Sur quelques erreurs et impasses dans l’étude des relations raciales au Brésil        


Ce texte se propose de passer en revue quelques problèmes récurrents dans les textes publiés actuellement en matière d’étude des relations raciales au Brésil. Il s’agit notamment de mettre en évidence la domination de la dénonciation du racisme par rapport à l’étude complète des relations raciales...

... Il s’agit ensuite de revenir sur certaines habitudes établies comme celles réécrivant l’histoire de la sociologie des races au Brésil en plaçant au centre le « mythe de la démocratie raciale ». Il s’agit enfin de discuter l’intérêt de certaines idées de Donald Pierson, pionnier ne la matière dont les analyses sont régulièrement négligées. Pour finir, on insiste sur le fait que toutes les études sur le sujet ne se valent pas et que la méthode d’enquête et les modes d’administration de la preuve doivent être particulièrement regardés en tant que critères d’évaluation.

Mots clés : Brésil; Relations raciales; Ecole de Chicago; Racisme; Démocratie raciale.

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Christophe Brochier

Maître de conférences en sociologie

Université Paris 8, Saint-Denis

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Sur quelques erreurs et impasses

dans l’étude des relations raciales au Brésil

 

Introduction

          L’étude des relations entre « Blancs » et « Noirs » ou plus exactement les études consacrées à la place des gens de couleur dans la société brésilienne sont l’un des courants centraux de la sociologie de ce pays. Le thème a été abordé de plusieurs manières différentes depuis le début du vingtième siècle en fonction des problèmes politiques et sociaux du moment, des idéologies scientifiques, des pratiques de recherche. Ainsi ce que l’on a pu dénommer « étude des relations raciales » a varié dans ses buts, ses moyens et ses conclusions. Idéalement, toute étude sur le sujet devrait être consciente de cette histoire et déclarer explicitement comment elle se situe dans cet univers complexe. Cette précaution permettrait par exemple d’éviter de répéter des choses sues et de ne pas se méprendre sur l’intérêt ou l’originalité de ce que l’on propose. Le but de ce court texte n’est cependant pas de proposer une remise à plat de l’histoire de cette sous discipline mais de souligner quelques erreurs, problèmes et idées reçues que les jeunes chercheurs en particulier, et tous ceux peu familiers avec l’histoire de la sociologie au Brésil, peuvent négliger dans leurs travaux. Cette précaution est utile quel que soit le thème d’études mais elle l’est particulièrement pour ce qui a trait aux travaux sur les « races »(1). Le thème est en effet non seulement chargé de tensions scientifiques mais encore accablé de multiples sous-entendus politiques. Les questions de méthode et de perspectives sont donc dans ce domaine encore plus centrales qu’ailleurs. Les avertissements proposés concerneront donc non seulement la façon dont l’évolution des acquis est habituellement présentée mais également l’usage des concepts et le rôle des méthodes de recherche.

 

I.  Etudie-t-on toujours les « relations raciales » ?

          Le terme d’étude des relations raciales a été amené au Brésil par le chercheur américain Donald Pierson, élève de Robert Park, qui fait sa thèse à Salvador entre 1935 et 1937 et publie en 1942 Negroes in Brazil (2). Avant Pierson, certains chercheurs de São Paulo avaient étudiés les relations entre des groupes ethniques (immigrés) et la société environnante (Araujo, 1940, Willems, 1941). Samuel Lowrie (chercheur statisticien américain en poste à la Escola livre de sociologia e polίtica de São Paulo dans les années 1930) avait étudié les mariages entre Brésiliens de naissance, étrangers et gens de couleur (Lowrie, 1939). Mais c’est essentiellement Pierson qui importe au Brésil l’idée que l’on doit étudier la « situation raciale » brésilienne (3). Ce terme est emprunté au cadre d’analyse de Robert Park et renvoie à une sorte de diagnostic de l’état des relations réelles entre deux ou plusieurs groupes raciaux en contact direct (4). Avant Pierson, la question de la place des Noirs dans la société, que l’on ne doit pas confondre avec les « race relations studies », avait été longuement discutée par les intellectuels locaux souvent dans une perspective historique, juridique, politique ou même médicale. On voyait les descendants d’Africains au début du vingtième siècle comme un groupe marginal et l’on s’interrogeait sur la possibilité ou même la désirabilité de leur « intégration » (terme actuel) à la société brésilienne. On se demandait également quel avait été l’apport des Africains à la civilisation brésilienne et dans quelle mesure elle constituait une société métisse. Ce que Pierson apporte est une tout autre série de questions : les « Noirs » forment-ils un groupe séparé, autonome, et conscient de lui-même ? Si tel est le cas, quelles sont les relations qu’ils entretiennent avec les autres groupes raciaux ou ethniques ? Comment ces relations sont elles susceptibles d’évoluer ? Ces questions impliquent pour leur réponse un examen du passé, chose commune chez les intellectuels brésiliens de l’époque, mais aussi et surtout l’observation précise et concrète du présent.

