Kaléidoscope de la ville et de ses représentations. Regards croisés de la recherche et de l’interdisciplinarité.

Cet article montre comment les productions scientifiques de la ville en sont, en fait, des représentations diverses et variées. Ainsi, le regard porté par le chercheur sur son objet passe, nécessairement, par des biais et points de vue. Ces approches particulières sont mises en évidence par la multiplicité des concepts et méthodes possibles. De fait,  l’analyse d’une ville par une typologie ou par une enquête ethnologique ne produira pas le même résultat...

... Pour illustrer ceci, nous proposons ici de nous appuyer sur deux ouvrages : Belém, une ville amazonienne. Aménagement du territoire et organisations populaires  de l’urbaniste Agnès Serre et L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas de l’ethnologue Michel Agier. Derrière ces deux représentations de l’espace urbain, se révèlent des concepts et pensées divers, de la ségrégation aux stratégies de contournement de cette marginalisation. Ainsi, se confrontent une vision morcelée et culturaliste de la ville d’une part, et une ville faite de situations spatio-temporelles mises en œuvre bien davantage par les citadins au niveau individuel que par le système politico-administratif du système-ville.

Mots clefs : Ville; Représentations; Recherche; Agnès Serre; Michel Agier.

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Céline Raimbert

Master 2 Recherche, option Géographie
Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine (IHEAL)
Centre de Recherche et de Documentation sur l'Amérique latine (CREDAL)
Université Paris3 Sorbonne Nouvelle

 

Kaléidoscope de la ville et de ses représentations.

Regards croisés de la recherche et de l’interdisciplinarité

 

Introduction

          L’empreinte humaine sur la ville doit-elle se limiter à ses seuls habitants ? Assurément non. Pour preuve, l’espace urbain se trouve façonné, de manière certes indirecte, par les représentations qu’il génère. Et celles-ci peuvent prendre corps via un travail de recherche et les ouvrages qui en émanent. Dès lors, la monographie, de même que toute autre analyse approfondie d’un espace en propose une vision, une approche particulière et, par définition, externe. Il s’agit, en effet, de l’approche d’un chercheur pour qui ce lieu, cette ville demeure un objet scientifique, un objet à analyser et comprendre. Il semble, néanmoins, que de telles analyses et autres monographies ne peuvent prétendre à l’exhaustivité, passant nécessairement par des biais et des angles d’approche qui leur sont propres. A cet égard, plus qu’une réalité tangible, ne serait-ce pas une représentation de la ville qu’offre la recherche scientifique en Sciences sociales ? Mais alors, une question reste en suspens : dans quelle mesure peuvent s’accorder recherche scientifique – aspirant à une objectivité absolue – et représentation d’une réalité, gage de vérité?

 

I. Présentation des ouvrages

 A. Agnès Serre, Belém, Une ville amazonienne. Aménagement du territoire et organisations populaires 

          L’auteur commence par étudier le paysage urbain qui s’offre à son regard. Pour être comprise, cette morphologie urbaine doit s’inscrire dans une certaine épaisseur temporelle. De ce fait, le livre commence par une esquisse historique de la construction de la ville et de son processus d’urbanisation, qui constitue à la fois le point de départ et l’explication de l’aménagement actuel de la ville. Celui-ci est ensuite abordé par le biais d’une typologie des quartiers relativement détaillée et étayée par des exemples précis - “ quartiers de référence ”(3) - des divers quartiers de Belém. La classification retenue par Agnès Serre met clairement l’accent sur des critères d’ordre socio-économique. Elle distingue ainsi les “ quartiers des affaires ” des “ quartiers populaires du centre ville ”, des “ quartiers populaires de proche banlieue ”, ou encore des “ quartiers sur zones inondables, baixadas ” et autres “ quartiers d’occupations informelles, invasões ”. Ce choix de partition révèle un intérêt particulier et récurrent au fil de l’ouvrage pour les conditions de vie des habitants de Belém.

L’auteur porte ensuite son attention sur les mouvements populaires qui ont traversé et traversent encore la ville brésilienne. L’accent est mis, une fois de plus, sur les conditions socio-économiques des populations, et notamment autour des questions d’équipements collectifs, d’assainissement, de santé ou d’éducation, de régularisation foncière, de desserte des transports collectifs, de voirie et autres créations d’emplois. Par ailleurs, ces mouvements sont intéressants dans l’étude d’Agnès Serre dans la mesure où ils laissent une empreinte spatiale dans le paysage urbain de Belém.

