Rencontre avec Sandrine Revet.

Dans le cadre du premier numéro de RITA, "Empreintes humaines sur la ville, Empreintes urbaines sur l'Homme", le comité de rédaction a souhaité faire place au travail anthropologique que réalise Sandrine Revet (IHEAL-Paris3) dans ses recherches scientifiques. La richesse de cette rencontre réside à la fois dans le parcours extra-ordinaire de cette chercheuse, mais aussi dans la qualité du travail empirique qu'elle a pu réaliser et qu'elle nous présente ici. Nous vous laissons alors découvrir le regard vivant, curieux et réflexif qu'elle porte sur la thématique.

Entretien conçu par le comité de rédaction; réalisé par Aurélie Le Lièvre et Jessica Brandler et retranscrit par Luisa Fernanda Sanchez.

 

 

Entretien avec Sandrine Revet


RITA : Sandrine, tu es anthropologue, chargée de cours à l’IHEAL-Paris3, mais aussi rattachée à différents groupes de recherche [le GSPM de l'EHESS, l'Association pour la Recherche sur les Catastrophes et les Risques en Anthropologie (ARCRA)]. Ta thèse (2006) s’intitule « Anthropologie d’une catastrophe. Les coulées de boue de 1999 sur le Littoral Central vénézuélien ». Une question que se posent de nombreux étudiants et étudiantes est : comment as-tu choisi ce sujet ? Pourquoi ce sujet ?

 

Sandrine Revet: J'ai commencé par travailler. Après le bac, je me suis inscrite en Lettres Modernes. Ça n’a duré que trois mois parce que le système universitaire ne me correspondait pas à cette époque et donc, je me suis mise à travailler, pendant 10 ans. D’abord dans le cinéma, comme assistante mise en scène et ensuite comme responsable de projets dans l'humanitaire et dans le développement. Je suis partie à Madagascar deux ans sur un projet de développement avec une petite ONG suisse où je travaillais avec des enfants en prison, puis je suis revenue en France. Et je suis repartie, au Venezuela cette fois, où là j'ai cordonnée une mission après la catastrophe de 1999.

 

RITA: C'est toi qui as choisi la destination?

 

SR: Non, en fait non. Je voulais partir en Amérique Latine parce que j'avais une expérience en Afrique et que je voulais avoir une idée de ce que ça donnait en là-bas sur le plan social, politique, culturel… J’ai donc cherché un peu dans cette direction-là, et puis la catastrophe de 99 est arrivée. A ce moment-là, je cherchais sur Internet, grâce aux réseaux de diffusion de postes, et ce poste au Venezuela s’est présenté. J’ai postulé et je suis partie en février 2000. A l’époque, je n’envisageais pas du tout d’en faire un sujet de recherche. J’ai travaillé un an dans les refuges, à mettre en place un projet d'appui psychosocial, financé par un bailleur de fonds européen, dans un contexte que je ne connaissais pas. Je suis rentrée de cette expérience-là avec énormément de questions, énormément de doutes sur le bien-fondé de ce projet et aussi sur les pratiques de développement...Tout cela posait quand même beaucoup de questions et donc j'ai décidé de faire un break et de reprendre des études.

A l'époque, il existait à l'institut le DESAL (Diplôme d’Etudes Spécialisées sur l’Amérique latine). J’ai fait une validation des acquis professionnels parce que je n'avais que le Bac en poche.

 

RITA: Là, ça faisait combien de temps que tu avais arrêté les études?

 

SR: On était en octobre 2000 et j'ai eu mon BAC en 87. J'étais partie aux Etats Unis entre 87 et 88 et j'avais repris trois mois d'études en 88… Donc plus de dix ans après. A ce moment là, je pense que c’est pour un an. Un an de parenthèse. C'est un peu un luxe que je m'offre parce que je ne suis pas financée. Je crois que je suis au chômage ou au RMI… Oui, au RMI. Parce que le volontariat dans une organisation internationale n’ouvre pas de droits au chômage. On revient et c'est comme si on n’avait rien fait parce qu'on n'a pas de contrat. Donc je crois que j'étais au RMI. Je rentre à l’institut en pensant "voilà, je m’offre ce luxe", un an de RMI et d’études en me serrant la ceinture… Et en fait ça m'a plu.