Dans la lignée des activités de Roger Bastide à São Paulo dans les années 1940, une autre problématique va s’imposer dans le débat sociologique. Bastide dès son arrivée au Brésil est soucieux de récupérer et de valoriser l’héritage africain des « Noirs » brésiliens et ses travaux vont suivre les revendications des associations militantes noires demandant une société plus juste et plus tolérante pour les descendants d’Africains. La fameuse enquête qu’il dirige au début des années 1950 avec Florestan Fernandes (Bastide et Fernandes, 1955) n’a pas pour but de déterminer la « situation raciale » (au sens américain de constat de l’état de relations entre d’éventuels groupes raciaux) brésilienne mais de dénoncer le racisme. Elle s’oppose à l’idée alors dominante de l’Unesco qui finance les travaux : le Brésil est un pays où les « Noirs » sont traités à peu près à l’égal des « Blancs ».

Cette ligne de recherche (: dénoncer un racisme dont l’existence est posée d’emblée et critiquer les effets de ce racisme sur la situation des « Noirs » dans la société) est depuis le milieu des années 1950 la ligne dominante voire quasi exclusive de la recherche brésilienne sur le sujet. La plupart des jeunes chercheurs la suivent comme une voie naturelle. Or, elle n’est ni la seule ni forcément la plus fertile. Rien n’oblige en effet à considérer qu’étudier les « relations raciales » doive se limiter à débusquer les formes de racisme supposé et à demander leur éradication. Il est d’ailleurs fortement probable que l’on gagnerait à élargir l’éventail des faits examinés et à intégrer l’étude des relations raciales dans l’étude des relations sociales au sens large, comme on le verra plus loin. Enfin, l’alignement complet d’une partie de la sociologie sur des positions morales, dictant les questions et les réponses ne peut qu’être préjudiciable à la sociologie en tant qu’activité scientifique.

 