In fine, la “ Belém, ville amazonienne ” d’Agnès Serre est livrée dans la typologie précédemment évoquée. Celle-ci parvient à réunir l’ensemble des quartiers de la ville brésilienne en cinq groupes. Une telle classification de la ville semble en révéler le morcellement, la fragmentation en des espaces clos sur eux-mêmes, ayant leurs spécificités propres. Agnès Serre décrit en effet longuement chaque type selon des critères préétablis (conditions socio-économiques, morphologie du tissu urbain, distance centre – périphérie). La typologie agit alors comme le révélateur d’une mosaïque urbaine de mondes sociaux différenciés, voisine d’un mécanisme de ségrégation socio-spatiale.

 

 B. Michel Agier, L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas

 Michel Agier s’intéresse spécifiquement aux quartiers défavorisés et insiste donc, tout comme Agnès Serre, sur des critères sociaux et économiques. Pour autant, en tant qu’ethnologue, il n’aborde pas la ville et ses quartiers sous le même angle. Contrairement à l’ouvrage précédent, ce dernier ne se consacre pas à une zone géographique définie et délimitée clairement, mais bien davantage à l’analyse de certains processus et mécanismes spécifiquement urbains de marginalisation, ségrégation et autre partition des villes en quartiers isolés.

Quoique omniprésents dans la ville, ces phénomènes ne conduisent pas nécessairement à une atomisation sociale totale des citadins au sein d’espaces clos, - ayant donné naissance à la “ non-ville ”, selon le terme de Françoise Choay(4), nous expliciterons ce terme plus loin dans ce développement. En effet, sitôt cette réalité mise en évidence, Michel Agier la nuance présentant les frontières urbaines comme beaucoup plus poreuses et par là même franchissables qu’il n’y paraît de prime abord. Pour ce faire, l’auteur montre comment les citadins – en tant qu’individus ou sujets - mettent au point des stratégies d’adaptation ou de résistance permettant de contourner les barrières et rompre l’isolement, voire l’éliminer. Il distingue ainsi trois formes de réponse possible à cet enfermement de fait : la réciprocité, le contournement et, enfin, la confrontation. Cette réciprocité correspond à une reconnaissance des sujets marginalisés par l’ensemble de la population et à un échange – contrôlé – de ces derniers avec d’autres parties du monde citadin. Elle aboutit à des contacts multiples, voire à des changements perceptibles à l’intérieur même du quartier cantonné.  Pour ce qui est du contournement du stigmate, il s’agit de recréer des images et des identités permettant de se faire entendre malgré les frontières plus ou moins symboliques. La confrontation, enfin, peut prendre des formes diverses. Reprenons ici l’exemple, cité par Michel Agier, de la confrontation rituelle et cachée des populations afrodescendantes qui s’exerce dans la ville brésilienne de Salvador de Bahia. Le carnaval bahianais, célèbre pour ses blocs afro, montre comment ces populations traditionnellement marginalisées rencontrent, dans cet espace éphémère, une réponse à leur ségrégation, en franchissant les limites de leurs quartiers ainsi qu’en inversant, pour un temps, les relations de domination entre plus blancs et plus noirs.

Ainsi, là où Agnès Serre, grâce à sa classification, élabore un portrait général et global de la ville, Michel Agier focalise son attention sur les détails de la vie quotidienne des citadins dans leur environnement. A la manière de Michel de Certeau(5), il convient ici de distinguer un diagnostic concernant la ville de celui concernant les populations urbaines. Cette dualité correspond dans le discours de Michel Agier à la différenciation opérée entre une ville formelle (globale et structurelle) et une ville réelle, remplie du quotidien de chaque citadin et de ses stratégies de survie face à la désorganisation de la “ non-ville ”. Et Michel Agier de se demander alors : “ Comment permettre à cette ville réelle de se révéler, derrière, dessous ou en creux de la ville formelle ? ”(6). Déjà, Michel de Certeau semble donner un élément de réponse en évoquant l’action de se placer au plus près des “ pratiques microbiennes, singulières et plurielles ”(7) des citadins.

