociaux. Le dynamisme entre local et global comme deux pôles d'un même phénomène de globalisation doit être analysé non pas en tant qu'unités spatio-géographiques mais plutôt en tant que constructions sociales contextuelles et mobiles (Malher et Hansing: 2005). Tant du côté havanais que du côté cubano-américain, l'espace social est morcelé et hétérogène. Les conflits locaux influencent les relations transnationales et vice-versa. Les adeptes havanais sont divisés face à leurs ecobios en exil et aux tentatives de ces derniers de renouveler le culte et les abakuás de Miami n'adhèrent pas tous au projet d'Ivor Miller de renouer avec des racines africaines lointaines.

D'un côté se trouve La Havane, ses quartiers et leurs réseaux d'interaction où l'individu n'est jamais anonyme, où la rue est le lieu de sociabilité par excellence et où l'échange se fait sur la pas des portes ou en attendant le bus. De l'autre côté se trouve Miami et son confinement, « une vie agitée ou tu ne regardes même plus ton voisin » selon Tato, et où l'explosion des technologies permet de mobiliser des adeptes aux quatre coins du pays. Ces deux villes symbolisent aussi deux systèmes politico-économiques diamétralement opposés: le communisme selon Fidel Castro y le capitalisme libéral de l'Amérique. Ainsi, du côté cubain, le discours politique dépeint Miami comme un lieu de perdition de consommation excessive et de dissolution des liens sociaux, véritable miroir aux alouettes de ce que la Havane aurait pu être sans l'intervention des «barbudos», les troupes révolutionnaires. Le lobby  cubano-américain quant à lui, fustige la dictature des frères Castro, le manque de liberté du régime et la « pauvreté » matérielle des habitants de l'île. Il s'agit de deux modi vivendi opposés et antagoniques. Ainsi que le relèvent Argyriadis & Capone (2004: 17),

 

«ces deux villes forment un tout difficilement dissociable, deux moitiés intimement liées, les deux véritables capitales cubaines, les deux soeurs-ennemies de la cubanía (cubanité). Deux Cubas qui essaient de façon obsessive de se nier l'une l'autre, déchirées par les passions politiques et une identité construite en miroir.»

 

La communauté cubaine en exil, loin d'être homogène, est constituée de différentes vagues migratoires bien distinctes: l '«exil doré» – la bourgeoisie qui a fui les débuts de la Révolution, les marielitos – après l'ouverture du port de Mariel en 1980 –et enfin les balseros – les fameux naufragés de la mer qui quittent l'île sur des embarcations de fortune. La plupart des abakuás en exil font partie des deux dernières vagues migratoires et évoluent dans un milieu socio-culturel modeste. Leur position par rapport au régime actuel n'est pas aussi extrémiste que celle du lobby cubano-américain puisqu'ils retournent régulièrement au pays mais reste cependant critique, en raison notamment des persécutions dont a été victime l'institution abakuá entre 1967 et 1996 (Morel, 2008).

 

 

IV. Miami versus Nigéria

 

L'intérêt croissant du monde scientifique pour l'origine des pratiques culturelles afro-américaines a créé de nouveaux questionnements et enjeux entre les adeptes eux-mêmes. Les commémorations ayant fait écho au 500ème anniversaire de la découverte de l'Amérique par Colomb puis au centenaire de l'abolition de l'esclavage à Cuba ont mis l'accent sur la question épineuse de la filiation des formes culturelles afro-cubaines. Suivant ce processus de redécouverte d'une mémoire collective africaine, Ivor Miller, chercheur à l'université de Boston, a pris l'initiative en 2001, d'un rapprochement entre abakuás et Efiks du sud-ouest nigérian. Au cours du meeting de la Société Nationale Efik à New York, le contact a été établi entre des représentants abakuás vivant aux États-Unis et des membres d'une société Ekpe, considérée comme le point de départ de la formation de l'abakuá à Cuba. Cette démarche, non seulement, permettrait une meilleure approche du phénomène de la traite négrière mais aiderait les habitants du Cross River à reconstruire leur propre passé (Miller par Routon: 2005)[15].