II. Le mythe du « mythe de la démocratie raciale »

          Il est frappant de constater que la plupart des articles ou des livres publiés aux Etats-Unis comme au Brésil sur les relations raciales brésiliennes adoptent à peu près le même schéma d’exposition du déroulement des études sur les contacts raciaux au Brésil. Ainsi, les spécialistes de la question seraient passés des théories racistes dans les années 1920 à l’idéologie de la « démocratie raciale » dans les années 1930 avant de réaliser dans les années 1950 que le pays était raciste et de proposer dans les années 1980 que l’industrialisation ne suffirait pas à diminuer les injustices raciales au vu des chiffres d’inégalités sociales (5). Ce schéma opère une série de déformations, trop longues à décrire toutes ici, mais qui visent à placer les auteurs des textes dans la position avantageuse de découvreur et parfois de justiciers. La principale consiste à prétendre que jusqu’à l’apport de F. Fernandes,  l’idéologie de la « démocratie raciale » était dominante dans les milieux scientifiques et qu’elle unissait un courant conservateur constitué notamment de Gilberto Freyre et de Donald Pierson. Rappelons quelques points évidents. Tout d’abord il faut se demander que signifie ce terme de « démocratie raciale » que la plupart des auteurs actuels omettent en principe de définir. S’il signifie un pays ou les hommes de toutes les couleurs vivent comme des frères dans une situation ou être blanc n’est pas plus avantageux qu’être noir, il s’agit bien sûr d’une pure invention et l’on chercherait en vain un auteur sérieux ayant prétendu une telle chose . (6) Gilberto Freyre a qui l’on prête généralement la responsabilité de l’idée (rarement définie) n’a pas en fait utilisé le terme dans Casa grande e senzala (1933). Son idée n’est pas que la race ou la couleur n’ont aucune importance dans la société brésilienne des années 1930 (car ce serait nier l’évidence). Mais que le métissage a permis une certaine « démocratie sociale » c'est-à-dire la possibilité pour certains métis d’échapper au système de castes qui s’installe habituellement dans les sociétés esclavagistes (7). La société coloniale était selon Freyre beaucoup plus souple et tolérante que les autres vis-à-vis de la couleur de la peau. Est-ce à dire qu’être noir n’avait aucune conséquence ? Bien sûr que non. Levy Cruz (2003) a méticuleusement étudié toutes les déclarations de Freyre sur le sujet et a montré que le terme « démocratie raciale » n’apparaît que dans quelques publications en anglais de Freyre et qu’en général son intention est de préciser qu’être une société indifférente à la couleur est un objectif que se donne le Brésil. Cruz montre de même dans le détail les déformations de la pensée de Freyre opérées sciemment par l’école de São Paulo puis par Carlos Hasenbalg.

Pierson, de même, que l’on rattache parfois faussement à Freyre (8) n’étudie pas plus que l’auteur nordestin la question du racisme. Il démontre méticuleusement que les « Noirs » ne forment pas un groupe séparé et que la ligne de division principale de la société brésilienne réside dans le mépris de classe. La « couleur » (et pas la race, car pour lui la différence est importante) a moins d’importance que la classe sociale dans la détermination des parcours individuels.

Une grande partie des méprises sur ce sujet vient en fait des points de départ qu’utilisent les auteurs. Pour ceux, qui fustigent l’idée de « démocratie raciale », le fond sur lequel se détachent les faits remarquables consistent en la société qu’ils voudraient voir exister : une société juste et parfaitement tolérante (qui n’existe sans doute nulle part). Tout ce qui n’est pas dénonciation de ce qui s’écarte de ce modèle est condamnable. Pour Freyre et Pierson, le racisme est une réalité évidente et allant de soi de leur époque. Ce qui attire leur attention est ce qui s’éloigne de cet état de fait ; notamment le fait qu’au Brésil les relations sociales n’ont pas la forme qu’elles auraient pu avoir.

Au Brésil, en dépit de ce qu’en disent de nombreux spécialistes (9) l’idée que la société était sans racisme ou préjugés ne s’est donc jamais imposée dans les milieux sociologiques. D’une part parce qu’aucun sociologue véritable ne l’a formellement développée (10) deuxièmement parce que les idées de Pierson et de Freyre ont été combattues dès le début par de nombreux intellectuels (11). Par exemple Freyre trouve en Edison Carneiro un adversaire tenace alors que Pierson est tout de suite critiqué par des sociologues proches de lui comme Oracy Nogueira, Sergio Milliet ou Arthur Ramos (12) . L’arrière plan des discutions sur la place des « Noirs » dans la société brésilienne a toujours été politique. Mettre le « racisme » au premier plan des préoccupations sociologiques était un moyen combattu par Freyre (et implicitement par Pierson) d’appuyer pour des mesures politiques d’action sociale. L’affirmation de la domination de la démocratie raciale, d’une manière générale, s’appuie sur la confusion entre les discours politiques émanant des autorités, ou les discours littéraires et les productions scientifiques des sociologues. Le fait que les gouvernements autoritaires ayant dominé le Brésil aient mis en avant la paix raciale, ne justifie absolument pas de soutenir que la « démocratie raciale » ait accaparé le champ des sciences sociales (13) .