Finalement, il semble que Michel Agier et Agnès Serre présentent deux réalités de la ville bien différente qui vont certainement donner lieu à des représentations diverses de la ville. Nous émettons ici l’hypothèse que ces divergences sont le fruit de méthodes et concepts différents. La question du comment est en effet essentielle, dans la mesure où “ il n’y a pas d’appréhension de la réalité vécue sans une certaine méthode de pensée ; et sans des procédés d’observation, conscients ou inconscients, qui enclenchent et encadrent le regard et l’expérience ”(8).

 Avec la diversité des processus et méthodes, c’est un kaléidoscope de représentations urbaines qui s’offre au regard du récepteur, i.e. du lecteur de tels ou tels ouvrages. Voyons ce qu’il en est pour nos deux auteurs de référence.

 

II. De la diversité des processus, méthodes et concepts

A. Agnès Serre : le démiurge et la ville globale

          Déjà l’usage de la typologie met en évidence une volonté de couvrir la ville dans son ensemble, en opérant des rapprochements parmi les divers quartiers de Belém. Pour embrasser toute la réalité de la ville brésilienne, le regard se porte sur la totalité de l’espace urbain, et se fait alors généralisant et lointain. Le chercheur omniscient se place dans la position du démiurge, ré-agençant la ville à sa manière. Agnès Serre procède ainsi par induction, une induction qui se veut globalisante et qui trouve ses racines dans un échantillon, en l’occurrence les “ quartiers de référence ”, “ considérés comme représentatifs du type auquel ils appartiennent ”(9). De plus, la classification implique une certaine distance avec l’objet étudié, et oblige à homogénéiser une réalité des plus diverses. Les particularités sont gommées afin que chaque quartier présente une forte unité de sens. Ainsi, pour chaque type correspond un tissu urbain spécifique (type d’habitat, densité, etc.), une relation centre-périphérie propre ou encore une fonction dominante.

En outre, ces types de quartier semblent évoquer les “ aires naturelles de ségrégation ”, chères à la Première Ecole de Chicago(10). Chaque aire - ou type de quartiers – possède une fonction dominante dans la distribution de la population et/ou les activités urbaines. Il s’agit là d’une ségrégation spontanée ou “ naturelle ”, fonctionnant par agglomération progressive selon des affinités ou des rejets. Chaque aire se comporte alors comme les membres d’un même système – corps, la ville. Chacun des espaces, par ses spécificités, contribue – de manière nécessaire – à la formation et au maintien du système. Dans cette perspective, la ville est perçue comme une totalité ou un système global. Cette vision holistique de l’espace urbain s’attache tout particulièrement aux structures de la ville et à ses aspects institutionnels, évoquant ainsi peu ou prou le courant structuralo-fonctionnaliste, courant que Michel Agier entend dépasser. La pensée du structuralo-fonctionnalisme envisage la ville comme un ensemble de zones, clairement définies par leur fonction et par leur étendue spatiale. Dès lors, la ville se trouve toute entière organisée autour de cette idée de zonage, fruit d’une ségrégation spontanée. Pour illustrer ce courant, nous pourrions prendre l’exemple de l’architecte Le Corbusier qui avait recours à un fonctionnalisme aménageur, octroyant à chaque lieu de la ville un ensemble de fonctions spécifiques. La ville apparaît alors comme une agrégation de microsystèmes fonctionnant de manière plus ou moins indépendante. Le Corbusier appliqua, en France, cette théorie de la ville, notamment, dans la conception et réalisation des ensembles d’habitats collectifs. Cependant, l’échec de ce type d’habitats va déjà montrer la voie au dépassement de cette conception structuralo-fonctionnaliste de la ville.

