Edito n°3
"Je hais les voyages et les explorateurs", affirmait Claude Lévi-Strauss en guise d’ouverture au récit de ses pérégrinations et observations sous de Tristes Tropiques (1955), comme pour distinguer l’ethnologue de cette pratique aussi transitoire qu’ « insipide » (1955 :9). Dès les pages suivantes, il ne peut néanmoins que constater l’attrait qu’exercent sur le public les « livres de voyage, compte-rendu d’expédition et albums de photographie où le souci de l’effet domine » (1955 :10). A l’heure où le tourisme se massifie autant qu’il se diversifie et se personnalise, les voyageurs des siècles passés et leurs récits extraordinaires de contrées inconnues et mythiques laissent la place à une myriade de touristes, appareils de photographie au poing ou sacs sur le dos, avides de liberté et de grands espaces, en groupes organisés ou solitaires, toujours en quête d’un ailleurs et d’un autre ultime, d’un exotisme sans cesse réinventé où « l’identité se construit à l’épreuve de l’altérité » (Marc Augé, 1999). Altérité et tourisme, tels sont les maître-mots de ce troisième numéro de RITA consacré aux « territoires du voyage ». Et lorsque ces termes se conjuguent aux Amériques, la figure de l’Indien ne tarde pas à occuper le devant de la scène. Cinq siècles après le renversement de stigmate opéré par Montaigne dans « Des cannibales » (Essais, livre I, chapitre 33, « Des cannibales », 1595), le mythe de l’Indien, devenu « bon sauvage », ne semble pas cesser d’opérer et de nourrir les fantasmes d’Occidentaux, tour à tour, voyageurs, explorateurs, touristes, baroudeurs ou citoyens. De façon plus large, les voyages se présentent souvent comme des quêtes initiatiques, des quêtes de sens, des quête de l’ailleurs, ils sont l’occasion d’une confrontation de Soi à l’Autre, de la part du visiteur mais aussi du visité, et se concluent parfois par une réflexion sur le rapport de soi à l’autre et au monde.
Persévérant dans notre triple objectif de proposer un espace pluridisciplinaire, destiné principalement aux jeunes chercheurs et chercheuses, et ouvert aux contributions internationales, nous vous proposons aujourd’hui de découvrir dix articles classés dans Théma. En outre, vous découvrirez des Notes de recherche hors thématique et deux Regards sur les Amériques.
Les articles présentés dans Théma constituent donc autant d’invitations au voyage. Souvent choisi et préparé, le voyage s’apparente d’autres fois à une migration. Cecilia del Pilar Mendoza nous propose ainsi une analyse du « déplacement et de l’errance dans la ville colombienne ». Le voyage est alors sans retour, retour au lieu du départ et des origines, retour d’expérience aussi. Les pérégrinations, en confrontant le voyageur à l’Autre, mènent parfois au relativisme et se font alors voyages d’expérience ou de recherche. Nicolas de Ribas retrace ainsi le parcours européen d’un créole péruvien au temps des Indépendances américaines et livre une réflexion sur La construction de l’Amérique libre au travers des voyages du jésuite indépendantiste Viscardo y Guzmán (1748 – 1798). D’autres fois, le jugement est plus acerbe ; et les voyageurs français du XIXème siècle de peiner à reconnaître dans les Indiens du Brésil leurs semblables, comme le montre Clotilde Gadenne dans son article sur L’altérité niée. Terence Keller de Andrade , quant à lui, s’interroge sur la manière dont ces voyages exploratoires peuvent constituer des prémices de mise en tourisme. Il s’intéresse notamment au cas de l’Amazonie brésilienne dans Voyageurs, savants et philosophes naturalistes : éléments pour une mise en tourisme des espaces en Amazonie ? Depuis ces expéditions en terres amazoniennes ou ailleurs, le voyage s’est popularisé et s’apparente désormais bien souvent à du tourisme ou plutôt des formes de tourisme. En effet, à la suite du tourisme balnéaire, celui-ci s’est fait de plus en plus protéiforme. Ce tourisme de masse par excellence - et ses impacts - est l’objet de l’article de Nicolas le Brazidec qui nous propose une géohistoire de Balneario Camboriú (Brésil) : de la station balnéaire créée ex-nihilo à la métropole régionale. S’ajoutent à cela de nouvelles formes de tourisme telle que le tourisme chamanique (Vincent Basset , Le tourisme mystique : entre quête de soi et initiation religieuse) ou le tourisme politique (Sabrina Melenotte et Clément Marie Dit Chirot, Entre voyage et militantisme : les ambiguïtés du tourisme politique dans l’Etat du Chiapas).
Par ailleurs, comme le soulignent Marie-Laure Guilland et Olivier Cuisset , il arrive aussi que des conflits et dérives inhérents au tourisme et à ses développements les plus récents émergent : antagonisme de valeurs et oppositions d’acteurs (Teyuna Ciudad Perdida (Sierra Nevada, Colombie), Conflit de valeurs face à l’émergence d’une destination touristique), folklorisation (Exotisme et folklorisation :tourisme et culture garifuna à Livingston, Guatemala) par exemple. A cet égard, l’expérience touristique se comprend, avant tout, dans la confrontation à l’Autre, à soi-même, à l’exotisme et aux similitudes. Pour conclure ce Théma, Marion Raimbault propose justement une réflexion autour du regard français sur les guides de voyages : Le voyage au Mexique, rencontre avec l’altérité. La perception de l’Autre dans les premiers guides francophones sur le Mexique (1950 – 1980).
Par ailleurs, nous avons consacré les Rencontres de ce numéro de RITA à Christian Bataillou (Université de Perpignan, France) et Diana Ojeda (Clark University, Etats-Unis). Nous invitons les lecteurs à mettre en perspective ces regards croisés, d’un chercheur – sociologue - français confirmé, voyageur lui-même et d’une jeune doctorante colombienne au profil cosmopolite (économiste et géographe), sur le tourisme, ses formes multiples, sa place dans la société et ses marges en tout genre comme dans la recherche en sciences sociales.
Dans la partie hors thématique, nous trouverons deux Notes de Recherche. La première, présentée par Eduardo Vilar Bonaldi – Investing on a metaphor: Small investors meet the growing Brazilian stock market – traite, sous un angle sociologique, le cas des boursicoteurs non-professionnels et le côté ludique qu’ils confèrent à ces investissements. Dans un tout autre registre, Philippe Colin nous offre une analyse du Discours du paysage, identité(s) et pouvoir en Colombie au XIXIème siècle , où il réfléchit à l’instrumentalisation du paysage par les élites colombiennes, au lendemain des Indépendances, en tant que révélateur identitaire.
Enfin, nous sommes ravis de vous livrer deux Regards originaux sur les Amériques. Tout d’abord, Lucas Avelar nous invite à réfléchir au traitement de l’ébriété dans le Brésil du XVIIIème siècle, dans un article intitulé Civilizar a embriaguez: notas sobre os usos do álcool na América Portuguesa. Quant à Beatriz Palazuelos Mazars , rejoignant le thème du voyage, mais dans un style beaucoup plus littéraire, elle retrace, avec émotion, les cheminements et itinéraires d’une jeune migrante mexicaine, en mal de rêve américain, Idolina, 28 años.
Nous espérons que ce troisième numéro de la revue RITA saura retenir toute votre attention, répondre à vos attentes et stimuler davantage vos interrogations sur les formes multiples du voyage, d’hier à aujourd’hui. Nous vous invitons à rester attentifs au prochain appel à communication de la revue et à nous transmettre vos propositions d’articles pour les éditions à venir.
Céline Raimbert pour le comité de rédaction RITA