J'ai fait un mémoire avec Jean-Michel Blanquer. J'ai été repérée par une ATER, qui était Elisabeth Cunin, qui a vite compris que cela pouvait me plaire et me donner envie de continuer. Elle m'a aussitôt conseillé de basculer du DELA au DESAL. Elle m’a dit « passe en DESAL et fais un mémoire ». Je lui ai répondu « ça ne me sert à rien » et là elle me dit « si, si, tu verras ». Et effectivement j’ai fait le DESAL, et de fil en aiguille, je me suis dit bon, pourquoi pas un DEA ? Puis j’ai fait mon DEA avec Christian Gros et Odile Hoffman, où j’ai retouché le terrain vénézuélien pour la première fois. En DESAL, je n’avais pas osé le prendre comme objet de recherche. Je n’arrivais pas à prendre la distance nécessaire. En DEA, j’ai fait ça et puis je me suis engagée en thèse sous la direction de Michel Agier. Mais à chaque étape, à chaque moment où il fallait continuer, j’avais d’énormes doutes parce que je n’avais pas envisagé ça… Je ne savais pas où cela allait me mener.

 

RITA : Tu ne percevais pas d’objectif ?

 

SR : Je ne voyais pas d’objectif mais je l’ai fait avec beaucoup de fraîcheur et d’intérêt sans trop penser à ce que ça allait me rapporter concrètement… Tout le monde me disait que c’était quand même assez difficile et moi je n’avais pas l’idée de faire de la recherche. J’ai attrapé une sorte de virus, c’est comme ça que j’en parle. Parce qu’en fait ça ma permis de poser, sur mes expériences, un regard qui me plaisait beaucoup, qui était, à la fois, un regard distant, critique mais impliqué…un regard qui ne me dégageait pas de cette expérience d’ONG, mais qui me permettait d’avoir des outils pour le comprendre. Cela est tombé dans un moment de ma vie où j’étais quand même très critique sans avoir les outils et ça m’a apporté les outils…voilà, c’est comme ça que je suis tombée là-dedans.

 

RITA : Comment as-tu fait le choix de l’anthropologie par rapport aux autres Sciences Sociales et notamment la Sociologie ?

 

SR : En fait j’ai fait un peu comme tout le monde ici, c’est-à-dire que comme c’est un institut pluridisciplinaire on ne sait jamais exactement ni dans quelle discipline on évolue, ni ce qu’on est en train de faire. Mais c’est une grande richesse de l’institut d’avoir beaucoup d’outils théoriques à disposition. Pendant très longtemps, j’ai eu une image de l’anthropologie un peu archaïque, qui ne correspondait pas vraiment ce que je faisais. Pour moi, les objets de recherche des anthropologues, c’était les indiens dans la jungle, alors que moi je travaillais dans un contexte urbain, très occidentalisé.... Donc je disais, non, je ne fais pas de l’anthropologie. Puis, j’ai commencé, en DEA je crois, à suivre des séminaires à l’EHESS. Il y a eu notamment le séminaire de Gérard Althabe et Marc Augé « Anthropologie des mondes contemporains » qui m'a beaucoup marquée, puis les séminaires de Michel Agier sur la question identitaire, ceux de Didier Fassin...tous ces gens-là qui m’ont fait découvrir une anthropologie qui répondait bien aux questions que je croisais sur mon terrain. Et puis bien sûr il y a eu l'Ersipal, et les grandes discussions, réflexions sur la pratique du terrain etc...Voilà, c'est comme ça que j’ai développé un goût pour cet outil-là, pour l’ethnographie en particulier, et c’est là que je me suis lancée dans l’anthropologie sans pour autant arrêter d’utiliser la sociologie, la science politique ou l’histoire. Ensuite, c’est plus le parcours qui m’a conduite à me déterminer parce qu’on vous le demande beaucoup, pas tant durant la thèse qu’après, quelle est votre discipline… Parce qu’après la thèse il faut passer des concours et choisir des sections, il faut légitimer… Moi je continue à concourir en anthropologie, en sciences politiques et en sociologie.

 

RITA : Là tu touches un point intéressant, celui des frontières entre anthropologie, sociologie et même urbanisme parce que ton travail se situe à la confluence de ces trois disciplines… Toi, tu la poserais où cette frontière ? Est-ce l’approche ou le sujet d’étude qui diffère selon les disciplines ?

