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Déchets et conflits métropolitains:les territoires de la gouvernance environnementale à Buenos Aires

L'émergence de nombreux conflits environnementaux dans la métropole de Buenos Aires coïncide avec l'apparition progressive du concept dans les institutions et les pratiques argentines, depuis vingt ans. Les acteurs revendiquent le droit à une justice spatio-environnementale dans une aire métropolitaine profondément divisée entre un cœur économique, la ville-centre, et des banlieues appauvries...

Au-delà de la remise en cause des limites du système de gestion des déchets, les controverses à propos des décharges contrôlées deviennent aussi des pratiques de promotion territoriale et de participation aux décisions métropolitaines. Les acteurs se saisissent d'arguments complexes, qui dépassent le cadre spatial de leur contestation et propulsent leur territoire dans les débats contemporains sur la gestion environnementale dans les grandes villes en développement.L'appropriation de savoirs techniques et juridiques permet aux groupes de contestation d'élaborer des stratégies, pour s'insérer dans les jeux d'acteurs sur la gestion des déchets. La légitimité de leur revendication et leur prise en compte dans le cadre d'une gouvernance urbaine interroge leur capacité à cristalliser une identité territoriale et à la diffuser dans leurs réseaux d'alliance, au-delà de la métropole.

Mots-clés : Métropole; Gouvernance; Environnement; Déchets; Conflits.

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Marie-Noëlle CARRE

Doctorante en géographie
Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine (IHEAL)
Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle

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Déchets et conflits métropolitains : les territoires de la gouvernance environnementale à Buenos Aires

 

 

Introduction

 

          L'émergence de nombreux conflits environnementaux dans les espaces urbains latino-américains interroge la place des équipements collectifs de gestion des déchets dans ces controverses. En Amérique Latine, alors que les installations sécurisées garantissent une gestion environnementale correcte des déchets, les sites existants font l'objet d'une contestation croissante de la part des riverains (Sabatini, 1996), qui refusent tout nouvel équipement, en invoquant le risque sanitaire potentiel auquel ils sont soumis. Ce paradoxe souligne les enjeux de la reconfiguration d'une gestion confrontée à de nouveaux impératifs qualitatifs et environnementaux, et à l'apparition de nouveaux acteurs dans les prises de décision publiques. A la suite de P. Melé, il s'agit donc de se demander comment, au-delà d'une protestation contre les limites techniques des équipements de gestion des déchets, les controverses constituent de nouvelles scènes de production territoriales (Melé, 2004), au cœur des processus de construction métropolitains. A Buenos Aires, la crise que traverse le système de gestion des déchets tient essentiellement à l'apparition à la fin des années 1990 d'acteurs informels et à l'éclosion de nombreux conflits environnementaux, liés à la saturation des décharges et à leur rôle comme facteurs potentiels de pollution. Ces derniers engendrent une reconfiguration géographique de la gestion des déchets, mais aussi un large débat sur leur gouvernance. Les deux conflits, qui se déroulent dans la municipalité de La Matanza, cristallisent de nombreux enjeux techniques, sociaux, économiques et politiques. Cette circonscription politico-administrative se situe dans la Région Métropolitaine de Buenos Aires (1). Il s'agit de la commune la plus peuplée mais aussi la plus pauvre, et la plus polluée. Les stratégies, que les groupes contestataires, développent invitent à s'interroger sur les modalités de l'appropriation et de la promotion du territoire en tant que moteur de la légitimation des revendications. Le premier conflit concerne la décharge contrôlée de González Catán, située au sud de La Matanza, dans les confins de cette banlieue éloignée et mal connectée au reste de la métropole. Le second concerne la construction d'une station de transfert des déchets, destinée à rediriger les ordures ménagères municipales vers la décharge contrôlée de Norte III. Un groupe de riverains, issus du quartier résidentiel de Ciudad Evita, localisé dans le premier anneau périurbain, disposant d'un revenu moyen et d'un bon accès aux services urbains, s'oppose à ce projet.

Nous avons choisi de développer trois aspects de la question : la remise en cause d'un système sociotechnique régional par la revendication d'une justice socio-spatiale environnementale ; la complexité de controverses territoriales, qui mobilisent « quelque chose de plus que l'environnement » (Azuela, Mussetta, 2008); les stratégies d'intégration à une gouvernance du Grand Buenos Aires.

