L’ambiguïté de la figure féminine dans Interrupciones 2 de Juan Gelman

Cet article présente la relation d’amour-haine qu’entretient le poète argentin avec son pays natal duquel il est exilé à l’heure d’écrire Interrupciones 2. Si l’exil originel est provoqué par la femme, il en va de même pour l’exil gelmanien. Nous verrons donc de quelle façon l’auteur a recours à la figure féminine pour exprimer les multiples sentiments liés à l’exil...

 


...Chassé de l’Argentine par l’Argentine elle-même, alliée à la dictature (1976-1983), c’est bien de cette femme adorée et haïe que viennent tous ses maux. En définitive, c’est cette relation passionnelle et ambiguë qui occupera toute notre attention. Dans un premier temps, à travers les yeux du « poète-amant » trahi par l’ « Argentine-amante ». Dans un second temps, à travers les yeux du « poète-enfant » abandonné par l’ « Argentine-mère ».

Mots clés : Exil ; Poésie ; Juan Gelman ; Argentine.

 

Resumen

Este artículo presenta la relación de amor-odio que tiene el poeta argentino con su país de origen del cual se encuentra exiliado a la hora de escribir Interrupciones 2. Si el exilio original está provocado por la mujer, ocurre lo mismo con el exilio gelmaniano. Veremos entonces la manera cómo el autor usa la figura femenina para expresar sentimientos múltiples relacionados con el exilio. Expulsado, desterrado por la Argentina misma, cómplice de la dictadura (1976-1983), es de esta mujer adorada y odiada que vienen todos sus dolores. En definitiva, es esta relación apasionada y ambigua que merecerá nuestra atención. En primer lugar, a través de los ojos del « poeta-amante » traicionado por la « Argentina-amante ». En segundo lugar, a través de los ojos del « poeta-niño » abandonado por la « Argentina-madre ».

Palabras claves : Exilio; Poesía; Juan Gelman; Argentina.

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Amandine Guillard

Doctorat Lettres modernes latino-américaines

Université Nationale de Córdoba-CONICET (Argentine)

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L’ambiguïté de la figure féminine dans Interrupciones 2 de Juan Gelman

 

Introduction

           Dans la poésie de l’Argentin Juan Gelman, et plus précisément dans Interrupciones 2,  œuvre écrite entre Paris et Rome, et composée de quatre recueils : Bajo la lluvia ajena (notas al pie de una derrota) (1980), Hacia el sur (1981-1982), Com/posiciones (1984-1985) et Eso (1983-1984), l’énigme, c’est l’Argentine. Une Argentine rongée par une dictature militaire sans précédent, sévissant entre 1976 et 1983, faisant plus de 30.000 disparus et instaurant un régime de terreur inédit par ses méthodes de persécution et ses conséquences sociales, politiques et culturelles. Gelman sera touché de plein fouet par l’horreur puisque son fils, sa belle-fille enceinte et nombres de ses compagnons de militantisme feront partie des victimes mortelles du régime autoritaire (Rodolfo Walsh, Haroldo Conti, Paco Urondo, etc.). Si certains intellectuels décidèrent de rester en Argentine, d’autres, comme Gelman, optèrent pour un exil forcé, impliquant une rupture du lien social, linguistique et familial. Sans écrire une poésie engagée puisque lui-même rejette ce terme, il est indéniable que certains évènements ont marqué un tournant dans son écriture. Pour être plus précis, la dictature argentine et l’exil ont opéré une évolution évidente dans sa production poétique considérée, à partir de 1975, comme une poésie de l’exil. Les influences de ce déracinement sur son écriture ont fait l’objet de notre précédent travail de mémoire [1]. Il nous paraît donc intéressant d’éclairer le lecteur par nos conclusions, lesquelles lui permettront de mieux comprendre la poésie de Gelman. En effet, si certaines caractéristiques proprement gelmaniennes parsemaient déjà ses recueils « pré-exil » (barres obliques, néologismes…), il est évident qu’elles évoluent dès 1975. La métaphore est ainsi toute entière en lien avec le déracinement, le « voseo » [2] conversationnel et les diminutifs acquièrent une dimension sans précédent, les néologismes réfèrent à une réalité nouvelle (la mort de ses compagnons, de son fils, recherche du lien perdu, solitude, douleur…). Écriture de l’exil, de la rupture, elle reflète la contradiction perpétuelle, la déchirure du poète, partagé entre deux pays, entre l’amour fou et inconditionnel et l’amertume face à une terre natale hostile ; langage transparent et langage métaphorique ; revendication de la langue natale et création d’une langue de l’exil ; affirmation du « je » poétique et pseudonymes-relais ; « femme-Argentine » adorée et haïe, etc. Ces recueils sont donc le miroir des incertitudes, des liens rompus, des douleurs vives et c’est pour cette raison que le poète fait intervenir la figure féminine ; afin de personnifier une Argentine qui lui a tout donné et qui lui a tout repris, sauf les mots qui s’érigent pour exprimer l’amour, le désarroi, la colère, l’incompréhension face à cette « femme-Argentine », tantôt amante, tantôt mère, de laquelle viennent tous ses maux.

C’est en premier lieu la figure contradictoire de l’ « Argentine-amante » qui retiendra toute notre attention. Une place de choix lui est consacrée. Tout d’abord sous les traits de la femme adorée dont l’on soupçonne la réciprocité des sentiments : Gelman est alors le poète et l’amant émerveillé face à sa muse. Cependant, nombre de ses poèmes adoptent un ton diamétralement opposé laissant apparaître l’image d’une « femme-Argentine » qui, à l’instar des Parques antiques, possède le pouvoir de décider du destin des mortels. Nous verrons alors comment cette image est en réalité la métaphore de la trahison et de la complicité avec la dictature : Gelman n’est, en conséquence, qu’une des victimes de l’amour et de l’horreur dictatoriale. En second lieu, nous nous intéresserons à la figure de l’ « Argentine-mère » qui possède également de multiples facettes. Nous en détacherons deux : l’ « Argentine-mère » source de vie, qui inclut en son sein toutes les mères argentines, et l’« Argentine a-mère » source de maux. Nous analyserons la façon dont chacune participent de l’expression des sentiments contradictoires découlant de l’expérience traumatisante de la dictature et de l’exil.