 

B. Michel Agier : le sujet et la ville situationnelle

Dans la logique de la démarche ethnologique ou anthropologique, Michel Agier procède essentiellement par études de cas. Dans la mesure où l’ethnologie citadine est inductive, partant de l’observation directe pour construire ses interprétations, la pratique de l’enquête fondée sur des relations personnelles prend le pas sur un questionnement de la ville, de fait inaccessible empiriquement en tant que telle. Dès lors, l’échelle s’avère extrêmement fine, pour se concentrer sur le niveau microsocial. S’inspirant de l’Ecole de Manchester, plutôt que de se focaliser sur les structures, l’ethnologue s’intéresse aux sujets, autrement dit aux citadins agissants dans leur quotidien. Michel Agier remarque alors : “ Cela signifie, pour paraphraser Clifford Geertz […] que nous allons chercher à lire la ville “ par-dessus l’épaule ”des citadins ”(11). De ce fait, les structures perdent de leur importance, et presque même de leur réalité. La question de l’espace physique, quoique présente, demeure secondaire. Les lieux sont certes denses pour ce qui concerne le sens social ou symbolique, mais ils ne sont pas figés dans leur ancrage spatial. Dans la perspective ethnologique, le privilège est accordé aux citadins et à leurs réseaux de sociabilités élargies et circulantes. Les limites de la citadinité ne sont donc plus fondamentalement celles des structures physiques de la ville, mais bien davantage celles vécues et expérimentées dans les relations sociales et symboliques de chaque individu.

En se plaçant au cœur des pratiques citadines, la ville apparaît sous un tout autre jour. Les quartiers formels laissent la place à une myriade de “ situations ”. Cette conception de la ville comme addition de situations est le résultat du dépassement du courant structuralo-fonctionnaliste. La critique de cette pensée commença à partir des années 1950, s’inscrivant dans un contexte bien particulier de promotion de la démocratie participative et autre budget participatif. Dès lors, concertation et confrontation sont mises en avant pour intensifier les interactions entre structures (détentrices du pouvoir) et société civile (faite de l’ensemble des citadins), donnant une place toujours plus importante à cette dernière. Est alors remise en cause la manière dont doit fonctionner la ville, passant à une pensée urbaine plus processuelle que structurelle. Ainsi, la vision situationnelle de la ville, en s’inspirant de la philosophie pragmatique consiste en une adaptation permanente de la ville et des citadins à la réalité mouvante.

Cette option méthodologique consiste à isoler dans l’analyse un événement ou un ensemble d’événements afin d’en rendre possible une lecture cohérente. A cet égard, la situation se caractérise par la présence d’un “ minimum de sens partagé (shared meaning) – ce qu’aujourd’hui l’on appellerait une interprétation emic ”(12). Malgré un apparent détachement par rapport à l’espace urbain, l’approche situationnelle n’en exclut pas l’existence ; bien davantage, elle l’englobe dans sa définition au lieu d’être définie par elle. En ce sens, l’espace n’est plus l’élément fondamental de la définition, et ce, au profit de phénomènes d’interactions sociales et symboliques sur l’initiative des citadins eux-mêmes. Les situations qui composent la vie citadine se présentent donc, selon les termes de Michel Agier, comme “ des espaces-temps d’interactions intellectuellement cohérentes, contextualisés par leurs relations à d’autres espaces-temps d’interactions ”(13). En ce sens, les situations mettent en lumière une ville différente de la ville dans ses structures matérielles et institutionnelles, sans pour autant être totalement hors de sa portée.

 

 III. Le produit final de la recherche : une méthode au service d’une représentation propre de la ville

A. Les quartiers clos ou l’écueil du culturalisme

          Il semble que la ville telle que l’envisage Agnès Serre constitue une mosaïque de quartiers clos sur eux-mêmes. Comme nous le disions précédemment, ceci implique une certaine unicité et homogénéité au sein du quartier. Les limites physiques du quartier paraissent alors en adéquation avec une morphologie urbaine, une fonction, ou encore une classe d’habitants spécifique. Dès lors, une identité propre semble se dessiner pour chaque type de quartiers. A propos, Michel Agier remarque l’existence de quatre facteurs d’identité – spatial, social, culturel et moral - qui, combinés, configurent une stigmatisation identitaire envers un groupe social, ethnique ou économique particulier(14). Il s’agit là d’une tendance dangereuse pouvant aboutir à une naturalisation idéologique de ces différences et à un ancrage dans l’absolu d’appartenances en principe relatives et inconstantes. Des barrières identitaires se dressent alors dans les limites de chaque quartier ou groupe de quartiers, opérant comme une chape de plomb sur la masse citadine. Ceci correspond à la “ non-ville ” de Françoise Choay à laquelle nous faisions référence précédemment. Dans un contexte de crise de la ville, cette notion consiste en un déni de la ville ; celle-ci se caractérise alors justement par sa fermeture, empêchant tout échange et toutes relations entre des mondes devenus résolument différents. Il s’agit d’une ville où l’omniprésence des frontières divise et sépare les espaces et par là même les mondes urbains sociaux et identitaires.