 

I. Une gestion des déchets en crise face au tournant environnemental

          Les deux mouvements d'opposition développés à La Matanza mobilisent trois grandes catégories de conflits: conflit d'usage, conflit d'implantation, conflit environnemental (Melé, 2004 : 4). Ils se situent sous le signe d'une crise frappant le système de traitement des ordures ménagères. Plus largement, cette remise en cause doit être connectée avec l'émergence d'une conscience et d'outils législatifs environnementaux, en Argentine depuis la fin des années 1990. Les habitants doivent alors exprimer des problèmes (Dziedzicki, 2003) jusqu'alors latents et territorialiser des enjeux énoncés à l'échelle nationale (Melé, 2004 : 8).

A. La crise d'un système de gestion des déchets

Le système de gestion des déchets rencontre actuellement une crise d'adaptation aux transformations de Buenos Aires et aux nouvelles exigences environnementales véhiculées à l'échelle internationale. La gestion des déchets à Buenos Aires est fondée sur un schéma d'aménagement territorial métropolitain nommé cinturón ecológico et planifié par la CEAMSE (Coordinación Ecológica del Area Metropolitana, Sociedad de Estado). Entreprise publique créée en 1976, au cours de la dernière dictature militaire (1976-1983), elle est placée sous la responsabilité tripartite de la Nation, de la Province de Buenos Aires et la capitale fédérale. Le cinturón ecológico (Paiva, 2006) doit accueillir trois décharges contrôlées, situées aux marges de l'agglomération, dans des localités pauvres et alors peu urbanisées. Une fois collectés, les résidus urbains sont enfouis dans des cellules isolées du sol par une membrane imperméable. Cette méthode représente alors une innovation majeure. Mis à part à Santiago du Chili, l'implantation de sites similaires dans les autres villes latino-américaines n'intervient qu'à partir de la fin des années 1980 (Sabatini, Lerda, 1996).

 

 

Image 01 :  (CARTE) CEAMSE, INDEC, Proyecto de Planeamiento Estratégico ICO-Pcia de Buenos Aires (sources).

Réalisation : Marie-Noëlle CARRE, 2010.

 

Cependant, au cours des années 1990, le système et ses méthodes sont confrontés à trois grands défis technique, social et politique. Les deux plus anciennes décharges, Villa Domínico et González Catán, arrivent au terme de leur vie utile. Cette saturation est accélérée par la modification quantitative et qualitative de la production de déchets. Buenos Aires connaît une croissance démographique et économique importante (INDEC, 2000) et l'amélioration du niveau de vie engendre une transformation de la consommation, elle-même se traduit par une augmentation de la production de déchets d'emballages. Par ailleurs, l'expansion de la ville accroît encore la proximité des plus pauvres avec les sites de décharges. Aux externalités négatives qui leur sont associées (odeurs, poussières, bruits) s'ajoute la remise en cause croissante du bon isolement du site par rapport aux nappes phréatiques, du contrôle et du traitement des gaz et des lixiviats. L'absence des réseaux urbains d'adduction d'eau potable et d'assainissement dans ces marges urbaines en voie de consolidation empêchent tout contournement du risque de pollution : les eaux de consommation sont puisées à même les aquifères et les eaux usées sont rejetées dans des puits secs. Enfin avec la crise économique de 2001, de nouveaux acteurs de la gestion des déchets, les cartoneros, apparaissent. Ces récupérateurs informels réinjectent les matériaux recyclables des poubelles dans les circuits du recyclage. La légitimité, que la CEAMSE tire de la maîtrise technique de l'enfouissement, est interrogée par l'apparition de nouveaux enjeux économiques et sociaux. Ceux-ci se déroulent dans des périmètres plus réduits que ceux des niveaux d'action politico-administratifs traditionnels ou, au contraire, dans des espaces qui les traversent. Au-delà de ces trois défis, les protestations croissantes à l'encontre des installations et des politiques mises en œuvre pour la gestion des déchets questionnent plus largement les rapports entre environnement et territoire dans la métropole.