Dans les années 1950, Fernandes et Bastide ne détruisent pas le « mythe de la démocratie raciale » au Brésil (14) mais ils se servent du poids de l’Université de São Paulo pour donner un contenu scientifique aux revendications des mouvements noirs (et pour régler des comptes avec Pierson qui dirigeait l’institution concurrente, L’Ecole Libre se Sociologie et de Politique). Dans les années qui suivirent, l’influence de la puissante université de São Paulo et le déclin de l’ELSP allait permettre de multiplier les études allant dans le sens de Fernandes.

 

III.  Les questions posées par Pierson sont toujours d’actualité

          Un point remarquable de l’histoire de ces débats est que les questions que pose Pierson n’ont pour l’instant pas encore été véritablement discutées. La première consiste à déterminer dans quelle mesure des groupes raciaux (au sens sociologique du mot groupe) existent réellement. Comme on l’a vu, il répond que non. Or il est frappant de constater avec quelle légèreté nombre d’études actuelles escamotent cette question essentielle (15). L’expression « les Noirs » semble ainsi désigner une réalité évidente alors qu’une connaissance ne serait-ce que minimale de la société brésilienne montre à quel point ces étiquettes de couleur sont floues, imprécises et changeantes dans les rapports sociaux quotidiens. Depuis les années 1980, l’escamotage est allé en augmentant puisque les études statistiques dominent la réflexion sur les groupes raciaux. Hasenbalg  en particulier, non seulement prend au sérieux les statistiques raciales officielles (par auto déclaration), pose que les groupes statistiques « Noirs », « Gris » et « Blancs » correspondent à une réalité de la vie sociale, mais encore ajoute que vues les postions économiques des « Noirs » et des « Gris », ces derniers peuvent être unifiés dans un groupe unique de non-blancs (Hasenbalg, 1979). Le plus étonnant est sans doute que la négation de la logique d’étude anthropologique que représente une approche par le haut aussi caricaturale ne semble gêner que peu de chercheurs.

La deuxième question que pose Pierson est de savoir dans quelle mesure le bas statut de la « négritude » se traduit par de la ségrégation effective. Sa réponse consiste à dire que si le fait d’être noir constitue plutôt un handicap social, c’est essentiellement le mépris de classe qui organise les formes de séparation et de contacts sociaux négatifs. L’ampleur du métissage fait que l’on ne trouve pas au Brésil de racisme ouvert, ni de ségrégation spatiale. Pour sa démonstration, Pierson se garde de confondre l’existence de dictons et proverbes racistes avec l’existence d’un racisme effectif dans les relations réelles. Cette prudence méthodologique est souvent oubliée de nos jours, alors qu’elle est pourtant évidente (qu’on imagine un instant l’état des relations franco-belge décrit à partir d’une étude des blagues...). Une grande partie des études actuelles non seulement négligent l’apport de Pierson mais encore passent outre les précautions les plus élémentaires. Ni les proverbes ni des déclarations racialistes entendues dans la rue ou recueillies par interview, pas plus que des réponses à des sondages du type « que feriez vous si … ? »  ne nous renseignent sur l’état réel des relations réelles. Ces faits ont été signalés dans les années 1930 par Lapiere (1934) mais sont régulièrement oubliés. Or on constate que de plus en plus souvent, non seulement la question de l’existence du « racisme » (terme la plupart du temps non défini et qui confond idées et faits) n’est même pas discutée mais qu’en plus elle est posée dès le départ. Ainsi posée, elle s’appuie sur la conviction implicite que va de soi le lien entre idées « racistes », déclarations « racistes », actes « racistes », stigmatisation et ségrégation. Or montrer que le statut de la négritude est bas consiste à enfoncer une porte ouverte et nous renseigne en rien sur l’état réel des relations réelles entre les gens. Comme l’avait déjà remarqué Blumer en 1958, les études sur les races présentent la tendance à discuter abondamment ce qui pourrait conditionner les relations sans jamais décrire ces relations dans leur réalité observable.