 

I. L’ « Argentine-amante »

           A.   L’ « Argentine-Muse »

            À la lecture d’Interrupciones 2 (1988), force est de constater l’omniprésence d’une figure féminine qui apparaît sous les traits d’une amante qui aurait éconduit le poète. Sans vraiment pouvoir affirmer avec certitude qu’il s’agisse de l’Argentine, il est néanmoins très probable que Gelman opère une personnification de son pays natal. Une utilisation récurrente du « vos » nous indique que le poète s’adresse directement à elle et lui crée, par ce biais, une enveloppe charnelle. Si l’on considère cette hypothèse, l’exil deviendrait donc la distance qui séparerait le poète, non seulement de son pays, mais également de celle qu’il aime : l’Argentine, sous-entendue dans le « vos » portègne, ou directement nommée à l’aide d’une périphrase : « /señora/ » ; « /amor mío/ » ; « la de bella garganta » ; « /varona/ » ; « ¿dónde estás/nombradora ?/ » ; « gacela/ » ; « /bella/ » ; « gacelita de nieve y miel/ » ; « /lo que más amé/ », etc [3]. Il s’adresse alors à elle tantôt sur le ton nostalgique de l’amant transi d’amour, tantôt sur le ton acerbe de l’amant trahi.

Les premiers poèmes, majoritairement élogieux, permettent l’épanchement romantique du « je » lyrique, qui trouve un écho dans les forces telluriques, comme en témoigne le poème « Ojalá » :

              milagro/poder/maravilla

              flotando/sin moverse/clavija

              de violín que dirige la danza del mundo/

              su perfección/esta hora de amor/

              ave séptima/cielo/

              revoloteando/sin moverse/

              coronada de las criaturas que

              creás/llena de fuerza/de temblor/de noche/

              de reverencia/de abandono/

              me balanceás/no me movés/

              de tu gracia/tu vestidura

              está bordada de palabras

              que nadie ha de mirar/quien lee

              cae ciego de luz/

              allá ardiera/bien mío/

              me consumiera en tu grandeza/

              bajara a vos en mí

              subiendo a vos/ (Gelman, 1998: 181) 

L’énumération crée ici un rythme régulier qui rappelle la danse du monde, interprétée par le violon dont il est question : « milagro/poder/maravilla » ; « llena de fuerza/de temblor/de noche/de reverencia/de abandono/ ». Gelman réclame la « femme-Argentine » et la réunion des corps, comme dans les poèmes suivants : « El sol », « La lejanía », « Lavar », « Canción », « La situación ». Il désespère et soupire : « ¡oh bella/como nave que navega/ » (Gelman, 1998: 180) ; « ¡oh rostro de la majestad/ » (Gelman, 1998: 180) ; « oh/después que yo muera/ » (Gelman, 1998 : 198) ; « oh/corazón absorto/vos soñas/ » (Gelman, 1998 : 200). Le poète est dans une solitude extrême et dans la recherche de l’être aimé, qu’il imagine, idéalise, et pare d’une aura quasi divine (« majestad », « milagro », « maravilla », « tu grandeza/ »...). On pourrait aller jusqu’à considérer que l’Argentine est aux yeux du poète une sorte de déesse, comme l’indique cet extrait de « Canción » où il est question des offrandes faites à Jésus par les Rois Mages :

     ojalá viva yo

     hasta juntar la mirra y el incienso

     que sembraron tus pies en este invierno/ (Gelman, 1998: 198)

Il ne semble pas que le recours à la synecdoque « tus pies » tente de rapprocher l’Argentine de Jésus en tant que personnage mais plutôt en tant que miracle. Véritable figure divine, déesse miraculeuse dans un contexte infernal, elle est la femme à qui le poète a remis son cœur et son âme : « cualquier palabra tuya es mi señora/ » (Gelman, 1998: 195).

Le trouble se ressent jusque dans les mots qu’il répète incessamment, ainsi que dans le « vos », qu’il réitère avec insistance :

     mi ansia de vos está ante vos/

     aunque no pase el muro de mis labios

     está ante vos/lejos de vos mi vida

     es pura muerte/cuando te recibo

     mi muerte es vida/no sé

     cómo adorarte/qué me darte/

     días y noches me consumen/

     me dispersan al viento/me devuelven al polvo/

     estoy lejos de mí/

     yo tiembla en tu bondad/ (Gelman, 1998: 201)