Parmi les stigmatisations identitaires, prenons l’exemple de la croyance en l’existence d’une identité culturelle des pauvres. Cette idée, mise au point par l’anthropologue américain Oscar Lewis(15), apparaît, semble-t-il, en filigrane dans la réflexion d’Agnès Serre. Comme Oscar Lewis le démontre dans son livre Mexican Case Studies in the Culture of Poverty (1959), la pauvreté ne constitue pas seulement une condition socio-économique, mais aussi une culture. La figure identitaire du pauvre renvoie alors tout à la fois à l’espace du quartier clos, à la précarité sociale, à une pensée marginale et, enfin, à un type d’individu moralement déviant, pour reprendre les quatre facteurs d’identité de Michel Agier(16). Pour en revenir à la dimension spatiale de cette stigmatisation identitaire, le cantonnement tient une place prépondérante, et définit alors ce qui serait un lieu des pauvres dans le contexte urbain. Une impression de fermeture physique et sociale se fait alors jour, comme dans la description des quartiers faite par Agnès Serre. En ce sens, on assiste à une sorte de contention de la pauvreté dans des zones spécifiquement réservées – ou plutôt délaissées. Marie-France Prévôt-Schapira parle, à cet égard, d’une “ assignation des plus pauvres à leur territoire ”(17). De manière sous-jacente, dans son analyse, Agnès Serre semble se référer à cette idée. En effet, elle explique comment les quartiers populaires de centre ville ou de proche banlieue connaissent un fort phénomène de modernisation, s’accompagnant d’une amélioration et densification des équipements collectifs et infrastructures de base, une montée en gamme de l’habitat ou encore une intensification des échanges avec les quartiers des affaires. En outre, il en va de même, quoique à une échelle tout autre, pour les quartiers d’occupation informelle. Or, ce processus se trouve assorti d’une transformation de la population en présence. Les classes moyennes et supérieures investissent ces quartiers, repoussant les habitants les plus pauvres en périphérie de la ville où se constituent de nouveaux quartiers populaires de proche ou lointaine banlieue, mais aussi de nouvelles invasions. Ce phénomène de migration des populations les plus pauvres montre comment cette tranche de la population ne peut espérer conquérir – ou même simplement se maintenir sur – des espaces modernisés, et par là monter dans la hiérarchie des quartiers, allant des quartiers des affaires aux quartiers d´occupation informelle ou invasão. La population pauvre se trouve donc, dans une certaine mesure, condamnée au cantonnement dans les espaces les moins bien lotis. C’est justement ce cantonnement que Michel Agier ne cesse de relativiser, en soulignant bien davantage les passerelles et autres chemins de traverse parcourant ces mondes – apparemment – fermés.

 

 B. L’émergence d’une “ ville bis ”(18), construction et conséquences

L’étude des situations permet de révéler ce que Michel Agier appelle les “ trous ” de la ville globale ou générique. Cette dernière constitue la ville structurelle, celle qui est directement visible dans les plans d’urbanisme et autres documents officiels ou institutionnels. Il s’agit, en fait, de la ville structurelle que nous évoquions précédemment. A cet égard, Michel Agier oppose une ville réelle et une ville formelle, cette seconde correspondant aux structures urbaines, et pourrait, d’une certaine manière, trouver son pendant dans l’analyse d’Agnès Serre. La ville réelle s’apparente donc à une “ ville bis ”, une ville cachée et invisible, mais aussi et surtout une ville plus en phase avec la réalité vécue des citadins, une ville plus complexe aussi. Il s’agit de l’autre ville, celle qui naît des stratégies des citadins, stratégies opérées dans les creux et les marges d’une ville formelle. A ce propos, Michel Agier souligne que la “ ville bis” est une synthèse de l’expérience de la citadinité plus fluide, mais aussi plus réelle que les villes elles-mêmes dans leurs formes et leurs institutions. La complexité de cette ville souterraine devient alors patente. De la même manière, cet autre côté de la ville révèle ainsi son inadéquation eu égard aux structures et institutions génératrices de formes définies, voire définitives.