 

SR : Je ne pense pas que ce soit une question d’objet d’étude. Je pense que c’est avant tout une question de méthode et de boîtes à outils conceptuels. Je pense que c’est le regard qu’on porte sur les choses qui va déterminer la discipline. Sans que ce soit exclusif. La discipline c'est plus une boite à outils pour moi, des outils de méthode, pour produire des données, et des outils théoriques, des concepts, pour les analyser. En ce qui me concerne, je revendique une boîte à outils anthropologique. Si tu parles de mon objet de recherche qui est effectivement la catastrophe naturelle, la ville, le désastre urbain...Toutes les disciplines peuvent se pencher sur ces questions-là et ses objets-là ; toutes les disciplines le font d’ailleurs.

C’est assez nouveau que l’anthropologie y travaille. C’est un objet très géographique, au départ, qui a ensuite été investi par la sociologie du risque. Une question soit très organisationnelle, soit très spéculative. Organisationnelle, c’est-à-dire quel est l’acteur qui n’a pas fait son boulot, comment ça s’est déroulé au niveau des organisations pendant la catastrophe, ce qui, a priori, n’est pas tellement ma question. Ou alors la sociologie du risque, c’est-à-dire tout ce qui est l’incertitude, la probabilité, Ulrich Beck, la société du risque, etc… Ce qui n’est pas non plus ma façon de procéder et puis c’est aussi beaucoup investi par les sciences politiques, en termes d’acteurs politiques, de politique publique, de gestion post-désastre etc. Mais ces objets, on peut aussi les regarder avec un regard d’anthropologue, c’est-à-dire quel est le sens que les gens donnent à tout ça. Alors oui, je pense qu’il y a une spécificité du regard de l’anthropologie et cette spécificité c’est de poser cette question que les autres disciplines ne se posent pas forcement au premier abord.

 

RITA : Donc tu dirais que ça serait anthropologique, le sens que le gens donnent… ?

 

SR : Je pense que l’anthropologie analyse cet objet à partir de la question de la symbolique, de la culture, des cultures. Quand je dis « cultures », j’entends des « cultures », pris dans un sens très large, c’est-à-dire les cultures des institutions, les cultures locales, micro-locales...On va regarder comment les gens qualifient cet événement de catastrophe, comment ils la mettent en mémoire, comment ils la dénouent etc....On va pouvoir analyser comment les différentes façons de voir le monde (entre les institutions du gouvernement, les ONG, les experts, les habitants etc...) vont se confronter pendant cette catastrophe... Oui je pense qu'il y a une façon anthropologique d'aborder cette thématique. Mais, encore une fois, définir quel est le travail des uns et des autres n’est pas ce que je préfère. Moi j’essaie juste de définir mon champ et de lui donner un nom puisqu’on me le demande. Si on ne m’obligeait pas, je ne me sentirais pas obligée de brandir un drapeau et d’ailleurs, je ne le brandis pas. J’aime bien naviguer dans des différentes sphères...

 

RITA : Par rapport à ton travail, tu utilises trois concepts-clés...la catastrophe, le risque, et le désastre. Quelle différence fais-tu d’une part entre catastrophe et risque ? Est-ce qu’on peut faire un parallèle avec le risque en économie ? Ensuite rapprocherais-tu le risque de la sécurité ? Pourrais-tu nous éclairer sur ces questions, notamment en raison d’un article d’Elodie Brun et Jean Bourdariat qui ont suivi tes cours et ont proposé un article sur les Maras en adoptant cette perspective du risque. Qu’as-tu voulu leur transmettre ?

 

SR : Je distingue ce que je travaille dans mes articles, dans mes recherches et ce que je propose dans mon cours sur le risque. C’est important parce que c’est un cours d’introduction, pour l’ensemble des disciplines, donc je n’essaie pas, moi, de définir ce qu’est le risque mais de montrer son usage dans différentes disciplines, les différents courants, les différents chercheurs, les différentes manières de définir ces notions qui sont, vous avez raison de poser la question, extrêmement floues et vastes.

