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    Crise dans les Amériques
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Rencontres

 

Avec Christian Bataillou

 

 

Dans le cadre du troisième numéro de RITA « Les territoires du voyage », le comité de rédaction a souhaité rencontrer Christian Bataillou, sociologue et enseignant-chercheur à l’Université Via Domitia de Perpignan, qui a répondu à nos questions  sur le voyage, le tourisme et les migrations.

 

Les points traités dans cette rencontre sont :


1. Présentation

 

2. Le tourisme comme objet d’étude

 

3. Le voyage

 

4. Voyage et tourisme

 

5. Regards sur l’Autre exotique

 

6. Le voyage comme quête initiatique

 

7. Frontières, territoires et mobilités


8. L’Autre dans un nouveau territoire

 

9. Les nouvelles formes de tourisme

 

10. Rapports à l’Autre

 

11. Méconnaissance et intégration de l’Autre

 

12. Le voyage comme expérience personnelle

 

 

http://www.revue-rita.com/images/stories/Imagesnum3/bataillou.jpg
 
 

Christian Bataillou

Sociologue (MCF HDR) à l’Université Via Domitia de Perpignan, Responsable de l’équipe de recherches “Tourismes et Identités” au sein du CREC (Centre de Recherche et d’Etudes Catalanes).

 

Thèmes de recherche : Impacts du tourisme ; mobilités ; identités ; vulnérabilités ; espace vécu et perçu ; région transfrontalière catalane, pays méditerranéens, Europe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’analyse est conduite à partir d’une synthèse de travaux de géographie, d’anthropologie et d’économie territoriale sous forme d’études de cas. La construction théorique résulte de la confrontation des résultats de ces études et d’une réflexion plus générale sur les vulnérabilités susceptibles d’être engendrées par un développement des territoires fondé sur le tourisme. En effet, la notion de territoire touristique est loin d’être fondée théoriquement. Elle implique de revisiter les notions d’espace vécu et perçu, de questionner les écarts existants entre la construction d’images dans la communication institutionnelle et privée relative au marketing touristique et les fondements identitaires des sociétés accueillant le tourisme. Elle renvoie aussi à la question d’un différentiel des pratiques sous-jacentes à la territorialité traditionnelle des populations résidentes et à la territorialité touristique. Nous cherchons à identifier trois formes de vulnérabilité des contextes touristiques : la vulnérabilité des milieux comme propension des ressources à un endommagement sous l’effet des activités liées au tourisme ; la vulnérabilité économique (au sens des capacités des acteurs à anticiper les évolutions, à prendre en compte les incertitudes, à gérer des conflits et s’organiser, problèmes d’accessibilité, de diversification de l’offre touristique) ; la vulnérabilité comme risque de perte identitaire. Le champ concerne la région transfrontalière catalane et diverses situations en Europe et dans les pays méditerranéens.

Dans ce cadre, il dirige les recherches d’étudiants (master recherche et doctorants), organise des colloques (huit colloques depuis 2003 dont quatre en co-organisation) et participe aux travaux à titre individuel de réseaux de recherche étrangers.

 

1.     PRÉSENTATION


RITA : Cet entretien a lieu dans le cadre de la parution du numéro 3 de la revue RITA qui s’intitule « les territoires du voyage ». Pour commencer, pouvez-vous vous présenter brièvement, présenter votre parcours, et nous expliquer comment vous vous êtes dirigé vers cette thématique du voyage, du tourisme et des identités ?

 