L’exil conduisant à la perte de l’être cher, à l’éloignement de l’Argentine, est donc responsable d’une infinie détresse chez le poète, qui se traduit alors par la déstructuration des vers, ce qui donne libre cours aux interprétations. L’enjambement et l’absence de virgule dans « está ante vos/lejos de vos mi vida », laissent imaginer que « mi vida » est, d’une part, le sujet du vers suivant, « es pura muerte/ ». D’autre part, « mi vida » est un surnom affectif qui désigne la « femme-Argentine ». Ce phénomène est également visible dans le vers « cómo adorarte/qué me darte/ ». Effectivement, « /qué me darte/ » n’est pas une forme correcte grammaticalement, mais reflète la pensée floue du poète et le bégaiement, dû à l’émotion et à l’anxiété, qui pourrait en découler.  De la sorte, nous pouvons sans mal rapprocher phonétiquement « /qué me darte/ » de « quemarte », qui évoque la poésie, nommée par Gelman la « lengua calcinada ». L’exil a en quelque sorte brûlé, consumé le lien étroit que le poète entretenait avec son pays. Dans ces conditions, il n’est pas hors de propos de parler d’ode à la « femme-Argentine », au sens lyrique du terme. D’ailleurs, Gelman lui-même cite régulièrement la poétesse Sappho, dont les odes à l’amour sont pour lui une référence [4]. Gelman est à l’Argentine ce qu’Ulysse est à Pénélope. Il se languit d’elle et l’expectative du retour semble l’espoir dans sa quintessence même :

     te amo/señora/como al sur/

     una mañana sube de tus pechos/

     toco tus pechos y toco una mañana del sur/

     una mañana como dos fragancias/ (Gelman, 1998: 63)

Ce poème, comme l’indique le titre, « Hacia el sur », est une déclaration d’amour. L’auteur est ici l’amant qui s’abandonne au souvenir de sa maîtresse. La vision érotique de la femme est accentuée par la réitération du terme « pechos » qui désigne le lieu de l’abandon suprême du poète dans l’acte d’amour. La poitrine de l’amante est associée au « sud » qui possède chez Gelman une forte signification. En effet, le mot « sud » est sans cesse répété dans l’œuvre gelmanienne et n’est pas sans rappeler les nombreux tangos, dont l’amour est le thème de prédilection. À cet instant précis, « Vuelvo al sur » d’Astor Piazzolla résonne immédiatement à l’oreille du lecteur mélomane .

Vuelvo al sur

como se vuelve siempre al amor

vuelvo a vos

con mi deseo, con mi temor.

Llevo el sur

como un destino del corazón

soy del sur,

como los aires del bandoneón.

Le sud c’est le retour, le « mouvement vers » : « hacia ». Ainsi, Gelman refuse de rester statique, il fixe un but, et surtout une direction. De façon métaphorique, « hacia el sur » propose d’aller encore plus loin dans l’exploration de l’être profond, de la langue profonde, des racines profondes ; revenir aux sources, à l’Argentine, tellement au sud et si loin des yeux pour l’exilé en Europe. Le sud c’est aussi l’amour qui nous transporte : « (…) siento el sur, como tu cuerpo en la intimidad. » [5]. C’est la terre à découvrir, la femme à connaître autrement que par l’esprit, car l’aspect érotique et physique de l’amour n’est en rien négligé chez Gelman. Le sud, c’est donc aussi bien l’éloignement et l’infinitude de l’inconnu que le rapprochement ultime de deux êtres. Pour le poète, le sud est rêvé, idéalisé, c’est la « femme-Argentine » aux « pechos del sur » (Gelman, 1998: 77).

 

        B.   L’ « Argentine-sirène »

Cependant, en dépit du fait que l’aura qui entoure la figure de l’« Argentine-muse » soit éminemment positive, celle-ci se retrouve très vite contrebalancée par la suite. Certes, le voyage vers l’amour et le sud semble ardemment désiré par le poète. Pourtant, il peut également être interprété comme le voyage vers les profondeurs hadales de la mort, comme nous le suggère l’expression « labios color sur » (Gelman, 1998: 83), appliquée aux compagnons de Gelman qui ont perdu la vie. Ou encore, « limpiaba suciedades del mundo/lavaba el piso del sur/ » (Gelman, 1998: 110), « les telarañas del sur/ » (Gelman, 1998: 114), comme si l’Argentine était à dépoussiérer, sale et souillée de tant de malheurs. La vision négative de l’ « Argentine-amante » se dessine dès Los poemas de José Galván, où apparaît pour la première fois la désignation ambigüe « esa mujer ». Cette dénomination nous fait évidemment penser au journaliste écrivain disparu en 1977, Rodolfo Walsh, et à sa nouvelle sur la disparition du corps d’Eva Perón, intitulée précisément : « Esa mujer » (1965) [6]. Eva Perón, au même titre que la « femme-Argentine » chez Gelman, est une figure ô combien ambigüe et énigmatique. Elle a su éveiller les plus grandes ferveurs et les haines les plus improbables. Aujourd’hui encore, c’est une figure mythique contradictoire. Dans ce poème, Gelman s’empare de l’expression de Rodolfo Walsh qui l’a lui-même mise, dans sa nouvelle, dans la bouche du colonel chargé de cacher et enterrer clandestinement le corps d’Evita qui lui inspirait autant de répugnance que d’attraction et duquel il se sentait l’ardent « propriétaire ». Utiliser cette expression est donc une façon claire d’exprimer la relation d’amour-haine présente tout au long de la poésie gelmanienne. L’Argentine est on ne peut plus clairement à l’origine de ces sentiments ambivalents: « esa mujer tenía la memoria desafinada/ » (Gelman, 1998: 127) ; « y me fui de las costas tibias de esa mujer/ » (Gelman, 1998: 127). Il s’agit dans ce cas précis d’une femme malhonnête, à la mémoire volontairement labile, qu’il est préférable de fuir, tout comme dans cet extrait de « Exposición de unos cuadros » :

              un día vi a una mujer que se cambiaba la voz/

              se sacaba recuerdos/aires/pañuelos/de la boca/

              se arrancaba ternuras como si fueran malayerbas/tiró

                        al suelo

              como esa vez tenía buenos músculos/

              vi a esa mujer pisarla/pisotearla/

              taconearla con zapatitos blancos que en realidad le

                        habrían servido para bailar/

              así dejó esa vez/sangrando/agonizando/ (Gelman, 1998: 155)

Il est ici à nouveau question de la « femme-Argentine », mais de celle qui a trahi le poète, celle qui a renié leur passé commun (« se sacaba recuerdos/ » ; « se arrancaba ternuras como si fueran malayerbas/ »). À travers ce vécu personnel, c’est l’histoire collective que l’on peut lire, à savoir, que l’Argentine n’a pas seulement trahi Gelman, mais tous les Argentins qui ont donné leur vie pour elle. Il décrit une femme hautaine, hypocrite et sournoise, diffusant un discours officiel entaché de mensonges (« se cambiaba la voz »).

