RENCONTRE

avec Jean-Marie Théodat

 

Jean-Marie Théodat est haïtien et Maître de Conférences en géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après le séisme qui a touché Port-au-Prince en janvier 2010, il a fait le choix de rentrer en Haïti pour aider à la reconstruction du pays. Aujourd’hui à la tête du campus Henri Christophe, à Limonade, il tente, dans cet établissement sorti de terre en 2012 et symbole de la reconstruction d’Haïti, de faire de l’éducation l’un des piliers du renouveau national. Jean-Marie Théodat est également rédacteur en chef de la revue haïtienne L’Observatoire de la Reconstruction.

Entretien réalisé au mois d'avril 2015 par Nasser Rebaï, Géographe, Docteur de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Chercheur associé à l'UMR PRODIG, Enseignant-chercheur à la FLACSO-Equateur et membre du Comité de Rédaction de RITA.

 

« L’icône donne du cœur à l’ouvrage dans les moments où l’adversité est grande »

Entretien avec Jean-Marie Théodat

 

Nasser Rebaï : Jean-Marie Théodat, quelles sont « vos » icônes américaines ?

Jean-Marie Théodat : Mes icônes américaines ? Toussaint Louverture, Martin Luther King, Simon Bolivar et Fidel Castro.

Nasser Rebaï : Fidel Castro ? Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Jean-Marie Théodat : Fidel Castro occupe dans notre univers caribéen la figure du héros moderne qui vient compléter le panthéon des pères fondateurs de notre identité américaine. L’icône est avant tout une image, un symbole dont la charge sémantique dépasse la signification première de son objet. En tant que tel, Fidel Castro a tous les attributs du héros : il a la barbe prophétique des ouvreurs de chemins, la défroque militaire du combattant courageux, le cigare familier du paysan et la verve abondante des tribuns. Quant aux idées, elles sont moins révolutionnaires qu’en apparence, elles empruntent à une aspiration persistante à la liberté, à l’égalité, à la justice qui a traversé l’histoire de la région, et des individus qui la composent, du fait de l’esclavage et de la colonisation, avec une récurrence que rappellent les gestes de Anacaona, de Hatuey, de Toussaint Louverture ou de Simon Bolivar, pour reprendre d’autres icônes régionales qui ont joué un rôle tout aussi décisif dans l’histoire des sociétés caribéennes. A une époque et dans un régime qui ont fait de la propagande un art et un usage massifs, la figure de Castro est devenue un géosymbole aussi facilement identifiable que la Tour Eiffel ou la Muraille de Chine dans le monde.

Nasser Rebaï : Vous avez cité Toussaint Louverture et Martin Luther King. A l’heure où les Haïtiens de République dominicaine subissent de nombreuses violences quotidiennes et où des étasuniens noirs meurent sous les balles policières, l’héritage de ces icônes n’est-il pas en train de se perdre ?

Jean-Marie Théodat : Je pense que ces icônes ne sont rien d’autre que des modèles de vie exemplaire à présenter en exemple pour entretenir la flamme de l’espoir dans l’esprit des plus désespérés. Cela n’a aucune valeur religieuse ni sacrée, donc il ne faut pas en attendre des miracles. Les violences subies par les descendants d’Haïtiens en République dominicaine, les assassinats d’innocents par des policiers au motif qu’ils sont noirs, donc dangereux, ne font que rappeler l’actualité d’un combat qui est loin d’être terminé. La lutte en faveur de l’égalité des droits civiques et pour l’accomplissement des promesses des luttes de libération sont encore nécessaires aujourd’hui dans les sociétés où les préjugés anciens continuent de former le cadre de l’opinion publique. Ce n’est pas valable seulement pour le République dominicaine, mais pour tous les pays ayant recouru à une immigration significative et durable. L’héritage des icônes en question est un engagement en faveur d’une meilleure éducation, d’une reconnaissance de l’apport spécifique des cultures locales, particulières, à la civilisation universelle, enfin d’un respect mutuel entre les peuples. Un héritage ne se perd que si les conditions de la transmission du testament ont changé : en l’occurrence, les choses ont peu changé dans la longue durée. Il y a plus que jamais des raisons de se révolter, de se mettre debout pour dire non à l’arbitraire, à l’injustice, au racisme. Dans tous ces cas-là, il est bon de se rappeler que Toussaint Louverture, que Simon Bolivar ont dû faire face à des défis pareils et qu’ils les ont relevés. C’est cela la valeur et l’usage d’une icône : elle donne du cœur à l’ouvrage dans les moments où l’adversité est grande.