Christian Bataillou : J’ai été expatrié pendant une quinzaine d’années, pour l’essentiel en Afrique, Maghreb et Afrique Sub-Saharienne, et j’ai par ailleurs, beaucoup voyagé à titre personnel. J’ai profité de mes séjours prolongés dans chacun des pays où je travaillais soit  pour les administrations locales, l’Unesco, la Banque Mondiale, le Ministère des Affaires Etrangères ou de la Coopération. J’en ai retiré un certain nombre d’observations, sans prétentions à l’époque, pour en tirer des extrapolations au niveau du tourisme. Ce qui m’intéressait principalement, c’était la problématique des frontières : « coupures ou coutures ? ». C’est d’ailleurs sur ce thème que j’ai fait ma recherche doctorale, je voulais savoir si l’on pouvait, grâce à des coopérations, des opérations de coopération transfrontalière, passer d’un simple échange d’informations à une concertation, une harmonisation et aboutir à une intégration, véritable récupération d’une unité territoriale préalable à une recomposition d’un territoire. C’est cela qui m’intéressait, et l’Afrique se prête bien à ce type d’observations puisqu’elle connaît des découpages pour le moins arbitraires, liés à la colonisation. Je suis ensuite revenu en Europe, à Barcelone où j’ai occupé un poste d’enseignement pendant quatre ans. Après l’Espagne, j’ai demandé une affectation à Perpignan. J’y ai retrouvé cette thématique de la frontière et du territoire transfrontalier avec une Catalogne coupée en deux, j’ai donc continué à travailler les thèmes des frontières et des territoires. Mon intégration au sein du département tourisme que j’ai dirigé pendant quelques années, a naturellement fait évoluer ma recherche vers le tourisme (comme franchisseur de frontières de tous ordres par excellence) et les mobilités appliquées au champ géographique de la Méditerranée, ce qui inclue évidemment, outre les mobilités touristiques, celles de type migratoire.

 

2. LE TOURISME COMME OBJET D’ÉTUDE

 

RITA : Comment doit être appréhendé le tourisme ? Est ce que c’est un outil d’étude des phénomènes sociaux ou est ce que c’est un objet d’études à part entière selon vous ?

 

Christian Bataillou : C’est un vaste débat sur lequel les universitaires sont divisés. On a beaucoup parlé, de façon polémique, de la tourismologie. La tourismologie est un terme ancien (les années 70) que l’on doit à un géographe yougoslave, Zivadin Jovicic. Il a ensuite été repris par plusieurs chercheurs et en particulier à Perpignan par Jean Michel Hoerner. Il est pour le moins très discutable de parler de la tourismologie comme d’un champ unique. En fait, et tous les chercheurs s’accordent sur ce point, le tourisme est au croisement de plusieurs disciplines, de plusieurs champs disciplinaires, et je crois qu’il est plus pertinent de parler de sciences du tourisme au pluriel. C’est en ce sens, que l’on a fait adopter par le conseil scientifique de l’université une mention de doctorat qui s’appelle « sciences du tourisme » au pluriel, un peu comme les sciences de l’éducation et qui se substitue à la mention tourismologie. Sans aucune prétention, mais avec l’espoir que la multiplication des recherches produise un corpus suffisamment conséquent pour pouvoir prétendre en faire une science, une discipline à part entière reconnue entre autre par le CNU.

 

RITA : Une science du tourisme ?

 

Christian Bataillou : Peut être pas une science du tourisme mais quelque chose qui pourrait être un champ multidisciplinaire dédié aux tourismes et aux loisirs. A ce jour, tous les outils que l’on emploie viennent d’ailleurs, du monde économique, du monde mathématique, du monde juridique. Mais je crois fermement que l’on arrivera à faire accepter le concept de « sciences du tourisme et des loisirs ».

L’acceptation de la pluridisciplinarité est souhaitable ne serait-ce qu’au niveau des doctorants. Quand on soutient un travail de thèse avec pour objectif la qualification aux fonctions de maître de conférences, c’est un handicap que de devoir être évalué par un jury composé de spécialistes de plusieurs disciplines. Se pose alors le problème d’être performant dans toutes les disciplines. Il faut bien admettre à un moment donné que les sciences du tourisme sont au croisement de toutes ces disciplines et que le chercheur en sciences du tourisme est celui qui sait agréger tout ou partie de ces disciplines. Ce n’est pas un géographe, un historien, un économiste, un sociologue, anthropologue, ethnologue, psychologue, juriste (la liste n’est pas exhaustive), mais quelle que soit l’approche envisagée, elle comporte toujours un peu de chacune de ces disciplines. Ce qui est difficile  à faire entendre aujourd’hui à un certain nombre d’universitaires. 

 

RITA : Pouvez vous nous parler de vos méthodes d’enquête, du recueil d’informations dans l’espace frontalier.