C’est à partir de Com/posiciones que les sentiments du poète à son égard commencent véritablement à s’entremêler. Il semble tiraillé, à la fois attiré et révulsé par l’Argentine aux deux visages : « tiene labios dulcísimos/pero ella es amarga/ » (Gelman, 1998: 168). Peu à peu, l’image de la « femme-Argentine » se teinte de nuances obscures. En effet, si elle est d’abord perçue, tant par Gelman que par le lecteur, comme l’évocation d’un ancien amour heureux, elle nous parvient ensuite auréolée de connotations négatives. Ainsi, l’ode à la « femme-Argentine » se transforme peu à peu en ode à la « sirène-Argentine » ; le poète élabore l’autre facette de l’adorée, qui est la femme haïe convertie en traîtresse perfide. Lorsqu’il s’adresse à elle directement, le style est sec, la critique amère :

              ¿dónde estás/nombradora ?/

               ¿humedad/azucena

              como países/almas

              que herís con tu hermosura ?/

              ¿doble ?/¿de pechos ?/¿o silencio ?/

              ¿antes de la palabra ?/

              ¿después de la palabra ?/

              ¿por el hilito de tu vientre ?/

              ¿siempre en olor de suavidad ?/ (Gelman, 1998 : 192)

Il s’agit-là de l’amante à la féminité ensorcelante dont la beauté blesse. Gelman semble envoûté par l’Argentine, comme les marins le sont par le chant mortel des sirènes. Résister et tenir tête à ce que l’on adule est le plus difficile. Gelman est liée à l’Argentine par la passion ; il l’adore, tout en ayant conscience qu’elle l’a trahi, lui et tous les autres. C’est contre la trahison de l’amante qu’il s’élève, et contre le pouvoir de séduction destructeur qu’il se dresse. Le poète paraît combattre la dualité qui l’habite : l’admiration qu’il éprouve pour la terre choyée s’oppose à l’incompréhension (traduite par l’interrogation) face à l’Argentine passive, voire consentante : « como mujer lunar que derramó la sangre de un hombre/inocente/ » (Gelman, 1998: 210). L’amante anthropophage à l’amour ravageur, l’a/mante-religieuse étrangère à toute éthique, semble se repaître des hommes tombants et tombés d’amour pour elle. L’ « Argentine-amante » est sirène envoûtante, Méduse pétrifiante, « sacaba espadas de sus ojos /lanzas que afila para matar a los hombres sin suerte/ » (Gelman, 1998: 168), et pourtant…

 

II. L’ « Argentine-mère »

         A.   L’ « Argentine-mère(s) »

          Si Gelman élabore la figure de la « femme-Argentine » amante, on constate également que l’aspect maternel occupe une place majeure dans la personnification de l’Argentine et dans l’expression des sensations découlant de l’expérience de l’exil et de la dictature.

À l’instar de l’« Argentine-amante », la figure maternelle apparaît au singulier, mais pas seulement. En effet, dans de nombreux poèmes, ce sont les mères argentines qui sont représentées (existantes ou en devenir), afin de dénoncer leurs souffrances et de saluer leur courage [7]:

               220 voltios en los labios de las vaginas/despedazando

                        sus cielos/

               ya no van a salir hijos por ahí/ni liras/ni baguales/

               va a salir puro odio por ahí/no vuelos/no

                        hermanitos/

                están torturando el jugo de las vaginas de mi país/

                 el jugo de mi país parece un animal/ (Gelman, 1998: 50)

Ces images violentes de torture évoquent le contraire absolu de la vie ; la dictature génère la stérilité des corps et des esprits, annihile l’être à sa source profonde. La synecdoque « las vaginas » désigne toutes ces femmes (survivantes ou disparues) qui ont souffert dans leur chair les mêmes sévices que les hommes, ajoutés aux sévices à caractère sexuel dont elles étaient les victimes systématiques. Elle désigne également la femme argentine, la mère à qui l’on a confisqué sa capacité innée à donner la vie (assassinat, séquelles physiques et psychologiques irréversibles de la torture, appropriations illégales de bébés nés en captivité) [8]. De manière générale, nous pouvons également avancer qu’il peut s’agir de la terre-mère-Argentine (« país ») torturée jusque dans ses sillons (« vaginas ») et rendue infertile de tant de douleurs. « Infertile » s’entend au sens où elle s’est retrouvée privée de sa capacité à engendrer tout type de vie « saine » (culture, population, société) à partir de la mutilation de son corps social, autrement dit la déstructuration et la destruction d’une société entière, tronquée brutalement de ses 30 000 disparus et traumatisée par ce génocide encore très récent. Il s’agit donc ici de l’anéantissement massif du corps social d’une part, du corps de la femme porteuse de vie d’autre part, et enfin, du corps de la femme porteuse d’un désir irréversiblement bafoué et qui finira par être invariablement lié au traumatisme de la torture, si tant est qu’il demeure dans le corps des survivantes un quelconque désir de la sorte.

Dans Interrupciones 2, ces femmes anéanties physiquement côtoient les femmes résistantes. Ces « Folles de Mai », qui défilent tous les jeudis sur la Place de Mai à Buenos Aires pour que lumière soit faite sur le sort de leur enfant disparu, n’ont pas attendu que la junte tombe pour élever leur voix et faire entendre leur colère :

                ese día las mujeres se enojaron con Dios/

  con los pechos furiosos golpeaban contra

   los aujeritos (Gelman, 1998: 102).