Nasser Rebaï : Vos choix d’icônes sont très « politiques »…

Jean-Marie Théodat : Mes icônes sont politiques, parce que j’attends d’une icône qu’elle m’inspire et ouvre des voies nouvelles vers l’accomplissement d’un rêve universel. Ce sont des avatars d’une même figure messianique qui traverse la culture occidentale dont nous sommes partie intégrante. C’est cela notre destin américain. C’est dans le champ du politique et du social que nous avons dû apporter les réponses les plus pertinentes, les plus originales au reste du monde. Avec une constance assez remarquable dans les séquences : décolonisation, dictature, démocratisation, affirmation de nations nouvelles mais soudées au fond par une même culture, laïque et républicaine, c’est cela la spécificité des Amériques, la marche inéluctable vers l’égalité, dans une perspective tocquevillienne.

Nasser Rebaï : Dans votre première réponse, aucune icône féminine n’apparaît. Est-ce un oubli ?

Jean-Marie Théodat : Mes icônes étant délibérément choisies dans le champ politique, force est de constater que peu de femmes ont joué un rôle de premier plan dans la geste politique de notre continent. La présence de femmes à la présidence des pays du cône sud, Michelle Bachelet au Chili, Cristina Kirchner en Argentine et Dilma Rousseff au Brésil, ne doit pas nous faire perdre de vue l’essentiel : l’absence des femmes de la vie politique et le confinement de leurs talents à la scène artistique ou la sphère privée. Dans un registre strictement politique et historique, je pourrais citer Anacaona, la dernière reine du Yaguana, royaume taino de l’époque précolombienne, en Haïti, trahie et mise à mort par les Espagnols avec qui elle venait de signer une trêve, ou La Malinche, qui fut l’épouse mexicaine de Cortès et son interprète auprès de ses congénères américains. Je pense également à Catherine Flon, celle qui cousit le premier drapeau haïtien, en enlevant la bande blanche du drapeau français, en rapprochant le bleu, symbole des Noirs, du rouge, symbole des mulâtres, alliés dans la guerre contre la métropole.

Je me suis efforcé de proposer des icônes valables pour tous, ce ne sont pas des prédilections personnelles. Sinon, en étendant le choix aux personnalités artistiques et intellectuelles, je pourrais citer, en vrac, Jorge Luis Borges, Walt Whitman, Pablo Neruda, Jacques Roumain, Miguel Ángel Asturias, Heitor Villa-Lobos, Billie Holiday, John Coltrane, Gabriel García Marquez, Aimé Césaire, Frankétienne, qui sont des maîtres d’œuvres majeures, qui ont marqué ma jeunesse et qui ont étonné le monde.

Nasser Rebaï : Si l’on excepte Fidel Castro, la seule icône vivante que vous avez citée, quelles sont d’après vous les icônes américaines actuelles ?

Jean-Marie Théodat : A s’en tenir à cette idée qu’une icône est un personnage historique ayant porté les espoirs de millions de gens et incarné l’attente d’un renouveau qui change la donne d’une société tout entière, nous devons reconnaître qu’il existe à des degrés divers, des icônes encore vivantes. Il faut citer le Sous-commandant Marcos, l’ex-Président Lula du Brésil, Jean-Bertrand Aristide en Haïti, Evo Morales en Bolivie. Ces hommes–là, par leur origine sociale modeste, leurs ambitions politiques élevées, ont marqué leur époque et renouvelé la figure du chef, du caudillo, associée toujours, dans le politique, au registre messianique d’un homme doué d’intelligence, de courage et de bonté dans la sphère privée. Ces vertus personnelles leur donneraient une légitimité supplémentaire, presque sacrée, par rapport à l’onction du bulletin électoral qui éventuellement les a fait rois.

Nasser Rebaï : Y a-t-il, selon vous, des icônes américaines « universelles » ?

Jean-Marie Théodat : Je pense qu’une icône ne vaut que si elle est universelle, si les idéaux qu’elle incarne sont transposables dans d’autres cultures. En ce sens, les figures que j’ai choisies sont les avatars de l’avènement de l’homme américain, d’une civilisation née de la rencontre et du télescopage entre les cultures. Cette expérience intime de l’altérité a été la condition de l’émergence des nations américaines, donc les réponses apportées aux problématiques américaines ont été par définition confrontées à la question de l’inclusion/exclusion de l’autre en tant que tel. La dialectique américaine de la condition de l’homme est celle d’une éthique de la présence de l’autre. Il s’agit toujours d’une aspiration au partage des bienfaits de la culture : les richesses, la lumière et les leviers du pouvoir entre les uns et les autres. Ces dispositions d’esprit et de cœur sont de bonnes choses en tout pays. En ce sens, les icônes que j’ai retenues sont des figures universelles.

Nasser Rebaï : Vous êtes géographe et Caribéen : comment vous appropriez-vous les travaux d’Edouard Glissant ?