 

Christian Bataillou : Au niveau de l’espace frontalier, nous travaillons essentiellement sur le terrain, à partir d’entretiens notamment, et en collaboration avec les universités au sud, tout particulièrement l’UdG (Gérone) et l’UB (Barcelone). Nous en retirons une bonne connaissance de la population, et des acteurs touristiques qui peuvent être, par exemple, hôteliers, gérants de camping, institutionnels.

 

3. LE VOYAGE

 


RITA : Nous allons maintenant parler du voyage. Pour commencer, que veut dire voyager aujourd’hui ?


Christian Bataillou : Je crois que pour parler de voyage il faut partir des concepts basiques du temps libre et des loisirs. On a coutume de dire que le tourisme fait partie des loisirs qui eux-mêmes sont inclus dans l’ensemble plus vaste du temps libre conçu en opposition au temps contraint par le travail. Et la première question qui se pose aujourd’hui est de savoir si le voyage fait partie des loisirs. On constate, à partir notamment des récits de voyageurs, de grands voyageurs, que le seul voyage est suffisant pour motiver un départ de chez soi : c’est alors voyager pour le plaisir du voyage. Le motif, ce n’est donc pas le bout du voyage mais le voyage lui-même.

L’observation des mobilités touristiques d’aujourd’hui nous apporte un éclairage très différent. Le voyage est considéré comme le passage obligé pour aller d’un point à un autre et qui, de ce fait, prend du temps au temps libre. Or si l’on considère que l’une des caractéristiques fondamentales du loisir est l’hédonisme, le voyage comme trajet aller/retour contraint entre domicile et lieu de vacances, n’est plus un temps de loisir.

Se pose alors une seconde question : si le voyage n’est plus un loisir, fait-il encore partie du champ du tourisme (considéré comme partie intégrante des loisirs) ?

 

RITA : Il y a une notion de déplacement.

 

Christian Bataillou : Oui, quand on parle du voyage on l’assimile souvent à une mobilité. Mais la mobilité n’est pas seulement physique. Nombreuses sont les citations qui font référence à des voyages sans déplacement ou presque. On peut passer, comme le suggérait Xavier de Maistre, quarante deux jours en voyageant autour de sa chambre, ou encore voyager, comme l’écrit Patrick Segal, « dans sa tête ».

Pour ma part, je crois que le voyage est une série d’étapes. Van Gennep l’a montré et d’autres encore. On peut en compter trois, ou cinq comme c’est le cas dans l’ouvrage que j’ai écrit à propos du voyage. Plus que la mobilité physique, ce qui est important, c’est l’accomplissement de toutes ces étapes qui produit l’acte de voyage. Ainsi, par exemple, concevoir le voyage, c’est être déjà en voyage sans pourtant l’avoir commencé « physiquement ». C’est à mon sens, fondamental. De même, le changement qu’amène le voyage ne serait pas, sans la rencontre. Et Alexandra David-Neel, exploratrice et grande voyageuse, le confirme lorsqu’elle dit à ce propos que  lorsqu’on va d’un point à un autre sans rencontrer les gens, « on ne voyage pas, on se déplace ». Et il faut bien souligner que cette rencontre qui résulte du voyage, de la mobilité, n’impose aucunement une durée ou une distance minima. La mobilité dans ce cas n’a pas besoin d’être forcément très longue et on peut avoir une rencontre, une interaction avec l’Autre sans aller très loin.

Cette coprésence, cette rencontre peut se faire à la limite dans le métro, dans le bus, à tout moment. Je crois donc qu’il faut différencier la notion de mobilité physique associée au transport, de la mobilité en général. La mobilité est en fait une relation sociale avec un changement qui peut être un changement de lieu. Mais qui peut être autre chose, et l’imaginaire prend ici une place déterminante. Concevoir le voyage, l’imaginer, le préparer, c’est déjà voyager. Il n’y a donc pas forcément besoin de se déplacer. Ces voyageurs de l’immobile peuvent donc « revenir sur terre », sans être partis physiquement (avec un bilan carbone idéal !)

 

RITA : Vous avez parlé de Van Gennep et de différentes étapes. Est-ce qu’on peut donc considérer que le voyage est un espace de marge ?