B. Vers une appropriation territoriale de l'environnement

La question de la justice socio-spatiale a abondamment nourri la littérature scientifique au cours des années 1970, surtout dans les pays anglo-saxons (Gervais-Lambony, 2009). La problématique initiale a fait l'objet d'une actualisation récente, avec un approfondissement des enjeux environnementaux. A Buenos Aires, la thèse doctorale de G. Merlinsky constitue un travail majeur sur cette problématique, dans le cadre de l'assainissement du cours d'eau Matanza-Riachuelo (Merlinsky, 2009). Dans ce cas, comme dans celui de la controverse sur les installations de gestion des déchets, l'apparition d'une conscience environnementale et d'une participation citoyenne amorce un contexte favorable à la protestation. Celle-ci est d'abord menée par des organisations non gouvernementales professionnelles, de rang international, comme GreenPeace, ou national, comme Fundación Ambiente y Recursos Naturales (FARN). Leur rôle dans la modification de l'apparition législatif et institutionnel argentin est notoire, surtout dans le cadre de la promulgation, en 2007, des lois de gestion intégrée des déchets de la Capitale Fédérale et de la Province de Buenos Aires. En proposant la responsabilité territoriale sur la production et le traitement, et ce à différents niveaux politico-administratifs, elles donnent aux groupes de protestation locaux des outils pour remettre en cause le paradigme territorial de gestion du cinturón ecológico.

La construction d'une « ville pour ceux qui le méritent » (Cacciatore, 1976) par la dictature militaire engendre une évacuation hors de la ville-centre des déchets et des individus indésirables vers les confins métropolitains, dans une rhétorique de la propreté et de l'ordre. Les périphéries de Buenos Aires deviennent le réceptacle des ordures et des individus rescapés de l'éradication des quartiers d'urbanisation informelle portègnes (villas). Cette stratégie relève aussi d'une logique de la rentabilité économique de la localisation. Selon Summers (Summers, 1992 in Sabatini, 1996 : 25) celle-ci est dépendante de la capacité des individus à se mobiliser contre l'implantation d'une installation nuisible en vertu de leur sécurité sanitaire. Elle serait moins élevée dans les espaces plus pauvres, ceux où la capacité d'organisation et le poids politique sont plus réduits (Sabatini, 1996 : 26). Ce paradigme, fondé sur une profonde inégalité socio-spatiale, est remis en cause avec l'article 41 de la constitution nationale, qui représente le leitmotiv des associations d'habitants contestataires, avant même les lois consacrées spécifiquement aux déchets.

La constitution de 1994 a par ailleurs vocation à promouvoir une décentralisation des pouvoirs dans le cadre de l'établissement d'une démocratie participative. La crise économique, sociale et politique de 2001 représente à cet égard un moment d'expérimentation. La débâcle est suivie de la création autonome, spontanée (« autoconvocada »), de nombreuses assemblées locales consacrées à la discussion et à l'entraide. Cette culture de la participation « en train de se faire » a mobilisé de nombreux chercheurs, qui voyaient en leur émergence l'apparition d'un modèle alternatif de décision dans la ville. Les groupes d'habitants mobilisés pour la défense de leur environnement ont bénéficié de ce climat : c'est à ce moment, que surgissent les mouvements de revendication relatifs au cours d'eau Matanza-Riachuelo et à la fermeture de la décharge contrôlée de Villa Domínico. Cependant, malgré la création d'un « dispositif [théorique] de participation situé en amont des décisions » (Melé, 2004 : 1), les controverses se développent souvent hors de ces cadres. On peut invoquer, en premier lieu, le nécessaire ajustement des modalités de la participation. Les décharges se situent souvent aux marges physiques et sociales de la métropole, dans des espaces que la municipalité gouverne difficilement. Malgré la revendication du droit à vivre dans un environnement sain, la relative invisibilité des acteurs dans l'espace métropolitain et dans les débats publics les pénalise davantage que s'ils se situaient au centre, vitrine internationale du développement national. Leur accès à une justice environnementale est doublement remis en cause : à la fois par la permanence historique de pollutions qu'ils ne peuvent ni maîtriser ni contourner, mais aussi parce que les acteurs peinent à obtenir une assistance juridique. L'appropriation de la question environnementale et sa territorialisation par l'intermédiaire de la controverse apparaissent alors comme le moyen de rendre lisibles et visibles des contestations territoriales, qui n'avaient pas jusqu'alors d'objet précis ou étaient mal définies. De fait, l'analyse des arguments et des motifs de récrimination développés pour la défense du territoire face à la pollution indiquent que ces controverses métropolitaines engagent « quelque chose de plus que l'environnement » (Azuela, Mussetta, 2008).