Troisième point : Pierson posait la question de savoir si l’état des relations entre « Blancs » et « Noirs » conduisait à un blocage de la mobilité sociale des « Noirs » et il répondait qu’il était probable que non car ce qui gênait les gens de couleur à Bahia dans les années 1930 était surtout qu’ils étaient illettrés. L’élève de Pierson, Oracy Nogueira essaye de montrer que son maître a tort dans ses études des années 1940-1950 mais il n’y parvient pas réellement (Nogueira, 1942, 1962). Il réussit simplement à montrer que le statut de la négritude est bas mais que les gens de couleur ayant des qualités personnelles parviennent à les faire reconnaître.  Bastide et Fernandes dans les années 1950 posent la relation en l’inversant : le racisme sert justement à fixer les positions sociales, mais ils ne démontrent pas la validité de cette hypothèse fonctionnaliste construite à partir d’une reconstruction historique (Bastide et Fernandes, 1955). Depuis les années 1980, l’idée est « démontrée » par des constats statistiques : si les « Noirs » sont les plus nombreux parmi les pauvres, c’est forcement que leur mobilité a été bloquée. Qui est donc l’auteur de cette conspiration qui fonctionne si bien ? On ne sait. Les gens dont il s’agit ne sont-ils pas plutôt gênés par leur situation de classe, leurs acquis scolaires, leurs habitudes intériorisées, la structure du marché du travail, leur faible réseau social ? Les statisticiens nous répondent que le croisement des variables « élimine » ces « facteurs » et prouve le blocage raciste de la mobilité (mobilité qu’on suppose d’ailleurs comme allant d’ordinaire de soi dans une société comme le Brésil). Sans doute serait-il temps pour les jeunes chercheurs intéressés par le thème d’examiner enfin des gens réels avec un passé, une famille, un visage, une conscience et pas seulement des chiffres tirés des douteuses statistiques raciales de l’IBGE  (16).

 

IV. Qu’est-ce qu’être un  « Noir » ?

          Une autre question importante, très présente dans les travaux américains des années 1940 et 1950 (Pierson, 1945, Harris, 1951) porte sur la définition de l’individu noir. Les variations de couleur de peau formant une sorte de continuum, à partir de quel moment peut-on trancher et placer les gens dans des catégories fixes ? Les statistiques raciales de l’IBGE résolvent le problème par l’auto déclaration, ce qui fait que l’on ne sait pas ce que l’on mesure. D’un sondage à l’autre, les mêmes personnes se classent dans des catégories différentes (Wood, 1991) provoquant d’étranges variations (17). La position sociale (Valle Silva 1994) mais aussi les discours médiatiques concernant la valeur de la négritude de même que les aléas de la présentation dans les entretiens avec les sondeurs affectent bien évidemment les résultats (18). D’une région à l’autre ce que peut signifier être « blanc » ou « moreno » ou « noir » peut varier considérablement (Paixão et Carvano 2008). Les statisticiens connaissent ces difficultés mais cela n’empêche pas certains sociologues de faire comme si les chiffres de l’IBGE étaient suffisants pour produire des analyses sur les relations raciales dignes de confiance.

Par ailleurs, comme la bien montré Sansone (2002), les rapports entre phénotypes, identité, comportements culturels et sentiments d’ethnicité sont tout à fait indécis et variables. Le fait d’ « être noir » n’a de sens que par rapport à un vécu au sein d’un contexte social dans lequel l’histoire a tracé ses sillons. On ne peut dès lors que conseiller aux jeunes chercheurs de se méfier du terme fourre-tout d’ « identité » qui confond généralement la façon dont une personne se définit pour elle-même et aux yeux des autres au cours des différentes situations de l’existence.

Si ce qu’est « un Noir » est difficile à définir, l’autre écueil, malheureusement récurrent, est de considérer que l’individu « noir » se limite à cela. Or bien sûr dans la vie réelle on n’est pas que « noir » : on a aussi un genre, un âge, une profession, une famille, un vécu, on appartient à une génération, à des associations, à une ville ou un village, etc. Rien ne dit de plus que les autres voient seulement « le noir » comme un « noir ». Limiter les contours de l’individu à sa couleur pouvait avoir un sens dans le cas du Deep South des Etats-Unis par exemple, mais cela n’en a aucun pour le Brésil dans lequel l’aspect « racial » des relations n’est qu’un élément parmi d’autres. La sociologie des relations sociales qui intégrerait les éléments raciaux en les replaçant par rapport aux autres dimensions reste d’ailleurs encore à faire.