Loin d’être passives devant l’horreur, elles affrontent tous les dangers, même lorsque les fondatrices de l’association sont enlevées et assassinées (Esther Ballestrino, María Ponce, Azucena Villaflor). Le pouvoir se trouve dans l’essence même de la maternité, semble vouloir dire Gelman : « alrededor giran mujeres/pechan/furian/cha-chán/ » (Gelman, 1998: 103. Nous soulignons.). La poitrine, symbole érotique, mais avant tout nourricier, prend vie par le néologisme. C’est l’instinct de la louve qui s’éveille et réclame son petit qu’elle doit nourrir. Gelman rend ainsi hommage à ces tristes et fières madones modernes de la Place de Mai qui n’en finiront pas de réclamer leur sang disparu.

 

           B.   L’ « Argentine a-mère »

Malgré la force positive qui se dégage de la figure maternelle récemment décrite, l' « Argentine-mère » n’échappe pas à l’ambivalence qui caractérise la figure féminine dans la poésie gelmanienne. C’est la raison pour laquelle nous avons recours au néologisme « Argentine a-mère » afin d’exprimer les sentiments du poète face à cette terre mère, amère et « a-mère », c’est-à-dire qui renonce ou refuse d’incarner le giron protecteur dont le poète a tant besoin. En effet, lorsque l’image de la mère, au singulier, est directement associée au poète, c’est autant pour la louer et la réclamer que pour lui reprocher son indifférence. L’absence de la terre natale, qui n’est autre que l’endroit où l’on est né, provoque chez Gelman une solitude qu’il compare au sillon de la terre. Le sol argentin, duquel il a été arraché, devient dans « El buey » non plus la terre labourée par la main de l’homme, mais la terre qui laboure l’âme de l’homme :

               la congoja me abraza/¿estoy uncido

               a vos/para que are

               mi soledad/la ropa

               raída de mi alma?/oh leche

               de tus pies/mojan el mundo/

               mi corazón/no desisten

               de su inocencia/cosen

               la furias de tu ausencia/

               ya des dicha/fiadora

               de mi pobreza/o desnudez (Gelman, 1998: 175. Nous soulignons.)

La solitude est violemment subie, l’absence est physiquement intolérable (« /para que are mi soledad/ » ; « la furia de tu ausencia/ »). D’ailleurs, l’interrogation marque à nouveau l’incompréhension ; issu de la terre-mère, pourquoi lui fait-elle tant de mal ? Ainsi, le poète exilé est comme le paysan sans terre, démuni, « de mi pobreza/o desnudez », car la terre fertile se refuse à lui. L’Argentine des gauchos, dont le bœuf est un emblème, la terre nourricière, « /oh leche de tus pies/ », le rejette. L’angoisse est telle que l’on peut sans mal l’assimiler à l’enfer. C’est peut-être justement ce que veut nous signifier Gelman en isolant graphiquement « dicha », dans l’avant-dernier vers, ce qui rapproche ainsi « des » de « ya », dont en résulte « ya des », phonétiquement proche de « Hadès », le Dieu des Enfers grecs. Gelman exprime donc la douleur de la solitude, le vide incommensurable qui est en lui. Le thème de l’absence sera d’ailleurs repris de nombreuses fois dans Interrupciones 2 :

               ¿así quemás distancias ?/

               ¿me devolvés a mi animal ?/¿así

               me das grandeza/o cuerpo

               que invadís con tu ausencia ?/                               

               ¿con tu mirada que

               a tu ojo no volverá/ya fiebre

               sin otro dueño que el camino?/ (Gelman, 1998: 189)

L’absence est tellement immense qu’elle le consume (« quemás », « fiebre ») et le submerge, ce qu’il exprime par l’antithèse « que invadís con tu ausencia ?/ ». Ajoutons que la solitude brûlante coexiste aux côtés de la solitude glaciale qui habite le poète : 

               estás dormida en tu calor/

               estoy despierto en la noche que tirita/

               todos mis pensamientos te ven dormir/

               se funden como cera en tu llama (Gelman, 1998: 194)

L’Argentine est la mère protectrice, la chaleur, tandis que Gelman, loin d’elle, est grelottant dans la nuit obscure. Il a perdu son enveloppe protectrice et l’exil l’a contraint à couper un hypothétique cordon. C’est le lien mutuel qui est rompu, le désir et le besoin réciproque de la mère et de son enfant :

               mi cuerpo escrito por tu deseo/por

               mi deseo de vos/canta/cuerpa

               tu desestar/o sueño

               de tu deseo/casa

               donde conozco tu delicia/

               bello de vos/criatura de tu bondad/o tierra

               que piso/sin entrar/ (Gelman, 1998: 193. Nous soulignons.)

Il rend un hommage frustré à la terre qui l’a inspiré jusqu’à maintenant et qui l’a modelé homme et poète : « mi cuerpo escrito por tu deseo/ ». L’homme devient apatride sur son propre sol. Clandestin dans son pays lors de ses deux retours d’exil, en 1976 et 1978, il se retrouve à fouler son sol natal sans y être autorisé (« que piso/sin entrar/ »), alors que c’est son désir le plus fort. La terre argentine, « casa », est devenue un rêve, « sueño », termes que Gelman fait clairement ressortir par l’enjambement. À ce propos, l’écrivain mexicain Octavio Paz met en évidence de façon très juste le fait que l’exilé, loin de son pays, prend davantage conscience de son identité et de son appartenance à une société donnée : « El hombre es nostalgia y búsqueda de comunión. Por eso cada vez que se siente a sí mismo se siente como carencia de otro, como soledad » [9] (Paz, 1997: 227). De la sorte, détaché du lien affectif établi avec la terre-mère, il ressent son absence vertigineuse qui laisse place à l’angoisse.