 

II. Le conflit, moteur d'une construction territoriale complexe

          L'analyse approfondie des arguments développés par les groupes de protestation, qui mènent les deux conflits d'équipements à La Matanza, interroge leurs différents niveaux de lecture en faisant écho aux travaux développés en sociologie à ce sujet, sur le même cas (Álvarez, 2007) ou dans d'autres pays (Sabatini, 1996 ; Barbier, 2005). La grille de lecture des conflits élaborée par M. Poirier Elliott et présentée par J.-M. Dziedzicki est particulièrement pertinente pour décrypter la complexité des arguments des opposants (Dziedzicki, 2003) et montrer, que sous l'étiquette unique « environnementale » ces derniers font aussi la promotion d'une identité territoriale bien plus complexe qu'il y paraît.

A. Les incertitudes sanitaires sur les équipements de gestion des déchets

Les deux conflits peuvent être lus, tout d'abord, comme les produits d'une incertitude pesant sur les externalités négatives des infrastructures concernées. Comme l'indique F. Sabatini (Sabatini, 1997 : 1) : « l'augmentation de la conscience environnementale stimule l'action organisée de la communauté pour résister aux externalités et aux impacts [des grands projets immobiliers, de production ou des infrastructures]. » Le déclenchement du conflit est ici fondé sur la perception d'un risque sanitaire. Il se déroule selon les mêmes modalités, que celui qui a mobilisé les habitants des Torres de Wilde pour la fermeture de la décharge de Villa Domínico, dans les circonscriptions d'Avellaneda et de Quilmes. Les habitants de González Catán se mobilisent pour demander la fermeture de la décharge contrôlée et l'adduction d'eau potable en se fondant d'abord sur une intuition. Ils constatent une concentration importante de maladies graves : leucémie, cancers, affections respiratoires, affections dermatologiques. Ils relèvent un nombre de décès dus à ces affections compris entre 252 (www.vecinoscatan.com.ar, consulté le 22 mars 2010) et 1000 (La Nación, 26 mars 2008). Après avoir échoué dans une première tentative, les habitants obtiennent la validation scientifique de leurs doutes sur la potabilité de l'eau en 2006 : l'expertise environnementale confirme la teneur excessive en métaux lourds de l'eau. A Ciudad Evita, l'opposition à la station de transfert est motivée par les conflits qu'engendrent les décharges contrôlées, et surtout par la fermeture de González Catán. La levée de boucliers des riverains contre le projet d'infrastructure, que mène la CEAMSE, est immédiate malgré les analyses d'impact environnemental de la municipalité et de l'Université Nationale de La Matanza. Cette réaction, liée à l'incertitude sur les conséquences du projet, incarne le syndrome NIMBY, perçu par les décideurs comme naissant d'un sentiment « égoïste et irrationnel » (Dziedzicki, 2003 : 43). L'incertitude sanitaire pèse, dans ce cas comme un élément d'injustice spatiale. Les habitants de La Matanza, y compris ceux qui vivent à proximité de la capitale et disposent d'un niveau de vie globalement plus aisé, apparaissent comme davantage exposés au voisinage d'une infrastructure de gestion des déchets.