Au-delà de l’utilisation spécifique de la “ ville bis ” dans l’analyse de Michel Agier, nous pourrions utiliser ce même concept pour mettre en exergue la multiplicité possible des représentations de la ville. La diversité des points de vue sur la ville révèle, en effet, le champ des possibilités de vérités et réalités de cette ville, qui ne cesse alors de se dédoubler en une infinité de représentations. Les différents modes de lecture de la ville peuvent s’imbriquer, énonçant chacun ce qu’elle est. Ainsi, le regard externe démultiplie la ville en autant de représentations.

Conclusion

          In fine, la réalité totale et entière de la ville paraît difficile, si ce n’est impossible à saisir. En effet, même les travaux à vocation scientifique n’offrent de la ville qu’une représentation, une vision ou perception. Ces représentations sont le fruit des biais pris par les chercheurs, de leur regard – plus ou moins externe ou distancié – qui se pose sur la ville. Or, pour mettre en évidence la relativité de leur regard comme de leur recherche, il s’avère nécessaire de passer par la déconstruction de l’analyse afin, justement, de saisir un processus, une méthode et des concepts spécifiques, preuve, s’il en faut, de la partialité de la recherche aussi scientifique soit-elle.

La ville, objet de recherche – en tant que myriade de regards portés – devient un kaléidoscope de représentations. En effet, les modes de lecture de la ville se multiplient à l’infini. Outre les recherches présentées sous forme de texte, les cartes d’un même espace peuvent se décliner en une infinité de formes. Outre la carte officielle et régalienne, de type cadastre ou limites administratives, il existe des cartographies plus intimes, au sens où elles impliquent une participation citoyenne directe. Cela consiste notamment en la construction de cartes mentales, permettant la mise en exergue de la diversité des expériences dans la ville. Cette méthode permet de faciliter l’expression des sujets ou citadins, dans la perception de leur espace urbain vécu. De fait, ce type de cartographie opte pour le point de vue des individus ; et ce, selon les formes les plus diverses : cartes de rêve (consistant à élaborer l’espace idéal), cartes des mobilisations sociales, images mentales de la ville(19), etc. Pour en revenir à nos deux auteurs de référence, notons que Michel Agier n’utilise pas cet outil, mais son regard sur la ville se retrouve notamment dans le travail de l’anthropologue brésilien Alfredo Wagner de Berno Almeida et sa Nova Cartografia Social da Amazônia. Ceci montre l’implication des individus dans la construction de la carte, qui prend des formes parfois incongrues et qui, en tous cas, présente une réalité de la ville insoupçonnée aux yeux des structures et institutions. A l’inverse, la Belém d’Agnès Serre se dégage par son caractère systématique et clairement ordonné. En effet, les découpages des ensembles de quartier correspondent aux limites administratives de chacun de ces quartiers. De la même manière, cette cartographie, illustration de la typologie présentée précédemment, souligne, une fois encore, l’homogénéité et unicité apparente de ses sous-ensembles, chaque quartier parvenant à entrer dans telle ou telle catégorie. Ainsi, les cartes apparaissent comme un moyen supplémentaire de se représenter la ville.

Ce mode de lecture de la ville met en exergue comment les représentations d’une même ville peuvent se superposer ou se juxtaposer, sans jamais s’annuler, chacune présentant une part, un aspect de la ville. Car, la ville est multitude, elle est, certes, structures et institutions, mais tout autant, est-elle faite de la diversité de ses citadins et de leurs modes d’occuper, de façonner l’espace. A la manière de Michel Agier, chaque production scientifique sur la ville semble présenter une ville bis, une ville ter, etc., révélant la complexité d’un objet unique. En ce sens, la recherche scientifique, quoique sans cesse rattrapée par l’écueil de l’impossibilité d’embrasser tous les aspects d’un même objet, parvient par bribes qui, s’ajoutant et se complétant, à révéler les mécanismes d’une réalité protéiforme. De même, comme l’indique une fois de plus le concept de ville bis, la recherche n’est en rien aveugle sur ce point et l’utilise pour s’approcher toujours davantage de cet entrelacs de situations, lieux, relations qui font l’espace urbain.