Plus encore, si la solitude est une épreuve physique et psychologique, il en accuse ouvertement l’Argentine elle-même. Les poèmes chantant la terre de l’exilé côtoient ceux qui expriment la colère face à la mère qui l’a abandonné. Gelman la personnifie donc à nouveau en s’adressant directement à elle et en lui reprochant son indifférence. Le poète se définit d’ailleurs lui-même comme un orphelin : « /soy el huérfano/ » (Gelman, 1998: 220). Il pousse la critique jusqu’à  reprocher à l’Argentine, non seulement de l’avoir abandonné, mais aussi de l’avoir véritablement chassé, à la manière d’une proie : « ¿a quién arrojarás tu anzuelo entonces/le engancharás el paladar/lo tirarás a su destino ?/ » (Gelman, 1998: 220). L’identification à l’animal aquatique vient renforcer l’idée que l’exil a été, pour Gelman, un déracinement de l’ « Argentine-mère » en tant que matrice. Car si l’eau est purificatrice et source de vie dans de nombreuses religions et mythologies, elle est également source de mort (déluge, inondation, etc.) (Chevalier et Gheerbrant, 1969: 374-382).

Dans Interrupciones 2 l’eau c’est aussi la mélancolie : « hoy llueve mucho mucho » (Gelman, 1998: 231), « ahora llueve en mi país » (Gelman, 1998: 90), « la llovizna nacional » (Gelman, 1998: 109), etc. À l’image de Verlaine et de Rimbaud, dont le premier écrivait « Il pleure dans mon cœur/Comme il pleut sur la ville » (Verlaine, 1874: 148), lorsque le second écrivait « Il pleut doucement sur la ville » (Rimbaud, 1874. Dans Verlaine, 1874: 148), Gelman est le poète en larmes.Il est l’orphelin comparable au fœtus protégé dans le ventre de sa « mère-Argentine », et qui, par l’exil et la dictature, se retrouve tout à coup, tel un prématuré désorienté, expulsé du ventre maternel, et propulsé au-delà de l’Océan Atlantique. Dès lors, la matrice perd sa fonction protectrice. L’enfant qui s’effraie à l’idée d’être séparé du giron maternel, c’est Gelman :

               mi alma soñó en seguirte/

               en quedarse a la sombra de tu mano/

               quieta/salvada del dolor

               por tu mano/pero me hacés llorar

               ante el guardián nocturno/me llamás

               nada y en nada me convierto/

               yo/el destinado a la dulzura

               de tus palabras/soy el huérfano/ (Gelman, 1998: 220. Nous soulignons)

Cet extrait du poème au titre significatif, « El huérfano », résume la frustration de Gelman qui est exilé d’une terre et d’une mère qu’il chérit mais qui le repoussent énergiquement. L’Argentine est à nouveau personnifiée, à travers l’image de la main, laquelle ignore le poète au lieu de l’accompagner et de le guider. L’indifférence dont il est l’objet l’enfonce davantage dans la solitude et l’incompréhension face à une « mère-Argentine » absente. À cet égard, Octavio Paz explique que la solitude et la perte des parents sont deux expériences du vide : « (…) soledad y orfandad son, en último término, experiencias del vacío. » [10] (Paz, 1997: 242) ; vide de l’âme, recherche du lien perdu, quête d’amour, requête de l’orphelin. L’expérience du vide, c’est aussi la perte des repères identitaires, comme l’illustre le poème « Niños » (Gelman, 1998: 238-240) dans lequel il semble que la première personne du singulier n’est autre que Gelman lui-même, ce que nous devinons dans le vers « no sé qué ve el niño de la mano en el pantalón/ ». Cette périphrase nous renvoie au texte XII de Bajo la lluvia ajena (notas al pie de una derrota):

Mi padre vino a América con una mano atrás y otra adelante, para tener bien alto el pantalón. Yo vine a Europa con una alma atrás y otra adelante, para tener bien alto el pantalón. Hay una diferencia, sin embargo : él fue a quedarse, yo vine para volver. (Gelman, 1998: 23)

La question de l’identité de l’exilé est au cœur de la poésie gelmanienne. L’exil dans « Niños » influe de façon néfaste sur l’enfant abandonné. Sans les soins de sa mère, il tombe malade et dépérit : « fiebre », « temblor », « pena ». Il s’enferme dans la solitude et la négation de l’espoir : « ojos cerrados », « alma cerrada », « tampoco los veo/ », « yo no veo », « yo tampoco las veo/ », « yo no sé nada/ », « no sé qué », « yo no veo nada/no sé nada/ni sé en qué día nací/ », « las cartas que nunca me escribiste/ », « de las que no sé nada/y nunca sabré nada/ », « ninguno ve/yo no los veo ni los ve mi dolor inseguro/ », « y no puedo volver la vida atrás/ », « ni llevarla adelante/ ». Il ne sait plus, il ne voit plus. Peut-être même pouvons-nous supposer qu’il ne sait plus, donc, qu’il a perdu ses repères identitaires, parce qu’il ne voit plus ce qui a justement forgé son identité : l’ « Argentine-mère ». Seul, il avance à tâtons, dans le noir, tel un aveugle.