B. Un conflit de substance environnemental et patrimonial

M. Poirier Elliott indique que, dans un second temps, les acteurs convoquent des valeurs plus générales pour remettre en cause la nature et l'utilité de l'aménagement. En invoquant l'article 41 de la Constitution et en plaçant leur revendication sur le plan environnemental, les deux assemblées interpellent les politiques publiques municipales et provinciales. Elles obtiennent le soutien d'organisations non-gouvernementales professionnelles d'ampleur nationale, comme la Fundación Ambiente y Recursos Naturales (FARN) voire internationale (GreenPeace). Par ailleurs, le conflit mené par les habitants de Ciudad Evita convoque aussi le patrimoine identitaire du territoire pour remettre en cause le bien-fondé de la localisation de la station de transfert. Cette stratégie de patrimonialisation de l'espace est particulièrement intéressante dans la mesure où le discours déploie un attachement au lieu, porteur d'une épaisseur culturelle et historique, qui n'avait jamais été autant revendiqué. Cette dimension rejoint les travaux sur les enjeux de l'appropriation des espaces patrimoniaux (Gravari-Barbas, Veschambre, in Melé, Larrue, Rosemberg (coord.),2003). Elle s'appuie sur la dimension symbolique et émotionnelle du quartier de Ciudad Evita, représentation en plan du profil de l'égérie péroniste. L'assemblée joue à la fois sur ce personnage, qui apparaît affublé d'un masque à gaz sur les documents de diffusion, ainsi que sur le bastion historique du péronisme, que représente La Matanza depuis les années 1940.

 

Image 02 : PHOTO Manifestation conjointe des assemblées d'habitants de Ciudad Evita de González Catán sur la place de San Justo à La Matanza.

Source : Marie Noëlle CARRE, septembre 2008.

 

D'autre part, le groupe d'habitants de Ciudad Evita obtient l'expertise de l'espace consacré au projet d'équipement par un historien de l'institut national des affaires indigènes (INAI). Celui-ci atteste, que le site choisi est celui-là même où se déroula la bataille de La Matanza en 1536, évènement fondateur de l'histoire argentine. Toute construction serait une atteinte aux vestiges archéologiques du XVIe siècle (Clarin, 13 octobre 2008).

C. Un conflit de procédure

Le troisième type de conflit interroge le modus operandi des politiques publiques de gestion des déchets. Il consiste à contester une décision perçue comme stratégique, dans le sens où elle est orientée vers et pour un intérêt particulier. Elle peut concerner des procédures administratives opaques altérant la capacité des individus à peser sur les décisions (Poirier Eliott, 1988 : 101). Il est notoire d'observer que les deux controverses sur les espaces consacrés à la gestion des déchets à La Matanza se rallient au même mot d'ordre : « No al CEAMSE ! ». Dans le discours des assemblées, l'entreprise publique fait l'objet d'une personnification, où elle coïncide avec les effets nocifs des décharges et devient la responsable des maladies, de la mort, voire de l'assassinat.

 

Image 03 : PHOTO Une peinture murale dénonçant les effets sanitaires de la décharge contrôlée
à González Catán.

Source : Marie-Noëlle CARRE, mars 2009.

 

Les espaces consacrés aux déchets sont fortement marqués par la notion de souillure (Douglas, 1967). Ici, elle est double. A celle des déchets, s'ajoute celle d'un passé dictatorial lourd qui sème le doute sur la fiabilité des méthodes employées pour construire la décharge, mais aussi sur les agissements criminels qui pourraient s'y être produits. L'absence de concertation qui caractérise les opérations d'aménagement de la CEAMSE et surtout sa stratégie de différer systématiquement la fermeture des décharges, y compris au-delà des délais prévus par la loi, va a l'encontre des processus participatifs développés dans les circonscriptions métropolitaines. Elles discréditent autant les méthodes que l'échelle d'action de l'entreprise.

L'analyse des différents niveaux de lecture des conflits a montré qu'en utilisant les arguments d'un débat métropolitain plus large, les assemblées d'habitants cherchaient à s'insérer dans des réseaux d'acteurs et à intervenir dans une gouvernance métropolitaine. La capacité des habitants à faire monter en généralité leur discours et à le rattacher à des débats actuels sur le risque environnemental, la protection du patrimoine ou encore la nécessité des processus de participation, apparaît comme fondamentale pour propulser le débat local au niveau métropolitain. Dans ce cadre, le relais d'autres groupes plus puissants comme les Organisations Non Gouvernementales, nationales et transnationales, contribue à l'harmonisation des termes du discours local et à la conviction de tiers extérieurs au débat. Nous ne développerons pas le dernier niveau de lecture du conflit renvoyant à la remise en cause d'un ordre public et de l'allocation des ressources au sein de la société (Poirier Elliott, 1988 : 161). Il semble quelque peu excessif d'aborder le conflit sur les espaces de la gestion des déchets à La Matanza selon cette perspective. Néanmoins, les revendications pour l'accès aux services urbains basiques comme moyens de contention face à la pollution, à González Catán, peuvent donner lieu à une réflexion en ce sens. La demande d'une consolidation urbaine à travers l'adduction d'eau potable et d'égouts s'intègre dans le cadre d'une crispation locale des habitants pour la défense de leur territoire et son amélioration.