En 2003,  Angel Guerrero, Román Díaz, tous deux abakuás et une délégation Efik dirigée par Sa Majesté Edidem Nta Elijah Henshaw IV, roi des Efiks, qui venait participer à la 6ème Convention Annuelle de l’Association Nationale Efik se réunissent de manière officielle. Ce moment est perçu comme historique par les protagonistes qui y assistent et rétablit le « dialogue transatlantique » interrompu. En 2004, Ivor Miller est initié au sein d’une loge Ekpe au Calabar. Il reçoit le titre d’Isun Mbakara et devient un « ambassadeur non officiel » des habitants du Cross River dans leur volonté de rencontrer des représentants abakuás.  Cette même année, une délégation composée d'Ivor Miller, de Román Díaz et de Vicente Sánchez se rend au Calabar à l’occasion du festival Ekpe dans la région du Cross River. Pour la première fois, des abakuás rencontraient des membres d’une société Ekpe et revenaient sur les lieux d’origine de leur pratique religieuse. En novembre 2007, c’est sur le sol européen que cette rencontre a eu lieu, au Musée du Quai Branly à Paris dans le cadre d'un cycle de conférences et de spectacles intitulé Corps Animal. Un groupe de musique composé de représentants abakuás vivant aux États Unis et en Europe et ne se réunissant que pour cette occasion va rencontrer sur scène un groupe de membres d'Ekpe du Nigéria[16]. Le scénario de cet échange consiste en un dialogue en langue rituelle avec d'une part des Cubains habitués à la mise en scène et au spectacle – Roman a travaillé pour le Conjunto Folklórico[17] – et d'autre part des Nigérians moins mobiles sur scène et légèrement en retrait par rapport à l’exubérance des abakuás. Le but  de cette rencontre est de confronter des pratiques de même origine ethnique  mais que la traite négrière a séparées. La mise en scène de cet événement peut être analysée en tant que reflet de la transnationalisation religieuse et de l’esthétisation d’un culte destiné à un public profane. Dans la salle de spectacle du Quai Branly, les Nigérians font leur entrée en premier, ils frappent le sol de leur canne au son du tambour et se positionnent en rang sur le côté droit de la scène. Il est évident que la gestuelle-même du spectacle ne relève pas d’un réel échange entre les protagonistes cubains et nigérians mais plutôt d’une représentation de la capacité dramatique des abakuás, rôdés à ce genre d’exercice et habitués au public puisque la majorité sont des musiciens professionnels ou vivent de la pratique de la musique ou de la danse. L’aspect esthétique est privilégié et, de mon point de vue, les échanges verbaux sont limités. Quelques formules rituelles sont chantées de part et d’autre. Ivor Miller, vêtu du costume des Efiks (pagne en tissu, chemise blanche et casquette) est alors appelé sur scène pour danser et symboliser ainsi la rencontre possible de deux communautés séparées par la brutalité de la traite esclavagiste. A la fin de la représentation, les deux groupes s’unissent pour entonner un chant.  On assiste en réalité à la mise en scène d’une historicité réinventée dont l’impulsion est le fruit de la réflexion et des recherches d’un scientifique, Ivor Miller qui rejoint ainsi ses prédécesseurs Bastide, Verger ou encore Farris Thompson dans une quête des origines africaines des cultes afro-américains tout en y étant eux-mêmes initiés.