Alors, le risque moi je le travaille sans le définir, c’est-à-dire qu’en fait ce qui m’intéresse c’est la notion de risque, telle qu’elle est utilisée par les acteurs. Je ne définis pas qu’est ce qu’est un risque, ça ne m’intéresse pas. En revanche, voir que sur un terrain, comme celui de Venezuela après les coulées de boue de 99, cette notion-là arrive et va être adoptée par un certain nombre d’acteurs, dans un certain nombre de situations pour servir différents propos, pour désigner des choses diverses, c’est ça que je travaille, c'est-à-dire le sens que les uns et les autres mettent dans ce « mot-valise », et comment ils vont, autour de cette notion-là, articuler leurs façons de faire, leurs pratiques, leurs actions, leurs mobilisations. Si je prends un exemple très rapide, au moment de la reconstruction sur le littoral, il y a énormément d’enjeux autour de cette région puisque il y a de l’argent, déjà. Et quand il y a de l’argent il y a de l’enjeu, et puis qu’est-ce qu’on va y faire, qui va y faire quoi ; on a des intérêts différents, c'est-à-dire qu’on a par exemple des urbanistes, ou des géographes ou des géomorphologues qui vont dire tout ce littoral-là est dangereux, est « risqué », donc on ne peut pas reconstruire. On a une économie nationale qui dit : là, on a notre aéroport, on a notre port, on a des industries, c’est impossible d’enlever ça, c’est impossible de dire : ce littoral est une zone à risque. Il va falloir négocier. On a des habitants qui ont des intérêts à être là, qui ont des intérêts économiques, sociaux, culturels, qui ont toujours habité là... Et donc, cette notion-là, elle va servir, aux premiers, à définir une cartographie extrêmement technique en disant : là, vous voyez, c’est dangereux parce qu’on peut avoir des éboulements, mais aussi parce qu’on a une faille, etc. Les institutions vont utiliser le risque par exemple pour déloger une partie des habitants mais pas tout le monde. Donc on va en faire une variable technique au nom de laquelle on va travailler du politique, c’est-à-dire faire des choix de reconstruction. Puis on va voir que les habitants vont s’en emparer en comprenant très bien qu’on leur demande de posséder, ce qu’on appelle, une  culture du risque. C'est-à-dire qu’ils vont très bien comprendre que s’ils ne manient pas cette rhétorique du risque on va le leur reprocher, on va les expulser de là… C’est cela qui m’intéresse… Quant à définir le risque, si tu me demandes, pour moi c’est une notion de probabilité qui vient des mathématiques et qui sert à calculer la probabilité d’occurrence d’un phénomène que moi, je ne me risque même pas à désigner comme négatif ou positif… on parle par exemple, en santé, de « risque de grossesse », donc moi je ne rentre même pas dans la qualification de ça...

Désastre et catastrophe, je ne fais pas la différence. Pour la même raison. C'est-à-dire que ce qui m’intéresse, ce n’est pas de donner une définition de ce qui est la catastrophe mais de dire : les acteurs disent qu’il y a eu une catastrophe, qu’il y a eu un désastre. Il y a des chercheurs qui ont passé leurs vies à essayer de préciser qu’est-ce que c’était qu’une catastrophe, qu’est-ce qui un désastre avec des espèces d’échelles, en disant : finalement une catastrophe c’est encore pire, donc il y a encore plus de destruction, etc. ça pour moi, ce sont des définitions opérationnelles de la catastrophe, c’est-à-dire, elles sont très utiles pour dire en cas de catastrophe il faut faire ci et ça parce que ça va être plus grave. Moi, je m’extrais un peu de la définition opérationnelle…j’utilise les deux. J’utilise les deux aussi parce que dans la littérature anglo-saxonne et espagnole, désastre et catastrophe sont utilisés généralement en synonyme et ça permet, quand on écrit, d’éviter les répétitions assez élégamment.

Tout ça pour revenir au tout début de ta question. Ce que je essaie de faire dans le cours sur le risque c’est de faire prendre conscience à mes étudiants que certains problèmes sociaux vont être amenés sur la scène publique sous la terminologie du risque et ce qui m’intéresse c’est qu’ils regardent comment ça s’opère. Comment, qui décide à un moment donné que ce problème, qui peut être un problème de pollution, social, de violence, un problème urbanistique, émerge dans la scène publique comme risque. Et tout ce que ça implique - risque, vulnérabilité, prévention - comme façon de le prendre en charge. Donc c’est là-dessous que je fais travailler mes étudiants, c’est pour ça qu’il y en a qui travaillent sur les Maras, il y en a qui travaillent sur des catastrophes plus classiques, d’autres qui ont travaillé sur les incendies, d’autres qui ont travaillé sur les OGM, parce que ce que nous intéresse c’est plus la mise en risque, c’est une expression de Claude Gilbert qui est très bonne...la mise en risque d’un problème public.