 

Christian Bataillou : Pour le voyageur au sens noble, oui. Pour le voyageur au sens moderne, qui utilise le transport physique dans le cadre du tourisme de masse, non. Le vécu de la marge est très enrichissant, c’est en quelque sorte, comme s’extraire de son espace privé  et entrer dans le sacré. Cette notion de marge n’est, par définition, réservée qu’à un petit nombre de personnes, qui pourraient être dans le cas qui nous occupe, les voyageurs, les explorateurs.

 

4. VOYAGE ET TOURISME


RITA : Le tourisme n’aurait donc pas le même statut, on ne peut pas le considérer comme un espace de marge ?

 

Christian Bataillou : Non, je pense qu’aujourd’hui, le voyage comme simple aller et retour intégré au séjour touristique, pour lequel on a mis en place toute une panoplie de commodités, matérielles, sécuritaires, parce qu’il est destiné au plus grand nombre, devient l’espace central, sorte de bulle protectrice autour du voyageur. C’est certainement grâce à ça, ou à cause de ça que beaucoup d’entre nous voyagent. Dans un contexte d’imprévus, d’insécurité, la plupart de ceux qui, aujourd’hui vont passer une fin de semaine au Maghreb ou une semaine aux Etats-Unis, n’iraient pas ou n’iraient plus. Mais du coup, on fait du voyage quelque chose qui doit être le plus réduit possible, parce qu’on l’assimile à du temps perdu. C’est presque une nuisance. Il n’y a plus la magie qui consistait à partir au sens d’Hello :

 

« Quand on est à Paris, on ne voudrait pas, même si la chose était possible, supprimer la route et arriver sans voyage au terme du voyage. […]. A Paris donc, l'homme qui va partir caresse l'idée de son voyage et ne voudrait pas être arrivé déjà au but. En route, il espère voir  » (Hello, 1946).

 

Ou simplement à passer une frontière, le passage de la frontière, même encore au début du 20e siècle était un rituel. Il y avait une première frontière, puis un espace entre les deux frontières, et enfin la deuxième frontière, véritable rite de passage, avec ses appréhensions liées aux fouilles, aux contrôles. Un autre système policier, un autre système administratif et réglementaire, c’était l’inconnu, préalable à une aventure possible. Cette nouveauté est aujourd’hui réduite au minimum, le guide, l’accompagnateur, qui sont là, s’occupent des différentes formalités. On sait qu’on est en sécurité, on a payé, on est assuré, on reviendra. En gros, c’est ça.

 

RITA : Il y aurait une désacralisation. Le tourisme serait un voyage désacralisé ?

 

Christian Bataillou : Oui et non. Dire que le tourisme est un voyage désacralisé, revient à assimiler tourisme et voyage, ce qui n’est pas forcément vrai. Je crois qu’on doit pouvoir, ou qu’on devrait pouvoir être touriste sans forcément être obligé de passer par le voyage. On peut être touriste chez soi, pour simplifier. Dans le tourisme, on invoque souvent la notion de rupture avec le quotidien, mais cette rupture est davantage liée à la curiosité et à la capacité d’ouverture à l’Autre qu’au déplacement. Si l’on revient au voyage comme partie intégrante du loisir, il faut rappeler au préalable les quatre caractères constitutifs de ce dernier. Le loisir doit être désintéressé, libératoire, personnel et surtout hédonistique. Or l’on admet qu’aujourd’hui, le voyage ne donne pas ou peu de plaisir. Ainsi pour rejoindre le Maghreb depuis la France, on prend l’avion auprès d’une compagnie low-cost, et la place réservée est toujours un espace incommode que l’on souhaite abandonner au plus vite. Exit les croisières de deux ou trois jours conçues comme partie intégrante et gratifiante du séjour touristique. Ce côté plaisir du voyage en soi n’existe plus. On en revient à ce que je disais au début, s’il n’y a pas de plaisir, est-ce encore du loisir ? De ce fait, le tourisme comme loisir se détache du voyage comme transport et va commencer après lui.


5. REGARDS SUR L’AUTRE EXOTIQUE

 

RITA : Tout à l’heure vous parliez de l’importance des rencontres dans le voyage. Quelle est la place des rencontres dans le tourisme et dans le voyage ?