Enfin, comme l’ambiguïté des termes utilisés dans ce texte a pu le suggérer, le vocabulaire des relations raciales reste encore à fixer. Ainsi Pierson suggérait de séparer nettement le concept de race et celui de couleur. Selon lui, les relations sociales brésiliennes sont essentiellement des relations entre individus de couleurs différentes (ces couleurs renvoyant à des associations psychosociologiques sur des positions sociales) et pas des relations entre gens de races différentes (terme renvoyant à l’idée de groupes biologiques). Par la suite de nombreux auteurs ont fait usage d’une sorte de flou artistique, utilisant de manière indifférenciée les deux termes (Bastide état coutumier de ce fait). Parler de couleur permettant par glissement non justifié de pouvoir parler de races, sans se demander si ce terme avait un sens dans les rapports sociaux concrets. Dernièrement Guimaraes (1999), avec l’intention explicite d’imposer un nouveau discours racialiste sur le Brésil, a suggéré que les couleurs servaient d’écran aux races et n’avaient de sens que vis-à-vis d’un imaginaire racialisé. Rien n’est moins sûr et le débat reste ouvert. Il ne pourra pas être tranché, en tout cas, en posant a priori, par le haut, que les Brésiliens raisonnent comme ceci ou comme cela : des études empiriques sont nécessaires. Il s’agirait notamment d’examiner comment les gens se voient mutuellement dans des situations réelles. Les rares travaux de ce type montrent la complexité des situations (Pacheco, 1987, Nogueira, 1988) et la diversité des interprétations que l’on tire des phénotypes.

 

Conclusion : toutes les études ne se valent pas

          Le but de ce texte était de mettre en garde les jeunes chercheurs vis-à-vis de certaines négligences méthodologiques et théoriques des recherches sur les contacts entre « Blancs », « Métis » et « Noirs » au Brésil. La principale difficulté de ce champ d’étude vient de la constante interférence d’éléments politique dans des analyses qui devraient être, en raison de leur difficulté, particulièrement empreintes de rigueur et de prise de distance purement scientifiques. Au Brésil derrière l’analyse des « relations raciales » s’est toujours profilé le débat politique sur la dénonciation du racisme et sur la mise en avant de moyens pour le corriger. Dans le contexte actuel ce débat prend la forme de la recherche d’éléments pour présenter le Brésil comme un pays raciste devant mettre en place une organisation multi-culturelle. Pour certains intellectuels influents comme Guimaraes, les « Noirs » doivent se penser comme une « race » et revendiquer des droits sur cette base. Il résulte de cette situation que de nombreuses études sont guidées en fait non pas par l’examen rigoureux d’un large ensemble de faits liés au sujet, mais par des conclusions politiques pré existantes. Se poser la question de savoir quelles sont les relations exactes entre des individus de couleur différente n’intéresse guère ceux qui écrivent essentiellement pour demander plus de droits pour les « Noirs ». Il n’est donc pas étonnant que depuis les années 1930 au moins, les spécialistes de la question fassent une lecture plus politique que méthodologique des textes. Un texte est généralement jugé « bon » ou « important » s’il va dans le sens des idées de l’auteur. On se préoccupe rarement de façon réelle de savoir si les auteurs ont démontré ce qu’ils affirment. Or un grand nombre de contributeurs ne démontrent absolument pas ce qu’ils affirment. Ils le posent d’emblée ou le justifient par des arguments d’autorité. Ainsi les mêmes textes fondateurs sont toujours cités comme des sortes de sources indiscutables. Le livre de Fernandes et Bastide par exemple est le texte d’appui essentiel depuis les années 1950 du courant issu de la USP de dénonciation du racisme. Or ce livre ne présente aucune véritable démonstration : dès l’introduction l’objectif de dénoncer le racisme est présenté et l’enquête est confiée à des militants des associations noires travaillant essentiellement par entretiens. Si l’on proposait aujourd’hui une enquête sur la violence policière en banlieue à un syndicat de policiers, il est probable que l’on crierait au scandale. Ce n’est apparemment plus le cas lorsqu’il s’agit de « racisme ».
Par ailleurs, les jeunes chercheurs ne peuvent négliger ce fait essentiel : toutes les méthodes de recherche ne sont pas équivalentes selon les sujets. Les statistiques, les entretiens et l’observation (participante et non participante) ne produisent pas les mêmes types de données et n’ont pas les mêmes capacités de démonstration (Brochier, 2003). Les enquêteurs choisissent malheureusement le plus souvent leur approche en fonction de questions pratiques (gain de temps, accès au personnes, chiffres tout prêts, …) et pas en fonction de considérations scientifiques. Or il est évident qu’en matière de relations raciales, la description des relations réelles demande plus d’observation, moins d’entretiens et encore moins de statistiques.