 

RITA : Ta démarche qui consiste à observer une catastrophe, un événement précis, t’a-t-elle conduite à observer des comportements exacerbés ? En d’autres termes, la catastrophe est-elle un révélateur des relations sociales préexistantes ou remet-elle en cause les liens sociaux justement ? Et en quittant le temps long ou le moyen terme pour l’événement, qu’est-ce qui va changer dans ta démarche ?

 

SR : Justement, ça c’est toute la question de comment appréhender ces événements. Déjà comment appréhender un événement en sciences sociales, c'est-à-dire, effectivement on arrive dans un temps très court, très bref et pourtant il faut qu’on fasse un travail qui est normalement ancré sur une enquête de long terme. Et justement ce qu’on va essayer c'est de réinvestir le temps, d’aborder l’événement non plus à partir de la perspective de l’événement mais à partir de la perspective du processus ; donc en temps long, réintroduire l’événement dans une série, un peu comme dans l’histoire, pour redonner son épaisseur à l’événement…

Changement social ou révélateur ? Les deux. Le changement social en fait c’est la grande question en sciences sociales sur les catastrophes, c'est-à-dire est-ce qu’il y eu du changement social ? Est-ce qu’il est durable ? Est-ce que la catastrophe est un prisme pour voir des fonctionnements très quotidiens? Moi j’ai observé, à un certain moment, une forme très routinière de répondre à la catastrophe, c'est-à-dire très ancrée dans des cadres sociaux préexistants, des cadres culturels préexistants, des rapports sociaux, des rapports de genre, la famille etc.… ce sont des cadres qui vont beaucoup travailler dans le monde de la catastrophe et, en même temps, vont intervenir des acteurs inhabituels, souvent des acteurs étrangers internationaux qui arrivent sur la scène locale de manière assez abrupte et vont mettre en place, pas seulement eux, mais aussi au niveau national, des fonctionnements exceptionnels, extraordinaires. C’est la rencontre entre cet ordinaire et cet extraordinaire qui fait de la catastrophe, dans mon sens, un moment très intéressant à regarder. Parce que justement on a la possibilité de comprendre beaucoup sur la société qu’on étudie et, en même temps, on a aussi la possibilité de regarder comment cette société est complètement connectée avec des échelles internationales, globales, etc. Ou même avec des échelles nationales qui vont imposer des cadres parfaitement ad hoc. C’est dans cette rencontre-là qui est intéressante, mais qui ne rend pas l'événement facile à travailler. Moi quand j’ai commencé je n’ai pas voulu travailler sur le moment de la catastrophe. C’est finalement le terrain qui m’a rattrapé.

J’avais fait mon DEA sur les déplacements de populations, donc déjà je ne travaillais pas le moment de la catastrophe, mais sur l’après. Donc j’avais fait mon DEA sur les déplacés, et puis je me suis rendu compte que ces déplacés rentraient sur le lieu de la catastrophe, et j’ai envisagé de travailler sur le retour, sur les changements que les coulées de boue avaient engendré dans leur vie. Mais en fait, quand je suis arrivée sur le terrain, je n’arrivais pas à conceptualiser l’avant, déjà parce que je ne l’avais pas dans mes cadres, mais aussi parce qu’il était déjà transformé par l’événement. Il n’était déjà plus là. Il n’existait plus ni physiquement, c'est-à-dire que la ville, elle-même avait été détruite, mais en plus, dans mes premières entretiens, j’étais tout le temps à la recherche de ces traces-là, de cette ville absente. Elle était complètement transformée par l’événement, elle était complètement sublimée, elle était déjà complètement réinvestie dans un affect collectif (« avant c’était mieux »). Je me retrouvais en permanence dans une espèce d’avant irréel...avant, il y avait pas de violence à Vargas, avant il y avait pas de vol, on habitait dans une ville magnifique... et je n’arrivais pas à voir les cadres. Et c’est une fausse question cet avant et cet après parce que ce qu’il faut c’est travailler le processus, c'est-à-dire tout ce qui amène la catastrophe à se produire, comment elle se produit et comment on en ressort, comment on revit après la catastrophe, et comment on crée la catastrophe dans son discours, dans sa manière de la représenter, dans sa manière de l’expliquer.