Jean-Marie Théodat : Ses travaux sur le Tout-Monde et son analyse de la créolité ont ouvert les portes à toute une génération qui était restée perplexe après les avancées de la Négritude comme apport majeur des écrivains afro-caribéens à la culture occidentale. Tandis que la Négritude défendait et illustrait la valeur universelle des cultures négro-africaines, la « Créolisation » se présente comme un processus, un chantier permanent où les différents ingrédients se présentent avec leurs contradictions et leurs fantasmes à cran. Il s’agit moins de porter un jugement de valeur que d’attester un procès et d’en tirer le meilleur parti par une claire intelligence des enjeux. Cela remit aussitôt à plat les discours sur la couleur, le langage et les religions qui se sont croisés dans la Caraïbe et dont les différents mélanges sont en raison directe du dialogue qui s’est fait jour, et qui continue, en profondeur, entre les cultures. C’est comme si un métalangage se faisait jour qui légitimait tous les mélanges et rédimait l’ordre en chantier, malgré tous les fracas et toutes les saignées occasionnés par ce choc entre les cultures. Glissant, c’est le pari que le mélange est toujours préférable à l’obsession de la pureté de la race. En ce sens, ses travaux ont rendu la parole à toute une génération de penseurs et d’écrivains, tels que Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant, Jean Barnabé, pour s’en tenir aux Antilles françaises, mais à certains égards, l’œuvre de Dany Laferrière doit beaucoup à cette libération de la parole créole.

Nasser Rebaï : Vous évoquez plus haut des « sociétés où les préjugés anciens continuent de former le cadre de l’opinion publique ». En tant qu’Haïtien pétri de culture française, comment jugez-vous l’évolution du débat publique en France, notamment sur le thème de l’ « identité nationale » ?

Jean-Marie Théodat : Je me sens déchiré par l’évolution du débat identitaire en Europe et sa pollution par le prurit raciste qui a fait tant de tort à ce continent. Par ma culture française, je suis viscéralement  attaché à la liberté dans la détermination de soi : ni le sang, ni la religion ne suffisent à dire l’identité d’un être dans l’ordre social. Ce sont les idées, fondatrices de notre désir de vivre ensemble qui commandent l’identité française et c’est un socle de bon aloi pour aborder la complexité de notre époque où la mobilité aidant, les peuples sont amenés à se brasser, à se frotter les uns aux autres. Le principe de respect de l’altérité se dilue dans la recherche de la pureté des origines. C’est comme se précipiter dans un grenier à la recherche des souliers d’un mort pour marcher sur les pavés de votre époque. L’identité n’est pas nationale, elle est individuelle et personnelle. Chacun sa foi, chacun sa langue et ses origines, mais notre force, c’est le temps de vie passé ensemble, l’espace partagé, le vouloir vivre ensemble. C’est le projet de société qui est national, collectif et laïc. Ce vouloir-là doit être débarrassé de toutes les scories de la foi ou de la transcendance. La République est notre référence commune, la vénérer est notre seul engagement qui ne soit pas suspect de superstition ou de préjugés.

Nasser Rebaï : Un dernier mot : à Limonade, quelle place accordez-vous à l’enseignement de l’histoire, et à celui de l’histoire des icônes, pour former les jeunes Haïtiens qui incarnent l’avenir du pays ?

Jean-Marie Théodat : A Limonade, nous nous efforçons de donner aux étudiants une formation solide et dégagée de tout préjugé. Nous ne faisons pas de notre histoire un bréviaire ni un lutrin où enchanter les esprits, mais nous avons l’humilité de croire que de la vanité de toutes choses, il nous faut tirer une vérité à notre mesure. Un rayon de lumière qui ne soit pas une épée brandie contre qui que ce soit. Haïti a eu dans notre Amérique une fonction prophétique, annonciatrice de bien de libérations à venir, c’est cela que nous inculquons à nos jeunes étudiants, la fierté d’avoir été les premiers libérés de la terre, les premiers damnés à se mettre debout dans l’histoire. Ne pas oublier cela, c’est résister à la bêtise de croire que nous sommes inférieurs à qui que ce soit, que nous sommes condamnés à rester pauvres et sous-développés. « Si tu veux creuser un droit sillon, accroche ta charrue à une étoile », dit un proverbe de chez nous. Nous vivons, à présent, le Moyen-Age de civilisations attendant patiemment leur âge d’or qui ne saurait ne pas advenir. Cet apprentissage de la Renaissance se fait parfois dans la douleur et dans le sang, mais nous gardons confiance dans l’avenir, et l’œil fixé sur une étoile.

 

Pour citer cet article 

Nasser Rebaï, « L’icône donne du cœur à l’ouvrage dans les moments où l’adversité est grande. Entretien avec Jean-Marie Théodat », RITA[en ligne], N°8: juin 2015, mis en ligne le 17 juin 2015. Disponible en ligne: http://www.revue-rita.com/rencontre8/l-icone-donne-du-coeur-a-l-ouvrage-quand-l-adversite-est-grande.html