A la Havane, cette quête est loin de faire l’unanimité. « En tout cas, il ne peut pas mettre les pieds dans le fambá (chambre sacrée). Qui peut vérifier ses dires ? Quelle initiation lui a été faite. Personne n’a réalisé d’enquête sur lui » tempeste Leandro, un initié havanais, membre d’Embemoro. Lors de la conférence donnée par Ivor Miller au Quai Branly, ce dernier effectue une comparaison linguïstique de certains termes tels que Usagaré ou Bekura Mendó qui désignent des emplacements du mythe fondateur abakuá et  les replace dans une réalité géographique tangible, le premier désignant un endroit du Sud Cameroun (Usak Edet ou Usaghade) et le second un village Balondo. Malgré le bienfondé de cette démarche qui souhaite aider les abakuás et les Efiks à rétablir une histoire commune, le résultat obtenu et les motivations des uns et des autres sont sujets à controverse. La comparaison linguïstique faite par Miller soulève des questions complexes. Outre l’absence d’explication sur l’origine et l’évolution des termes cités, c’est surtout le sens qui est donné à ces emplacements géographiques qui pose problème. Comme le relève justement (Palmié, 2007: 2):

 

«What if (irrespective of the origin of these words) Usagaré, Bekura Mendó or Enllenison designated assumable positions or state of being, established by chronotopic illocutionary devices that localize specific forms of agency and subjectivity in an « epochal » (Wagner 1986) ritual frame of interpretation ? If so, what would be gained by calling such locations or  positionalities « Africa » in any other than a figurative way ?»

 

Ainsi la mémoire d’un passé africain et les références à des lieux géographiques reposent la question de la place qu’occupe l’Afrique aux Amériques et, dans le cas abakuá, celui du mode  de fonctionnement du rituel et son empreinte spatiale. En effet, les études afro-américaines sont marquées par «l'épistémologie vérificationniste» (Scott, 1999) et peinent à se dégager de cette chape de plomb. Cette obsession des origines  a pour objectif  d’établir si les cultures afro-américaines sont ou non « authentiquement africaines » et si leurs membres ont réellement réussi à préserver une mémoire de leur passé, notamment  de l’esclavage (Capone: 2005).  Le chercheur  se positionne ainsi entre l'Afrique et l'Amérique soit sur un continuum entre tradition et modernité. Toutefois, toute tentative de comparaison et de rapprochement entre pratiques africaines et afro-américaines doit donc tenir compte de l'incroyable mobilité de ces dernières et leur non-orthodoxie flagrante ainsi que de la distance qui sépare ce passé immémorial de toute tentative de redécouverte ou instrumentalisation de son contenu.

En réalité, le processus engagé par Ivor Miller fige certains composants du culte, au détriment d’autres, s’appuyant sur les aspects les plus visibles et spectaculaires du rituel, à savoir la danse, la musique, la langue, les costumes (Simon, 2008). L’échange avec les Efiks ne se base pas sur le partage d’un système symbolique ou de valeurs mais finalement sur des formes culturelles sorties de leur véritable contexte et stylisées. Reproduites sur une scène de théâtre, ces expressions artistiques peuvent alors être folklorisées et cristallisées.

Les leaders abakuás qui participent à ces évènements sont des représentants d’une communauté en exil qui cherche à se positionner par rapport à la mainmise du Conseil Suprême sur les pratiques et aux discours des ecobios restés au pays. La plupart ont acquis leur notoriété aux États-Unis. A Cuba, leur position fait des envieux. « Qui était Román? Un rumbero naturel très connu, membre du Conjunto Folklórico mais en aucun cas une autorité au sein de l'abakuá. Moi je le constate aujourd'hui, c'est un opportuniste qui a su saisir l'occasion avec Ivor Miller » se plaint Hector, 68 ans, membre d'Equeregua Momi.