 

RITA : On se demandait, dans la troisième partie de l’entretien qui est plus liée à la thématique du numéro, dans la post catastrophe quels sont les mécanismes de réappropriation de la ville : il y a des choses qui symboliquement et matériellement changent dans la ville. Le kiosque au coin de la rue n’a aucune importance jusqu’au jour où une énorme pierre se pose dessous et il devient un monument. Pourrais-tu nous citer quelques mécanismes ou moyens de réappropriation de la ville après une catastrophe ?

 

SR : En fait ça a été une des parties de la recherche que j’ai aimé le plus parce que ça avait à voir avec des pratiques très quotidiennes, je ne sais pas si vous avez lu Michel de Certau quand il décrit justement ces manières de faire, ces manières d’habiter, ces manières de pratiquer la ville qui rendent ces lieux habités, comme ça, et en fait je me rendais compte sur le terrain que les gens avaient des multitudes de façons presque invisibles de procéder et que les plus grands traumatismes étaient des traumatismes très difficiles à évoquer parce qu’ils étaient, comme tu dis, très insignifiants. Par exemple, on me disait : avant la catastrophe, tous les matins j’allais marcher le long de la mer, je faisais un ou deux kilomètres de marche ou de jogging et maintenant je ne le fais plus tout simplement parce que la topographie du lieux a changé, c'est-à-dire qu’il n’y a plus un malecón, un paseo sur lequel je puisse aller courir, ça a changé ma manière de vivre, je n’ai plus la force de me lever le matin pour aller faire ça, ma matinée s’en trouve transformée, et je reste enfermée chez moi. Des femmes de la classe moyenne pouvaient me dire ça. Donc j’ai compris que le temps m’aidait non seulement à capter ces manques créés par la catastrophe, mais aussi les façons de réinvestir l’espace. Il y en a plusieurs.

Il y a une manière de récréer de la ville que j’ai appelé « vivre avec » qui touche surtout les habitants des secteurs les plus populaires. Dans les mois qui suivent la catastrophe, ils décident de revenir habiter sur les lieux et, évidement, ils n’ont pas les moyens de tout raser pour recommencer et qui donc vont s’installer sur les traces de la catastrophe. Les coulées de boue ont déposé des sédiments et recouvert toute une partie du paysage, et c’est là qu’ils reconstruisent. Donc on se met à reconstruire sur des étages engloutis, on va creuser des portes dans des maisons là il n'y avait que des fenêtres, on va monter des escaliers. C’est du bricolage qui fait appel à des capacités qu’on connaît bien dans des quartiers populaires car c’est comme ça qu’on a monté le barrio dès le début. En fait on va chercher ces compétences-là et on va reconstruire par-dessus. On va aussi intégrer dans le paysage un certain nombre de traces de la catastrophe, comme des énormes pierres que les fleuves ont déversées et qui vont devenir des nouveaux repères. Par exemple, sur le dernier terrain que j’ai fait, à l’entrée d’une urbanisation à Caraballeda, donc une urbanisation de la classe moyenne, deux énormes pierres qui font peut être deux mètres cinquante de haut, ont été déposées là, elles ont été peintes avec les couleurs du drapeau vénézuélien et elles marquent l’entrée de cette urbanisation et aussi l’arrêt de la camionnette. C'est-à-dire que c’est un repère urbain qui n’existait pas avant et qui est une manière d’intégrer la catastrophe à la ville et d’en faire un objet ordinaire.

Après il y a une autre manière qui est une manière de reconstruire en rupture avec la catastrophe. Alors cette façon-là elle est plutôt le fait des institutions c'est-à-dire qu’elle ne prend pas la catastrophe comme point de départ à la reconstruction mais elle tente d’effacer les traces de la catastrophe et de revenir, non pas à avant, mais à un après qui dépasserait la catastrophe. On efface les traces. C’est donc une reconstruction planifiée, généralement, où on nettoie physiquement mais où on essaie aussi de nettoyer symboliquement, c'est-à-dire qu’on essaie aussi de changer les cadres sociaux qui préexistaient à la catastrophe, arguant que ces cadres sociaux sont en partie responsables des événements : le manque de conscience du risque, l’irrationalité des habitants qui construisent dans les lits des rivières, de nombreux comportements sociaux dont on dit qu’on va se débarrasser, au même temps qu’on « reconstruit proprement ». Là, c’est une logique qui rase et qui reconstruit par-dessus, en général avec une perspective planifiée et modernisatrice qui a du mal à coller avec la réalité pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’est une logique qui prend plus de temps, donc elle ne tient pas compte de la première logique, qui est une logique de nécessité mise en place beaucoup plus vite. Il faut donc se débarrasser déjà de cette reconstruction-là avant de pouvoir œuvrer. Puis c’est une façon de faire de la ville qui prend rarement… Je ne veux pas condamner tous les plans qui ont été faits parce qu’ils ne sont pas tous à mettre sur le même plan, sur le même niveau… mais rares sont ceux qui prennent en considération les pratiques réelles des habitants dans la ville et fréquents ceux qui imaginent que l’urbanisme va faire les pratiques. Ce qui se passe bien souvent en Amérique Latine ou bien dans d’autres contextes, en France aussi, c’est que ce sont les pratiques qui font finalement la ville, ou au moins, la rencontre de ces deux choses-là, ce qui fait de la ville. Et donc c’est une logique qui est en rupture et qui a du mal à cadrer avec les pratiques réelles parce qu’elle essaie d’effacer la catastrophe alors que pour les habitants la catastrophe ne peut pas être effacée et doit au contraire être intégrée.