 

Christian Bataillou : Dans tous les cas, la rencontre suppose la même capacité de la part de celui qui va à la rencontre de l’Autre, c’est une capacité d’ouverture, une capacité d’empathie. Je dirai que c’est une absence de peur ou une maîtrise de cette dernière. C’est parce que l’on a  une appréhension, une méfiance envers l’Autre, que l’on se ferme et que l’on n’arrive pas à échanger avec l’Autre. C’est probablement ce qui détermine la qualité, voire l’existence d’une relation. On parle beaucoup d’inter culturalité aujourd’hui, c’est à la mode. A ce propos, il faut faire la différence entre la multi culturalité, au sens de l’acceptation d’une proximité, une tolérance si on peut dire, et l’inter culturalité où, au contraire, il y a interpénétration, on se met ou on essaie de se mettre à la place de l’autre. Pour arriver à cette inter culturalité, dans les deux cas, dans le voyage comme dans le tourisme, il faut être capable d’aimer l’Autre. Si on n’a pas cette capacité d’apprécier ou d’aimer l’Autre, on aboutit à la situation constatée pour le tourisme de masse, c'est-à-dire que la proximité au lieu de gommer les différences et d’être, comme le souhaitait l’OMT « un facteur de paix » exacerbe ces mêmes différences et culmine dans la peur de l’Autre, qui empêche la rencontre. Il n’y a qu’à voir les clubs de vacances d’aujourd’hui, ce sont des bulles, des espaces-objets transitionnels au sens de Winnicot. Dans ces bulles, on est protégés de l’Autre et quand, exceptionnellement il se manifeste, c’est un Autre qui a été trié sur le volet, sélectionné : le commerçant par exemple, que l’on laisse entrer pour vendre ses « souvenirs » n’est plus un cagot et présente dès lors toutes les garanties. Alors qu’à deux cent mètres du même club de vacances, on pourrait voir le même commerçant en situation réelle. Lorsqu’il se prête au jeu, et qu’il rentre dans le club, il est aseptisé en quelque sorte, il n’est pas dangereux tout en restant exotique pour les touristes ; or ça, ce n’est plus l’Autre. Ce qu’il montre (ou qu’on lui permet de monter), c’est le front office au sens de Goffman, il va donc agir de façon totalement prévisible et contrôlée en gommant tout ce qu’il est. L’authenticité présentée est recréée et mise en conformité avec l’imaginaire que l’on a préalablement vendu au touriste. L’imaginaire est très intéressant dans la démarche du touriste mais sa manipulation présente de nombreux revers. On est parti avec un imaginaire et on ne veut pas être déçus. Par conséquent, il faut que l’Autochtone ressemble à l’image que l’on a acheté : on est parti pour voir un Autre et on le veut différent de nous. C’est un peu comme si, en allant en Corse, on n’attendait quant à la musique, que des chants polyphoniques. Cela peut aboutir à des situations remarquables, qu’il est intéressant d’étudier.

Par exemple, tout près de nous, à une demi-heure de Perpignan, passée la chaîne des Pyrénées, on peut se rendre en Espagne, et très fréquemment les gens d’ici vont y faire des courses. S’ils se rendent au restaurant, on leur propose très souvent un menu « typiquement local ». Ce qui donne à Rosas, par exemple, une paëlla servie avec une sangria. Pourtant la paëlla n’est pas de Rosas, ni même de Catalogne, c’est un plat Valencien. Et de plus, la sangria, n’est pas pour un espagnol, la boisson la mieux à même de l’accompagner. C’est tout juste si on ne demande pas aux serveurs de porter un sombrero mexicain comme on peut les voir sur les Ramblas de Barcelone. Le différent suffit au touriste pour fonder l’authentique : si c’est différent, c’est authentique !

 

RITA : On en vient aux questions de culture et d’identité dont on parle souvent lorsque l’on évoque justement les rencontres.