La comparaison entre l’Afrique et les Amérique noires est difficile et a toujours été un point sensible des études afro-américaines suite aux travaux de Melville Herskovits[18]  qui a été un pionnier dans sa recherche de traits culturels africains en Amériques. En effet, de quelle Afrique s'agit-il? Comment ne pas tenir compte du processus historique traversé par les différentes cultures? Que recherche le chercheur qui effectue ce type de comparaison? La pureté devient alors une condition de légitimité et contribue au processus d' « invention de la tradition » (Hobsbawn, 2006) par les acteurs sociaux eux-mêmes.  L'abakuá s'était jusqu'alors très peu préoccupé de ses origines et de ses liens possibles avec une Afrique somme toute trop lointaine et abstraite. En 2005, il fut question d'un voyage financé par l'Unesco au Nigéria pour certains hauts dignitaires abakuás de la Havane. La dimension économique de ce projet est à prendre en considération dans une perspective transatlantique c’est-à-dire aussi bien du point de vue cubain que du point de vue nigérian. Cet événement aurait permis un rapprochement certes culturel au premier abord, mais avant tout économique, tout en projetant une image de tolérance en célébrant la diversité religieuse de la nation. Au niveau individuel, la perspective de pouvoir quitter le pays et l'envie de visiter une contrée lointaine étaient des motivations suffisantes. Dans un article publié en 2005, Kenneth Routon évoque le président du Conseil Suprême Abakuá, Angel Freyre, qui aurait envoyé une lettre à une communauté Efik du Nigéria pour exprimer son désir de renouer des liens avec la « culture-source » des pratiques abakuás et ainsi contribuer à rapprocher les deux nations. En 2006, soit une année plus tard, alors que la perspective du voyage transatlantique a été abandonnée, je m'entretiens avec Angel Freyre[19] sur les liens qu'il maintient avec l'Afrique. Il mentionne un ambassadeur du Ghana visitant la vieille Havane et surpris par des chants abakuás repris lors d'une rumba dans le quartier de San Isidro. « Il m'a dit que ça ressemblait beaucoup à des chants de son pays mais sinon je n'ai aucun contact avec qui que ce soit. » Aucune allusion n'est faite par Angel Freyre aux Efiks et encore moins aux rapprochements effectués sous l'égide d'Ivor Miller via les États-Unis. Visiblement, l'échec du projet de l'Unesco a précipité cette démarche dans les oubliettes, du moins momentanément.   L'impossibilité matérielle de se rendre en Afrique contraint donc les abakuás de la Havane à se positionner face aux voyages au Calabar effectués par leurs ecobios en exil aux États-Unis et à contourner ce type de projet. Cuba est alors revendiquée par les abakuás havanais comme une terre sainte qui se suffit à elle-même et dont la force spirituelle éclipse toutes les autres.

 

 

Conclusion

 

L’abakuá est à une période charnière de son histoire et verra peut-être un changement structurel important s’effectuer au cours des prochaines décennies sous l’impulsion de la diaspora abakuá cubano-américaine. Les évènements des dernières années mettent l’accent sur  les modalités du transnationalisme religieux et ses conséquences. L’ouverture et la dissémination des pratiques remet en question le mode de fonctionnement de ce culte à un niveau local et remanie le paysage religieux en général. Des enjeux de pouvoir énormes sont au cœur de cette polémique et la rivalité entre abakuás restés au pays et ceux en exil ou encore entre disciples d’Ivor Miller et pourfendeurs de sa démarche structure le champ religieux. Ce qui s'intitule mémoire culturelle, survivance ou tradition fait toujours référence à une fonction de pouvoir, de négociation, de re-création stratégique (Matory: 2005: 70). Toute innovation, à l’instar de la réforme menée par Andrès Petit[20] en 1862 soit l’incorporation des blancs aux jeux de créoles havanais, l’introduction du crucifix sur les autels et la création de la charge liturgique d’Abasi, rencontre une résistance de la part de la majorité des adeptes et hauts dignitaires.

Ainsi, la  deuxième réforme majeure serait celle qui se prépare actuellement soit  la délocalisation des pratiques cultuelles. Symboliquement, cet éclatement des composantes fondamentales de la structure abakuá implique un profond bouleversement pour un phénomène urbain cantonné aux zones portuaires de l'ouest de Cuba. Les désaccords entre la Havane et Miami seraient relayées par des conflits transnationaux dans le champ religieux, résultats de tensions sociales plus conséquentes. Ainsi, les initiés havanais mobilisent des interdits rituels comme arguments de monopole des pratiques religieuses alors qu’une forte rivalité entre abakuás exilés aux États-Unis et ecobios de La Havane se joue avant tout sur le plan des rapports de force entre deux systèmes politiques et économiques antagoniques. L'argent, jusqu'alors absent des motivations liturgiques abakuás devient un acteur à part entière des luttes de pouvoir de part et d'autre de l'Atlantique.