 

III. S'insérer dans les réseaux de la gouvernance métropolitaine

          La reconfiguration de la scène des décisions métropolitaines à Buenos Aires place ces enjeux dans la participation à la gouvernance, c'est-à-dire à « la redéfinition du rapport des habitants de la ville au politique et (...) la réorientation des politiques territoriales » (Prévôt-Schapira, 2001 : 124). Nous avons choisi d'analyser deux des stratégies employées par les deux groupes pour rendre visibles leurs revendications et leur territoire dans la métropole à travers d'une part, la congestion volontaire du système métropolitain de gestion des déchets (corte de ruta) et d'autre part, l'insertion dans les réseaux électroniques.

A. Les « cortes de ruta » : une congestion stratégique des décharges

L'interruption de la circulation routière représente une méthode de protestation commune en Argentine. Elle a été consacrée notamment par l'action des piqueteros au moment de la crise de 2001. Elle est reprise par les deux assemblées d'habitants. A González Catán, il s'agit d'interrompre pendant plusieurs heures l'accès des camions à la décharge contrôlée. L'objectif est double : en bloquant l'accès à la décharge, les groupes de protestation congestionnent aussi la collecte des déchets et paralysent un territoire métropolitain plus vaste que leur seule localité. La plupart du temps, les médias relaient à la fois la congestion du système de gestion des déchets et les revendications des assemblées à son initiative. Les répercussions sur les décideurs sont directes dans la mesure où leur réélection tient aussi à leur capacité à donner une solution rapide à l'accumulation nauséabonde des déchets dans les rues de la ville. Cette stratégie a déjà été utilisée par les habitants des Torres de Wilde lorsqu'ils ont demandé la clôture de la décharge contrôlée de Villa Domínico. On peut relever six interruptions majeures menées par les habitants de González Catán et de Ciudad Evita depuis 2006, relayées par les grands quotidiens nationaux et provinciaux (Clarín, La Nación, Página/12).

Image 04 : (photo d'une page de journal)

Le quotidien national Clarín annonce un « corte de ruta » à González Catán

Source : Clarín, 5 juin 2007.

 

Cette méthode trouve ses limites dans sa ponctualité et sa violence. Elle est, au final, relativement peu visible dans la durée. Elle s'apparente aux apparitions des deux associations dans les manifestations portègnes. Si la portée géographique change, car dans ce dernier cas il s'agit bien de se déplacer pour aller revendiquer depuis le quartier jusqu'à la ville-centre et auprès des décideurs la défense du territoire, les modalités sont très fortement semblables. Il s'agit de s'intégrer à un évènement commémoratif ou festif comme la date anniversaire de la dernière dictature militaire ou les marches du bicentenaire de l'indépendance argentine pour diffuser un message simple, lisible sur des banderoles. Les très rares tentatives de prise de parole dans le cadre de processus de participation citoyenne largement ouverts aux associations en revanche, débouchent sur une articulation difficile des arguments environnementaux et de la souffrance au quotidien. L'accès à la parole se solde souvent par un échec.

B. Territoires électroniques : pour une visibilité au-delà de Buenos Aires ?

Les groupes de contestation développent une seconde stratégie de communication, destinée à court-circuiter leur éloignement physique des centres de décision métropolitains. Il s'agit de la diffusion électronique de leur activité. Premièrement, elle tient à la densification de l'accès aux connexions internet dans le pays entre 1993 et 1999 (Petrazzini, Guerrero, 2000). D'autre part, en devenant électronique, la diffusion de la contestation ouvre largement le spectre de l'information aux réseaux internationaux d'acteurs. Néanmoins, l'analyse des occurrences des noms des assemblées dans la toile interroge la capacité de l'espace électronique à combler les inégalités socio-spatiales dans la métropole (Dupuy, 2002). On obtient 1 830 et 4 980 réponses respectivement pour l'assemblée des habitants de González Catán et pour celle des habitants de Ciudad Evita. En analysant les dix premières pages de résultats pour chaque recherche, on peut dégager plusieurs grandes catégories de sites hébergeurs de l'information. Il s'agit essentiellement de blogs. Les deux associations disposent de leur propre site internet. On peut y consulter la revue de presse concernant leurs activités, les documents officiels scannés détaillant les avancées de leur cause, de nombreuses photos de manifestations ou « cortes de ruta », des tracts à imprimer. Chacun renvoie mutuellement les lecteurs à leurs liens respectifs.