 

Christian Bataillou : Le tourisme est un des facteurs qui influe sur l’identité, par exemple à travers la création d’images d’Épinal, très réductrices mais très pratiques pour les agences touristiques, les guides et généralement l’ensemble des acteurs confrontés au touriste. Ce faisant, on assimile de facto l’Autre à un groupe, à un collectif. On glisse d’une identité qui doit rester individuelle, à une identité collective. Ce passage est pratiquement toujours négatif. Pour illustrer ce phénomène, on peut prendre le cas, dans un tout autre contexte, de l’immigration espagnole. En 2009, c’était l’anniversaire de la Retirada, il y a 70 ans environ 500 000 espagnols franchissaient la frontière et en arrivant sur le littoral et l’arrière pays roussillonnais, cessaient d’être des individus pour devenir « des espagnols ». Dès lors, d’un travail mal fait, on disait que c’était « un travail d’espagnol ». Quelques décennies plus tard, un travail mal fait c’est un « travail d’arabe », c’est le même concept : le collectif comme négation de l’individu. Et cette différence qu’on étale au grand jour entre les groupes, entre les identités collectives, est le prélude à une hiérarchisation inavouée entre ces mêmes collectifs, et devient une manifestation d’un racisme déguisé, rebaptisé sous le terme de culture. Lorsque l’on avance que « ces gens n’ont pas la même culture que nous », on pense très fort que leur culture est moins bien que la nôtre. Donc culture, identité, je crois qu’aujourd’hui ces termes sont utilisés, dans le monde du tourisme mais pas seulement, avec une connotation négative, même si, et c’est probablement le plus inquiétant, c’est fait inconsciemment.

 

6. LE VOYAGE COMME QUÊTE INITIATIQUE


RITA : Le prochain numéro de la revue Rita sera consacré à la jeunesse. Quels liens peut-on trouver entre la jeunesse et le voyage ?

 

Christian Bataillou : Le voyage tel qu’on le concevait à l’origine, le voyage au sens du périple, ce voyage là, était certainement initiatique. Et parce qu’il était initiatique, on pouvait facilement le rattacher à la jeunesse et l’exemple au XVIIIème siècle du « Tour » des jeunes anglais le prouve, et c’est probablement le cas de civilisations antérieures, le plus souvent sous forme de pèlerinages. Je pense aux grecs, car même si on ne peut pas parler de tourisme dans l’Antiquité, il n’y en existait pas moins les notions de voyage, et de pèlerinage. C’était Delphes alors, comme aujourd’hui Saint Jacques de Compostelle. Dans le voyage, il y a un apprentissage qui transforme le voyageur et le fait revenir différent. Je pense que le voyageur exemplaire, c’est Ulysse dans l’Odyssée. D’abord parce qu’il fait un tour au sens propre du terme, parce que ce tour dure suffisamment longtemps ou comporte suffisamment d’épreuves pour qu’au retour Ulysse soit vraiment différent : à l’exception d’Argos, son chien, personne ne le reconnaît, il a donc vraiment changé !

Concernant cette dimension initiatique, on pourrait penser effectivement que la jeunesse en quête de nouveauté, d’aventure ou d’elle-même, devrait à un moment ou à un autre être intéressée par l’expérience du voyage. Mais eu égard à ce que nous avons évoqué précédemment, il me semble que c’est moins vrai aujourd’hui, peut-être parce que la part de risque et d’aventure est devenue minime, et plus certainement parce qu’il ne s’agit plus du voyage au sens du circuit, du tour, du périple mais davantage d’un aller et retour, d’une transplantation au sens de J.D Urbain. L’exemple des jeunes américains qui veulent marquer la fin de leur cursus universitaire en allant sur une plage de Cancun montre bien que ce type de célébration est détaché du voyage. Il ne faut voir qu’une dimension matérielle au transport qui permet d’arriver le plus vite possible sur une plage retenue, non pas pour son histoire, mais pour le contexte permissif et bon marché qui permet de faire la fête. La dimension initiatique existe probablement mais ailleurs que dans le voyage lui-même. Ces pseudo événements, au sens de Barthes, n’ont pas grand-chose à voir avec le voyage initiatique comme on le conçoit au départ.

Par ailleurs, il faut souligner le rôle du groupe dans le voyage qui constitue une autre difficulté eu égard à la dimension initiatique. Cet esprit grégaire caractéristique du tourisme de masse, n’épargne pas la jeunesse, or, pour que le voyage soit vraiment profitable et pour que la dimension initiatique se réalise pleinement, je crois qu’il faut voyager seul.