 

RITA : Est-ce que tu vois ça un peu comme une cicatrice assumée sur un corps, par exemple ?

 

SR : Peut-être, je ne sais pas.... mais je n’ai pas du tout une approche biologisante du social.

 

RITA : Parlons du principe. Certains malades, après un cancer ou toute maladie invasive, vont chercher à faire une chirurgie reconstructrice. D’autres vont choisir de vivre avec cette cicatrice et de l’intégrer à leur histoire de vie, c’est leur corps tel qu’il est aujourd’hui. Ils essaient d’en garder la mémoire.

 

SR : Je crois qu’on peut rapprocher ça d’une certaine manière, oui. Dans mon travail j’ai mis ça en parallèle avec des processus de commémoration et des lieux de commémoration. On se rend compte qu’en fait, pour les gens qui ont vécu la catastrophe et qui revient sur le lieu, elle fait partie de l’intime, donc elle doit être commémorée dans l’intime. Les lieux de commémoration sont en général des petits lieux, du proche, dans lesquels on organise des commémorations entre soi parce que la catastrophe est un moment de l’entre-soi. Même si on est projeté à ce moment-là sur une scène globale, qu’on est filmé et qu’on devient un sinistré national. En fait, quand on raconte la catastrophe, on raconte la catastrophe de vingt personnes, ou de quarante personnes qui ont été pris ensemble, et il y a cette espèce de volonté de survie qui anime les gens à un moment donné et qui fait qu’ils s’en sortent… Ça reste ça la catastrophe, ça reste un entre-soi. Donc c’est cette commémoration de l’intime, du proche, avec des lieux dans la ville, qui marquent cet intime-là, ce proche-là, alors que les institutions justement, dans leur volonté de nettoyage, vont faire déjà émerger des lieux de commémoration et non pas prendre des lieux existants, mais les faire, les construire ; puis les construire sans réelle référence à la catastrophe mais en référence à l’avenir, c'est-à-dire que c’est toujours de la commémoration portée sur le futur, c’est typique du rapport à la mémoire au Venezuela, d’ailleurs. On est toujours dans un rapport au temps où on va sublimer l’avenir, c'est-à-dire, l’avenir est toujours porteur de meilleur, de progrès, d’amélioration alors que le passé, on le rase, on l’oublie ; que ce soit le passé colonial, le passé esclavagiste, la révolution d’indépendance, on a souvent ce rapport avec le passé, sauf avec quelques héros nationaux de l’historiographie qu’on reconstruit. Mais on passe au silence des grandes parties du passé.

 

RITA : Je voulais revenir sur les façons de reconstruire la ville avec ces marquages territoriaux qui rappellent l’événement… et garder une sorte de mémoire collective. J’imagine qu’il y a un discours qui se crée… il y a aussi une micro-histoire de l’événement… Il y a une réappropriation matérielle et immatérielle et donc l’empreinte que laisse la catastrophe, elle atteint ces deux enveloppes. On pensait la catastrophe comme un acteur qui façonne la ville et les habitants, donc on se demandait quel était le sens du désastre dans la ville ? Quel sens donne la catastrophe à la ville et aux habitants ? et quel sens donnent les habitants et les habitantes à la catastrophe ? C’est avec cette question qu’on voulait terminer.