Abandonné par l’ « Argentine-mère », Gelman doit grandir seul et se former sans modèle ni aide. Tout comme l’exilé se retrouve sur une terre inconnue, il doit apprendre une culture et une langue autre que celles de sa mère, ainsi que Federico García Lorca l’explique dans une conférence à propos des berceuses et de l’allaitement : « El niño rico tiene la nana de la mujer pobre, que le da al mismo tiempo, en su cándida leche silvestre, la médula del país. » [11] (Lorca, 1972: 149). La transmission de la culture par l’allaitement qu’il mentionne est brusquement interrompue dans Interrupciones 2, par l’Argentine elle-même, qui provoque un véritable infanticide :

               estos clavos que clavan/¿son para mí ?/

               ¿son rostros de tu rostro/amada ?/

               vos/ (Gelman, 1998: 190)

Face à l’attitude inhumaine de l’« Argentine-mère », l’orphelin Gelman clôt le poème « Niños » par une sentence tautologique empreinte d’un fatalisme presque léger, las:

         ahora un niño se le paró al lado/

               saca la mano del bolsillo del pantalón/

               abre su palma a la luz

               y piensa que la muerte es la muerte

               y no más que eso/ (Gelman, 1998: 240. Nous soulignons.)

Sourde à la douleur de l’enfant Gelman, et de tous les Argentins qu’elle n’a sauvés ni de l’exil, ni de la mort, l’ « Argentine-mère » ne peut plus qu’écouter le mortel silence de ses enfants reniés : « oye el silencio de todas tus criaturas/ » (Gelman, 1998: 180).

 

Conclusion

            Finalement, Gelman fait bien de l’Argentine une femme à part entière. Tantôt trônant sur un socle divin, tantôt côtoyant les sous-sols infernaux des Enfers, elle est l’amante et la mère, elle est l’obsession. Face à elle, le poète souffre un triple abandon, il est l’amant éconduit, l’enfant abandonné et le père orphelin de son fils happé par la dictature, ce qu’il exprimera dans Carta abierta a mi nieto o nieta (1995) : « (…) los dos somos huérfanos de él. »[12] (Gelman, 1995 : 2).

Mario Benedetti, exilé des terres uruguayennes pendant la dictature (1973-1985) définit le retour au pays d’origine comme le « desexilio » (Benedetti, 1984 : 39-42), concept néanmoins inconcevable pour Gelman :

La vuelta a Argentina fue extraña. Volví al periodismo, a Página 12 por unos meses. Un día entré en un bar de comida rápida. Delante de mí había un señor con aspecto de policía muy notable. Me puse a pensar : ¿ no será ese hijo de puta que mató a mi hijo ? Me di cuenta de que en Argentina me quedaban pocas alternativas de vida. O vivir amargado, o agarrar la metra y matar a algunos, o acomodarme a la situación. Conclusión : me fui. [13] (Gelman, 2008. Dans Relea, 2001)

Condamné à errer sur terre réclamant un amour qu’il sait ravageur, le poète choisira l’exil en dépit du retour à la démocratie en Argentine. Sachant pertinemment que rien ne cicatrise la perte d’un enfant, il continuera une lutte effrénée pour la vérité, qui, pour lui, est le contraire de l’oubli. Si l’exil forcé se transformera en exil « volontaire », si tant est qu’il existe, l’exilé quel qu’il soit restera un étranger où qu’il aille. Contraint à faire le deuil de l’expérience de l’amour de la « femme-Argentine » et de la paternité vivante et vécue, Gelman trouvera dans la poésie une façon d’exprimer ses douleurs, crier sa haine, et offrir un refuge à l’enfant qui n’aura de cesse de vivre à travers elle.

 

Notes
 
[1] Guillard, Amandine (2007). Les problématiques de l’exil et leur traitement littéraire dans Interrupciones 2 de Juan Gelman. Mémoire de Master. Université de Nantes. Inédit.

[2] Le « voseo » désigne le fait d’utiliser « vos » au lieu ou en complément de « tú » dans certains pays d’Amérique Latine.

[3] En ce qui concerne les citations en espagnol, nous avons choisi de ne traduire que les extraits d’interviews à Juan Gelman et les citations des autres auteurs. En effet, il nous semble que la traduction des poèmes relève du travail d’un spécialiste gelmanien (nous pensons à Jacques Ancet en particulier). De plus, une grande partie de l’analyse littéraire serait peu ou mal comprise si nous nous basions sur la seule traduction en français car tout l’intérêt et la richesse de la poétique gelmanienne repose précisément sur le maniement complexe et inédit de la langue espagnole.

[4] Juan Gelman : « (…) desde Safo a la fecha se han escrito miles de millones de poemas de amor. Y aunque de ella sólo nos queda un poema completo y algunos fragmentos, la inmensa mayoría de los poemas amorosos no le llegan ni a la altura de las sandalias a Safo. » (Gelman, 2004. Dans Rodriguez Marcos, 2004). « (…) des milliards de poèmes d’amour ont été écrits de Sappho à nos jours. Bien qu’il ne nous reste d’elle qu’un seul poème complet et quelques fragments, l’immense majorité des poèmes amoureux ne lui arrivent même pas à la cheville. » Nous traduisons.

[5] « (…) je sens le sud, comme ton corps dans l’intimité ». Nous traduisons.

[6] Il convient de rappeler que María Eva Duarte de Perón, dite Evita, fut la seconde épouse de Juan Domingo Perón, président de l’Argentine entre 1946 et 1955 et entre 1973 et 1974. Eva Perón était une figure politique très populaire et sa mort prématurée provoqua son accès au rang d’icône, encore adulée aujourd’hui par un grand nombre d’Argentins. Elle est considérée par beaucoup comme la première disparue d’Argentine puisque son corps a été séquestré durant des années, maltraité et enterré clandestinement en Italie jusqu'à sa dévolution en 1971 pour un enterrement définitif au cimetière de la Recoleta à Buenos Aires en 1976. Le mysticisme qui entoure cette figure a atteint un tel niveau qu’elle a inspiré romans, pièces de théâtre et œuvres cinématographiques en tous genres. Parmi ces adaptations, il mérite de citer la nouvelle de Rodolfo Walsh, Esa mujer (1965) ainsi que le roman de Tomás Eloy Martinez, Santa Evita (1998) qui traitent précisément de la disparition du cadavre d’Evita.