Si on se réfère au pèlerinage, qui est une des formes les plus anciennes de tourisme, on constate auprès des personnes interrogées sur les circuits de pèlerinage, que presque toutes s’accordent sur le fait qu’il faut être seul, si on veut vraiment rencontrer, s’ouvrir, avoir une interaction multi sensorielle, c'est-à-dire à la fois parler à quelqu’un, manger quelque chose avec lui, échanger, etc. Dès l’instant où l’on est deux ou plus, on se regroupe, donc on fait parfois inconsciemment une bulle qui  enferme, qui protège, et c’est fini. En fait, il faut être dans une situation de fragilité, de sensibilité pour laisser venir les autres ou aller vers eux.

 

RITA : Une vulnérabilité, une ouverture ?

 

Christian Bataillou : Oui. Mais cette vulnérabilité, précisément, et je reviens à ce qu’on a dit tout à l’heure, est limitée au maximum par les acteurs, les professionnels du tourisme qui savent qu’une sécurisation et une diminution des imprévus inhérents au voyage, sont une garantie nécessaire à leur volume de ventes. Donc, et s’agissant du tourisme de masse, les conditions ne sont pas réunies pour que le voyage soit une invitation à l’ouverture et à la découverte.

 

RITA : Dans ce cas, est-ce que le voyage a disparu ?

 

 Christian Bataillou : Non, il n’a pas disparu, il faut relativiser, les voyageurs auxquels on se réfère en les idéalisant parfois n’étaient pas si nombreux. On peut penser qu’aujourd’hui, il y en a au moins autant qu’avant. Si on ne les voit pas beaucoup, c’est que par nature, ils ne sont pas gens à se montrer. L’enrichissement lié à leur expérience est avant tout un enrichissement personnel qui n’a pas vocation à produire des témoignages et à ramener des souvenirs comme autant de preuves du voyage. Au fond, on reconnaît le vrai voyageur au sens où il n’a pas besoin de démontrer. Le touriste, au contraire, a besoin de démontrer qu’il a bougé au risque d’être stigmatisé. Celui qui n’a pas voyagé, qui n’a pas bougé pendant l’été par exemple, qui dirait « je suis resté là et j’ai fait un voyage autour de ma chambre », serait stigmatisé, le voyage passant à devenir une norme sociale.

 

RITA : C’est pour cela qu’on ne parle pas beaucoup des voyageurs ?

 

Christian Bataillou : Je crois que le voyageur n’a besoin ni de parler ni que l’on parle de lui. Chaque voyage n’est que prétexte à un nouveau départ, comme une quête permanente qui n’appelle pas de démonstration extérieure.

 

RITA : En voyant des termes comme commerce, développement, stratégie, qui apparaissent dans les titres de certains de vos ouvrages, qu’est ce que l’on peut dire de la relation entre le voyage et la raison économique ?

 

Christian Bataillou : Je crois que l’essentiel de ce qu’on lit aujourd’hui eu égard au voyage ou au tourisme est lié à une approche économique. Les véritables motivations qui poussent au montage de projets touristiques sont d’abord économiques. Cette recherche de rentabilité économique n’est pourtant pas toujours à l’avantage des populations d’accueil. Je crois qu’il faut bien distinguer deux cas très différents : lorsqu’on monte un projet touristique dans un pays en voie de développement et dans un pays, disons, développé. Dans un pays comme le nôtre, lorsqu’on monte un projet touristique, je crois que les retombées économiques sont plutôt positives. Des emplois sont créés et les capitaux investis sont souvent des capitaux locaux qui vont bénéficier à la population locale. Dans un pays en voie de développement par contre, une grande partie des ressources humaines, des biens, services et capitaux sont importés, y compris les modèles architecturaux et les modes de fonctionnement qu’ils induisent. La première équipe qui gère l’établissement, par exemple, est une équipe expérimentée, ce n’est que rarement une équipe locale. Ces projets sont souvent mis en œuvre au détriment d’autres activités, agricoles par exemple : on monopolise des terrains, des ressources en eau entre autres, pour aboutir à une véritable monoculture touristique.