 

SR : Quel sens donnent les habitants à la catastrophe c’est très intéressant parce qu’en fait…

 

RITA : quand on emploie le mot désastre c’est encore plus fort parce que catastrophe…Le terme « catastrophe » paraît plus neutre…alors que désastre ça a une connotation lourde. Dans tes travaux, on voit qu’il n’y a pas quelque chose de définitif mais que la catastrophe contribue à construire les habitants et, en conséquence, ce peuple de damnificados devient aussi un acteur sublimé.

 

SR : Il y a quelque chose d’intéressant par rapport à la ville et au lieu qui se rase avec la catastrophe. Le fait que ça se soit passé ici et qu’on existe au niveau international, c'est-à-dire qu’on sait qu’on est passé dans la télé des japonais, qu’on a construit un barrage et que des experts japonais sont venus le voir, le prendre en photo. On existe au niveau global. On existe au niveau national alors qu’on n’existait pas avant, pour deux raisons. Parce que la catastrophe arrive en même temps que la Constitution vénézuélienne de 1999, donc on fait partie des marges et on est inclus dans ce processus-là et aussi parce que ce barrio qui n’existait pas, qui n’était pas cartographié, par exemple, qui était un blanc dans le plan de Vargas ou Caracas, après la catastrophe, il est de nouveau cartographié, il est inclus à la ville, il est reconstruit parce qu’il y a eu une négociation entre nous, les habitants de ce quartier et les institutions. Aussi parce que la catastrophe a eu lieu ici et qu’on peut la commémorer pour énormément de raisons, tout d’un coup. Qu’est-ce qui se produit ici ? Il se produit ce que Arjun Appadurai appelle de la production de localité. Appadurai dit que la localité n’existe pas en soi. Le lieu, le local n’existe pas en soi, mais il y a constamment, à travers les acteurs et les événements, de la localité qui est produite. C’est ça qui produit le local, c’est ce processus-là. Avec la catastrophe, des parties de la ville… puisque la ville, encore une fois, c’est extrêmement global, alors que là, cela concerne certains secteurs plus que d’autres... Donc, dans certains secteurs, dans certains quartiers, il y a de la localité qui se produit. C’est-à-dire qu’on existe en tant qu’appartenant à ce lieu.

 

RITA : Donc la catastrophe elle devient aussi génératrice d’historicité…

 

SR : D’historicité et d’identification. C’était le tout début de mon mémoire de DEA, c’était ça, comment on existe comme sinistré ? Alors je me posais la question un peu maladroitement à l’époque… Est-ce que cela peut être une identité ? Je ne pense pas que ça peut être une identité mais que cela peut donner lieu à des processus d’identification. Et effectivement, avec cette identification-là il y a de la localité qui est produite.

Puis pour répondre à la deuxième partie de la question, comment est-ce qu’on explique la catastrophe ? Quel sens donner à cet événement-là ? Ce qui est très intéressant c’est de voir qu’il n’y a pas un sens mais il y a une multiplicité de sens que les différents acteurs donnent… J’ai dégagé trois scénarios qui expliquent cette catastrophe. Le premier c’est « le châtiment divin », d’où le « désastre ». Le désastre c’est vraiment le mauvais astre, la chance qui s'est détournée. Le deuxième c’est, « c’est la nature qui se venge » et le troisième c’est celui que j’ai appelé le « scénario du risque », c'est-à-dire les activités de l’homme : le manque de prévention, le manque de planification. Trois scénarios. On pourrait se dire très facilement, on imagine que les gens des quartiers populaires vont utiliser plutôt le scénario religieux et puis, plutôt les experts vont utiliser le scénario du risque et puis, certains qui vont utiliser le scénario naturaliste... et en fait on se rend compte qu’au sein de la société vénézuélienne tout le monde circule d’un scénario à l’autre. C’est ça ce qui est très intéressant parce que on voit que ce sont des scénarios qui sont poreux dans le sens où ils offrent des outils à chacun des acteurs, en fonction des situations, pour répondre à l’immensité de l’événement. Il faut quand même rappeler qu’on n’est pas face à des éboulements de terrain comme on voit tous les ans. On est face à un événement qui dépasse l’entendement. Un événement majeur dans le sens où il engloutit sous les yeux de tous, une partie du pays, et auquel il faut donner du sens. On va donc aller chercher dans chacun des scénarios des outils interprétatifs pour répondre à ce désastre. Donc c’est plutôt les sens qu’on donne à la catastrophe.

 

Pour en savoir plus :

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