 


 Notes de bas de page

(1)SERRE, Agnès, Belém, Une ville amazonienne. Aménagement du territoire et organisations populaires, Paris, L’Harmattan, 2001.

(2)AGIER, Michel, L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas, Paris,Ed. des archives contemporaines, 1999.

(3) SERRE, A. (2001), op. cit., pp. 92 – 110.

(4)CHOAY, Françoise, « Six thèses en guise de contribution à une réflexion sur les échelles d’aménagement et le destin des villes », in. BERQUE, Augustin, La maîtrise de la ville : urbanité française, urbanité nippone, Paris, Editions de l’EHESS, 1994, pp. 221 – 227. Citée par AGIER, M. (1999), op. cit.

(5)DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, 1. Manières de faire, Paris, Gallimard, 1990. Cité par AGIER, M.. (1999), op. cit., p.9.

(6)AGIER, M. (1991), Id.

(7)DE CERTEAU, M. (1990), Ibid., p. 145. Cité par AGIER, M. (1999), Id.

(8) AGIER, M. (1999), op. cit., p. 12.

(9) SERRE, A. (2001), op. cit. p. 92.

(10) (1918 – 1940)

(11) AGIER, M. (1999), op. cit., p. 16.

(12) Ibid., p. 14.

(13) AGIER, M. (1999), op. cit., p. 15

(14) Ibid., p. 59

(15) Oscar Lewis (1914 – 1970)

(16) AGIER, M. (1999), op. cit., p. 59

(17) PREVÔT – SCHAPIRA, Marie-France, « Territoires urbains et politiques sociales en Amérique latine. Réflexions à partir des cas argentin et mexicain », in LE BRIS, Emile., Villes du Sud, Paris, Editions de l’Orstom, 1996, p. 129. Citée par AGIER, M. (1999), op. cit., p. 62.

(18) Terme utilisé par Michel Agier.

(19) A cet égard, cf. MANGIN, Claude, « Nancy des riches, Nancy des pauvres : des collégiens se représentent leur ville » in. Mappemonde, 2/97. Claude Mangin y propose une analyse et une comparaison d’images mentales d’un espace urbain donné : Nancy. Pour cela, l’auteur retrace et commente une enquête réalisée auprès de collégiens de deux quartiers que tout oppose. Il en résulte alors deux modèles de ville correspondant à deux formes bien distinctes d’appropriation de l’espace.

 

 Références bibliographiques

AGIER, Michel, L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas, Paris, Ed. des archives contemporaines, 1999.

ALMEIDA, Alfredo Wagner Berno (de), Nova Cartografia Social da Amazônia, Belém, 2005.

CHOAY, Françoise, « Six thèses en guise de contribution à une réflexion sur les échelles d’aménagement et le destin des villes », in. BERQUE, Augustin, La maîtrise de la ville : urbanité française, urbanité nippone, Paris, Editions de l’EHESS, 1994.

DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, 1. Manières de faire, Paris, Gallimard, 1990.

LEWIS, Oscar, Mexican Case Studies in the Culture of Poverty, New York, Basic Books Inc., 1959.

MANGIN, Claude, « Nancy des riches, Nancy des pauvres : des collégiens se représentent leur ville » in. Mappemonde, 2/97.

MARTUCCELLI, Danilo, Sociologies de la modernité : l’itinéraire du XXème siècle, Paris, Gallimard, 1999.

PREVÔT-SCHAPIRA, Marie-France, « Territoires urbains et politiques sociales en Amérique latine. Réflexions à partir des cas argentin et mexicain », in LE BRIS, Emile., Villes du Sud, Paris, Editions de l’Orstom, 1996.

SERRE, Agnès, Belém, Une ville amazonienne. Aménagement du territoire et organisations populaires, Paris, L’Harmattan, 2001.

 

Pour citer cet article:

Céline Raimbert, " Kaléidoscope de la ville et de ses représentations. Regards croisés de la recherche et de l'interdisciplinarité", RITA, n°1: Décembre2008, (en ligne), Mis en ligne le 10 novembre 2008. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/traits-dunion/kaloscope-de-la-ville-thema-625.html