La définition de la cubanité dans ses multiples versions prend appui sur le corpus religieux afro-cubain à considérer dans son ensemble malgré les  particularités locales. Á ce titre, l'identité abakuá est mobilisée lors de l'exil, au même titre que les autres ressources identitaires et ce en dépit de l'absence de pratique rituelle. Ainsi, la sociabilité masculine abakuá traverse le Golfe du Mexique et doit trouver de nouveaux espaces de représentation, comme par exemple le patio d’une maison de Miami où se déroule le festival abakuá ou encore la rumba de Central Park à New York où l'identité abakuá se met en scène et est source de prestige pour les initiés (Jottar, 2009).

L'Afrique devient un argument d’authenticité des pratiques pour des adeptes en quête de légitimité  et voulant se détacher du monopole havanais. En tant que continent d’origine, elle reste omniprésente au niveau du mythe fondateur et de son signifiant mais est idéalisée et réinterprétée dans un passé immémorial et prestigieux fort éloigné de sa réalité tangible actuelle. Ce retour aux racines orchestré par Ivor Miller, chercheur à l’université de Boston qui organise des voyages au Calabar et prétend rétablir le « dialogue transatlantique interrompu » selon ses propres termes procède d’une manipulation de la tradition et exacerbe les jeux de pouvoir entre leaders abakuás en exil, ecobios havanais et membres du Conseil Suprême. De manière schématique, au vue des derniers événements, je considère que le passé de l’abakuá est en Afrique, son présent est à Cuba et son futur se joue aux États-Unis.

 

 

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[1] La présence de  la fille du Lider Máximo atteste de l’importance de l’évènement. En effet, issu du « monde de la marginalité » ainsi dénominé par les acteurs sociaux eux-mêmes, l’abakuá semble intéresser des personnalités issues des hautes couches de la société cubaine. De surcroît, Mariela Castro est une dissidente très connue et s’oppose au régime politique de son père.

[2] Ce personnage mythique encapuchonné appelé aussi diablito est le symbole par excellence de la sociétét secrète abakuá et assure une connexion entre les vivants et les morts.

[3] Ces modalités de culte font partie de l’univers religieux afro-cubain et ne connaissent aucune restriction territoriale. La santería, d’origine yoruba, est basé sur le culte d’entités appelés orishas. Le palo monte, d’origine bantoue, travaille avec des morts appelés infumbes et le culte d’Ifá consiste en une pratique divinatoire par le biais de l’orisha Orula et réservée aux hommes, les babalaos,

[4] En ce qui concerne les liens entre une ancestralité africaine et ces religions voir Brandon (1993) ou Brown (2003a). En ce qui concerne une transnationalisation des pratiques, voir  Brown (1989), ou encore Knauer (2001).

[5] Ivor Miller (1999) a effectué un travail de terrain conséquent à Cuba dès les années ‘90. Il a publié en 2009  Voice of the leopard : African secret societies and Cuba , résultat de ses recherches historiques menées durant de nombreuses années.

[6] Le vocabulaire utilisé (puissance, jeux, terres, places) est révélateur des rapports de force que l'abakuá entretient avec la société en général et le pouvoir en place. Il s'agit en effet d'un espace de résistance au pouvoir étatique quelle que soit sa nature, d’un lieu de contrepouvoir par excellence dont l'inscription territoriale au cœur des quartiers populaires havanais et dans un espace urbain marginal est fondamentale dans le mode de fonctionnement qu’il s’agisse des modalités du rituel qui évoque un territoire sacré ou encore de la présence de temples dans des zones éloignées du centre-ville.