[7] Nous faisons référence en particulier aux “Mères de la Place de Mai”, l’association des mères de personnes disparues pendant la dictature. Cette association a vu le jour le 30 avril 1977, grâce au courage et à l’audace d’un groupe de femmes qui osa s’opposer au régime autoritaire. Les corps des fondatrices de l’association, Esther Ballestrino, María Ponce, Azucena Villaflor seront identifiés en 2005 et prouveront l’existence des « vuelos de la muerte ». Dans CELS, « Los crímenes del terrorismo de Estado : la fuerza de la verdad, el tiempo de la justicia ». Dans, Informe 2005, Programa Memoria y Lucha contra la Impunidad del Terrorismo de Estado, dirigé par Carolina Varsky, Valeria Barbuto, Florencia Plazas, 2005, [http://www.cels.org.ar/common/documentos/Informe2005_ capitulo1_memoria.pdf], (page consultée le 23 avril 2008).

[8] Ceci soulève le problème des enfants volés à la naissance durant la dictature. En effet, entre 1976 et 1983, la Junte pratiquait l’appropriation illégale des bébés nés des femmes séquestrées. Certains de ces enfants, aujourd’hui adultes, ont retrouvé leur véritable identité et certains membres de leur famille. Cependant, il en reste encore presque quatre cents qui ignorent leur histoire et celle de leurs parents, lesquels, pour la plupart, ont été assassinés. D’ailleurs, Gelman, qui n’a retrouvé sa petite-fille Macarena que vingt-trois ans plus tard, considère l’enlèvement d’enfants comme « (…) le pire des crimes (…) » (Gelman, 1999. Dans Pérez, 1999).

[9] « L’homme est nostalgie et recherche de communion. Pour cela, chaque fois qu’il se ressent lui-même, il ressent comme un manque de l’autre, comme une solitude. » Nous traduisons.

[10] « (…) la solitude et l’orphelinage sont, finalement, des expériences du vide. ». Nous traduisons.

[11] « L’enfant riche reçoit la berceuse de la femme pauvre qui lui transmet, par la même occasion, dans son lait candide et sauvage, la moelle du pays. ». Nous traduisons.

[12] « (…) Nous sommes tous deux orphelins de lui. ». Nous traduisons.

[13] « Le retour en Argentine fut étrange. Je suis revenu au journalisme, à Pagina 12 pour quelques mois. Un jour je suis entré dans un fast-food. Devant moi se tenait un homme qui avait un air de policier. J’ai alors pensé : ce ne serait pas ce fils de pute qui aurait tué mon fils ? Je me suis rendu compte qu’en Argentine il me restait peu d’options. Ou vivre dans l’amertume ou prendre un flingue et en tuer quelques uns ou m’adapter à la situation. Conclusion : je suis parti. ». Nous traduisons.

 

Bibliographie

Benedetti Mario (1984). El desexilio y otras conjecturas. Madrid : Ed. El País.

CELS (2005). « Los crímenes del terrorismo de Estado: la fuerza de la verdad, el tiempo de la justicia ». Dans, Informe 2005, Programa Memoria y Lucha contra la Impunidad del Terrorismo de Estado, dirigé par Carolina Varsky, Valeria Barbuto, Florencia Plazas, [URL: http://www.cels.org.ar/common/documentos/Informe2005_ capitulo1_memoria.pdf. Consulté le 23 avril 2008].

Chevalier Jean et Geerbrant Alain (1969). Dictionnaire des symboles. Paris : Ed. Robert Laffont et Ed. Jupiter.

Gelman Juan (1998) [1988]. Interrupciones 2. Buenos Aires : Seix Barral.

Gelman Juan (1995). « Carta abierta a mi nieto o nieta».Dans, Elortiba.org, 12 avril. [URL : http://www.elortiba.org/gelman1.html. Consulté le 12 mars 2007.]

García Lorca Federico (1972). Prosa. Madrid : Alianza Editorial.

Paz Octavio (1997) [1950]. El laberinto de la soledad. New York : Penguin Books.

Pérez Ana Laura (1999). « El otro Juan Gelman ». Buenos Aires : Clarín, 4 juillet. [URL:http://sololiteratura.com/gel/gelresnueva.htm. Consulté le 15 février 2008.]

Relea Francesc (2001). « Poesía contra el olvido ». Madrid : Elpaís.com, 26 janvier 2001. [URL:http://www.elpais.com/articulo/semana/Poesia/olvido/elpepuculbab/20080126elpbabese_3/Tes ?print=1. Consulté le 28 janvier 2008.]

Rodriguez Marcos Javier (2004). « Lo contrario del olvido no es la memoria, sino la verdad ». Madrid : Elpais.com, 16 octobre 2004.

[URL:http://www.elpais.com/articulo/narrativa/contrario/olvido/memoria/verdad/elpepuculbab/20041016elpbabnar_14/tes. Consulté le12 mars 2007.]

Verlaine Paul (1969) [1874]. Œuvres Poétiques. Paris : Garnier.

Walsh Rodolfo (2008) [1965]. « Esa mujer ». Dans, Los oficios terrestres. Buenos Aires : Ed. De la Flor: 9-19.

 

Pour citer cet article

Amandine Guillard, « L’ambiguïté de la figure féminine dans Interrupciones 2 de Juan Gelman.», RITA [en ligne], N° 7 : juin 2014, mis en ligne le 26 juin 2014. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/regards7/l-ambiguite-de-la-figure-feminine-dans-interrupciones-2-de-juan-gelman.html