Les deux terrains d’application pour un même projet touristique ne produisent pas du tout les mêmes effets sur le plan économique, même si dans un cas comme dans l’autre, c’est d’abord une argumentation économique, qui les sous-tend. Il faut ajouter à cela le fait que l’on ne prend jamais le temps, à mon avis, d’analyser toutes les conséquences que ces projets peuvent avoir sur le plan des cultures, sur le plan des traditions, sur le plan des identités, voire sur le plan des territoires. En effet si le territoire est un espace doté d’une identité, cette dernière sera toujours affectée par les mobilités qui la traversent et qui peuvent l’exacerber, ou au contraire, la faire disparaître au bénéfice d’une autre qui serait plus globale, ce qui revient à dire, dans le monde d’aujourd’hui,  plus occidentale.

 

7. FRONTIÈRES, TERRITOIRES ET MOBILITÉS

 

RITA : Vous nous parliez des territoires, et justement, ce numéro 3 de la revue RITA s’intitule « les territoires du voyage ». Pouvez-vous nous raconter vos expériences des frontières, qui sont des territoires de voyage par excellence.

 

Christian Bataillou : La frontière n’a pas qu’une dimension politique ou étatique. Et le voyage le montre bien qui fait appel à la notion de frontière, géographique, mais aussi sociale, mentale. Voyager, c’est franchir des limites, sortir d’un environnement habituel et quand je parlais d’initiation tout à l’heure, on voit bien que ce type de voyage là est une initiation un peu comme celle que connaît le bébé qui sort du ventre de sa mère : premier voyage, première séparation. Si l’on fait la relation avec le territoire, comme espace doté d’une identité, il faut pourtant toujours une limite au territoire à un moment donné. La très grande mobilité repose sur la notion de limites parce qu’elle conduit à des territoires très fluctuants. Les gens très mobiles peuvent appartenir à plusieurs territoires à la fois.

Prenons l’exemple des allemands résidents à Palma. En leur qualité de citoyens européens, ils votent aux élections locales. Ils ont une double appartenance territoriale, Allemande, mais aussi Baléare et le manifestent en prenant part activement à la vie locale de l’un ou l’autre des territoires (certains sont élus municipaux, par exemple). Cette multi appartenance territoriale est aussi le fait des immigrés qui font des itinéraires de transportation régulièrement. Les  immigrés qui viennent d’arriver en Espagne en provenance d’Amérique Latine, comme du Maghreb, reviennent régulièrement dans leur pays d’origine, en gardant l’espoir d’un retour définitif. Les voyages, internet et la télévision par satellite leur donnent l’impression d’être autant au Pérou ou au Maroc qu’en France ou en Espagne. L’exemple du football algérien en est une illustration. Ces immigrés qui sont sur deux territoires, deux cultures peuvent en retirer un enrichissement. Alors que l’immigré politique dont on parlait tout à l’heure qui, lui, venait pour du long terme, sans espoir de retour, est dans « l’entre deux », comme espace d’un mal-vivre. 

A l’opposé de ceux qui vivent sur plusieurs territoires et surmontent sans difficultés majeures les frontières géographiques et mentales, certains individus qui, malheureusement ne sont pas très mobiles, ont péniblement accès à une portion congrue de territoire borné par des limites, des frontières physiques, économiques, sociales ou cognitives. La mobilité peut alors devenir facteur de discrimination.

 

RITA : La mobilité n’est pas toujours positive ?

 

Christian Bataillou : Non, dans la mesure où la mobilité positive, dans le sens où elle ouvre l’accès à plusieurs territoires, suppose une capacité d’appréhender cette mobilité à minima. Or nous n’avons pas tous les mêmes capacités, sur le plan économique, sur le plan culturel, sur le plan corporel, puisque la mobilité comme capacité à se déplacer, peut exiger aussi un effort physique. On peut s’accorder facilement sur le fait qu’il y a une grosse différence entre quelqu’un qui n’est pas habitué à voyager et quelqu’un qui voyage beaucoup. Et cette discrimination vaut autant pour le cadre et l’immigré, qui n’a pas une moindre expérience du voyage, au regard de celui qui, dans un village ou une banlieue défavorisée n’a pas été préparé à développer cette capacité à se déplacer et en résulte discriminé.

 

 

8. L’AUTRE DANS UN NOUVEAU TERRITOIRE

 

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