[7] Leur nombre oscille entre 13 et 25 en référence au mythe fondateur unique appelé « mythe de Sikán » du nom de la princesse sacrifié lors de la découverte du secret. Tous les personnages impliqués dans ce mythe, à l’exception de la princesse, seront représentés par une fonction. Ainsi le roi Iyamba, père de Sikán est représenté par Iyamba, actuellement l’un des dirigeants les plus importants d’un jeu abakuá.

[8] Je choisis volontairement de ne pas porter mon analyse sur les sociétés Ekpe puisque de mon point de vue, l’abakuá est un phénomène nettement cubain dont l’émergence est le fruit d’une conjoncture socio-économique particulière (augmentation du trafic commercial du port de La Havane) et d’un milieu social donné, l’ambiente havanais. La comparaison entre des formes culturelles africaines et afro-américaines est un exercice délicat et sans intérêt pour mon propos. Pour une approche plus historique du phénomène et son émergence à Cuba, voir Brown (2003).

[9] Ambiente signifie littéralement « ambiance ».

[10] Contrairement au spiritisme, au palo ou encore à la santería où la relation personnelle à la divinité et l’intimité avec cette dernière sont fondamentales et permettent  une malléabilité des pratiques, l’abakuá se base avant tout sur une collectivité d’adeptes qui se réunissent et mettent en scène leur sociabilité. Le corpus rituel et mythologique s’appuie sur un mythe fondateur unique et sa réactivation au moment des cérémonies, laissant ainsi une place infime aux initiatives individuelles.

[11] Tato Quiñones est l’auteur d’Ecorie abakuá (1996), un ouvrage qui regroupe quatre essais sur les abakuás. Lui-même initié, il poursuit des recherches de type historique sur le sujet et possède des archives très fournies notamment en ce qui concerne la période allant de 1960 à 1996.

[12] Ramón Torres Zayas, dit Monguï, est journaliste et master en communication à l’Université de La Havane. Initié il y a quelques années, il effectue des recherches sur l’abakuá et a publié un ouvrage sur le sujet (Torres Zayas, 2010).

[13] Le Conseil Suprême a été créé en 1996 après des années de lutte pour une reconnaissance officielle de l’abakuá au sein du processus révolutionnaire. Cet organisme étatique dont tous les membres sont abakuás fédère sous une même bannière toutes les puissances.Pour une analyse des rapports ambigus entre Etat cubain et société secrète abakuá, voir Morel (2008, 2010)

[14] Terme dépréciatif signifiant « ver ».

[15] Un lien évident existe entre la société secrète Ekpe et les abakuás, tant au  niveau de l’origine de ce type de formation sociale qu' au  niveau du fonctionnement structurel. Mais l’ethnicité ainsi revendiquée est reconstruite à posteriori et réinterprétée selon des paramètres propres à la capitale cubaine. L’ancestralité africaine est une problématique récente pour les abakuás de La Havane. Selon Palmié (2006, 2007), la vente du secret aux Blancs par Andrès Petit en 1862 fait partie d’une même logique où l’argent permet d’acquérir des connaissances ésotériques et d’intégrer une société secrète en dépit de son origine ethnique ou sociale.

[16] Pour un compte-rendu de l’événement, voir Simon (2008).

[17] Le Conjunto Folklórico Nacional de Cuba(ensemble folklorique national de ) a été fondé en 1962 par l’ État cubain dans le but de valoriser la culture et les traditions populaires, particulièrement celles d’origine africaine.

[18] Son ouvrage The myth  of the Negro past (1990 [1941]) considère pour la première fois les cultures afro-américaines comme non acculturées mais héritières d’un passé africain prestigieux.

[19] A son domicile de la calle Coco à Guanabacoa en novembre 2006.

[20] Personnage emblématique de l'histoire de l'institution abakuá qui vendit le secret aux Blancs afin de financer le rachat de la liberté de certains esclaves. Il est considéré aujourd'hui comme un grand réformateur et celui qui a permis au culte de survivre.