 

Notes de fin

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(1) Il s’agit bien sûr ici de « races » sociales c'est-à-dire de groupes qui existent pour les gens étudiés. Le passage d’une conception de races biologiques vers une conception en termes sociaux tout en gardant le même mot n’est pas sans entraîner quelques ambiguïtés lorsque l’on étudie le passé de la discipline. Le mot est surtout gênant quand il entraîne avec lui l’association non prouvée que les « races » constituent des groupes au sens fort. Un autre problème vient de la confusion, fréquente dans de nombreuses études, entre ce que les autochtones désignent par le terme race et ce que les sociologues subsument (souvent sans le justifier) sous ce terme.

(2) Le livre de Pierson a été traduit en portugais en 1945 avec une introduction d’Arthur Ramos. C’est en principe cette version, ou plus souvent encore la deuxième édition de 1971, que les sociologues brésiliens utilisent. Sur Pierson et sa recherche on consultera Corrêa (1987) et Vila-Nova (1998).

(3) Il ne faut pas confondre les études à dominante historique destinées à reconstruire la genèse de la société et du peuple brésilien, courantes dans la première partie du XXe siècle (signées par exemple par Gilberto Freyre, Caio Prado Jr, Sergio Buarque de Holanda, etc) comprenant des analyses sur les rapports entre esclaves et maîtres ou entre les différentes cultures du chaudron brésilien, avec l’étude des relations raciales, sur le mode américain, beaucoup plus ciblées et mobilisant d’autres raisonnements, d’autres outils et d’autres types d’informations.

(4) Cette perspective qui prenait sens dans le cadre, très large, de l’expansion géographique des peuples européens était globalement acceptée par le milieu des sociologues américains des années 1940 (voir par exemple : Lapiere, 1945, chap. 17). Elle se fondait sur l’idée que ce sont d’abord des groupes soudés qui sont en contact et peuvent s’ignorer, coopérer ou bien s’affronter. Les relations entre Blancs et Noirs dans les Amériques ne mettent pas en contact des groupes ethniques mais des groupes séparés par une barrière plus symbolique, celle de la « race » et dépend donc du sens local donné à cette notion.

(5) On verra par exemple le livre bien connu de Skidmore (1976).

(6) A condition bien sûr de ne pas confondre les sciences sociales et l’essayisme journalistique ou le pamphlet nationaliste.

(7) Freyre est fidèle à cette ligne de raisonnement dans ses principaux livres. Dans Ordem e progresso (1959) qui est le dernier de ses ouvrages majeurs, il continue à parler de « démocratisation ethnique » pour la fin du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire de la possibilité offerte à certains noirs et métis de poursuivre des carrières intéressantes. Cette possibilité viendrait notamment de la relative tolérance d’une partie de la population vis-à-vis de la couleur de la peau (dans un contexte sociologique où continuent à dominer la pensée raciste et eugénique).  

(8) Pierson suit Freyre dans ses analyses historiques qui font autorité dans les années 1930 et 1940. Pour les relations réelles de son époque, en revanche, il se fonde sur son expérience de terrain et considère que c’est Freyre qui a tendance à suivre les idées américaines (Voir Brochier, 2010).

(9) Notamment Alfredo Guimaraes dans ses nombreux textes (par exemple : Guimaraes 1999), mais aussi des disciples influents de Florestan Fernandes comme Ianni (Ianni, 1972) et des non spécialistes étrangers qui influencés par ces textes ont diffusé les idées de la tradition de São Paulo (par exemple : Savonnet-Guyot, 1979).  Par ailleurs, même si l’idée de société sans racisme avait dominée la sociologie brésilienne, elle ne l’aurait fait que de 1933 à 1955, soit 22 ans. L’idée inverse, elle, est dominante depuis 1955, soit 55 ans !

(10) Comme le remarque Guimaraes (2002) lui-même, l’idée vient en fait d’une interprétation des idées de Freyre par Bastide. Si l’on examine attentivement les textes dénonçant le « mythe de la démocratie raciale » on remarquera facilement que les hommes de science brésiliens évoqués à titre d’exemple sont très rares voire, inexistants.. C’est en fait essentiellement à partir des travaux de Forestan Fernandes dans les années 1950 et surtout 1960 que le terme de démocratie raciale va acquérir de la notoriété par l’adjonction du terme de « mythe ».

(11) La liste des contributeurs au premier « congresso do negro » organisé par Abdias Nascimento en 1945 montre aisément le nombre important de sociologues attachés à dénoncer la situation des Noirs à l’époque.

(12) Ramos a développé l’idée de l’absence de racisme au Brésil quand il était aux Etats-Unis (Ramos 1943) mais il a aussi de retour au Brésil dénoncé la situation des Noirs dans son pays.   .

(13) Ni d’ailleurs le monde politique lui-même. Lors des débats pour la constitution de 1946, l’idée d’adopter des mesures anti-racistes montre plutôt la force des de certains points de vue avancés par les associations noires. Notons en passant qu’en 1946 c’est un homme politique conservateur  (et catholique) qui est le fer de lance de ces débats.

(14) Ne serait-ce que, comme on l’a dit, parce ce que le terme était très peu utilisé avant les années 1960. Aux Etats-Unis en revanche, l’idée que le Brésil était un pays presque sans racisme était particulièrement courante, comme le montre Hellwig (1992). Elle est par exemple soutenue par Charles Wagley, mais toujours avec l’idée que la situation brésilienne doit être comparée aux autres pays et pas à une situation idéale imaginaire.

(15) L’exception la plus notable à cette généralisation tient dans les travaux de Livio Sansone pour qui au contraire l’étude de la « communauté noire » est un axe essentiel de recherche. Au sujet de Salvador il répond d’ailleurs à la question de Pierson par la négative (Sansone 2002).

(16) Surtout pour les auteurs qui se servent de données des recensements depuis 1872 alors même qu’ils savent que les objectifs, la logique, les catégories, les méthodes de recueil ou de traitement ont varié considérablement d’un recensement à l’autre avec des écarts considérables et parfois incohérents dans les chiffres de chaque groupe racialo-phénotypique

(17) Ainsi les taux de « Noirs » au Brésil sont passés de 5,88 % en 1980 à 4,96 % en 1981 puis à 6,2 % en 2000 sans que l’on sache pourquoi. Les taux de « Gris » sont passés de 38,8 % à 42,4 % puis à 38,4% aux mêmes dates (voir : Paixão et Carvano, 2008).

(18) Ce dernier aspect est généralement négligé mais il a été étudié par les sociologues américains des années 1950 et 1960 qui ont regardé comment les sondeurs travaillaient et quel était l’effet par exemple de la couleur de l’enquêteur.

 

 

Bibliographie


Araujo Oscar (1940). « Enquistamentos étnicos ». Revista do arquivo municipal, vol. 15 :  227-246.

Bastide Roger, Fernandes, Florestan (1955). Relações raciais entre negros e brancos em São Paulo.  São Paulo : UNESCO/Anhembi.

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Pour citer cet article:

Christophe Brochier , « Sur quelques erreurs et impasses dans l’étude des relations raciales au Brésil », RITA [en ligne], n°5:  décembre 2012, mis en ligne le 15 décembre 2011. Disponible en ligne: http://www.revue-rita.com/dossier/sur-quelques-erreurs-et-impasses-dans-letude-des-relations-raciales-au-bresil.html