 

Image 05 : Le site de chacune des associations d'habitants : González Catán et Ciudad Evita

Source : http://www.vecinoscatan.com.ar, consulté le 9 août 2010 ; http://www.noceamseciudadevita.com.ar, consulté le 9 août 2010.

 

Le groupe de González Catán est visible surtout sur les sites d'organisations non-gouvernementales consacrées à l'environnement, qu'elles soient locales (Foro Hídrico Sanitario-Lanús), métropolitaines (Foro Ambiental), nationales (FARN) ou internationales (GreenPeace). Les sites des grands journaux cités précédemment relaient aussi les actions de protestation des deux groupes. De la même manière, les habitants de González Catán et de Ciudad Evita bénéficient du soutien de nombreux sites internet alternatifs. Ces derniers s'érigent en contre-pouvoirs médiatiques depuis la crise de 2001, au même titre que les radios ou les journaux (Calello et all., 2004). Enfin, bien que l'assemblée de González Catán revendique son apolitisme, le parti des travailleurs socialistes et la gauche socialiste hébergent aussi une page consacrée aux motifs de revendications des habitants. C'est aussi le cas pour l'association des habitants de Ciudad Evita, qui bénéficie de plus du soutien du Parti Ouvrier. Cette dernière stratégie se caractérise par une plus grande facilité à mobiliser une diversité plus large et un nombre plus important d'acteurs. En prenant part à d'autres mouvements de protestation menés par des habitants disposant d'un niveau de vie relativement aisé, comme la lutte contre la verticalisation, l'association des habitants de Ciudad Evita se démarque du conflit environnemental. Ses revendications s'élargissent aux débats sur l'amélioration de la qualité de vie dans les espaces résidentiels de la métropole.

Conclusion

          L'analyse des deux conflits environnementaux liés aux installations de gestion des déchets à La Matanza, dans les banlieues de Buenos Aires, indique la grande complexité des arguments mobilisés par les groupes de contestation locaux. Ils soulignent comment l'appropriation du concept d'environnement a permis d'enclencher un questionnement des modalités de la gestion des déchets. En mobilisant des compétences juridiques et techniques précises, les membres des assemblées se constituent en porte-parole de leur territoire dans les débats (Melé, 2004 : 8). Ils cristallisent une identité qui selon Simmel (Simmel, 1992 : 128) dépasse largement le seul moment du conflit. En ce sens, on peut considérer que cette construction pour et par le conflit contribue à recomposer les territorialités de l'action publique. Malgré les réticences initiales et les difficultés à rompre l'isolement, les groupes parviennent à se connecter et à donner à voir leurs motifs de revendication sur la scène métropolitaine. Cependant, s'ils élargissent leur réseau d'alliances progressivement à toutes les échelles de gestion, la reconfiguration de la gestion des déchets de Buenos Aires reste encore un enjeu fondamental. La recherche de terrains éloignés pour l'établissement de décharges contrôlées se heurte systématiquement à l'opposition riveraine et à la volonté des dirigeants locaux de ne pas perdre leur électorat. Dans le cadre de la construction d'une métropole durable, Buenos Aires doit se positionner face aux autres grandes villes mondiales, qui mesurent désormais en terme de performance écologique leur capacité à réguler leur métabolisme, soit le bilan des entrées et des sorties de matières. A Buenos Aires, de nombreux débats universitaires sur la gestion de l'eau ont pour objet la délimitation d'une aire métropolitaine environnementale (UNGS, 2010) qui engloberait le bassin-versant des principaux cours d'eau urbains. L'extension des infrastructures de gestion des déchets, à plus de deux cents kilomètres du construit urbain de Buenos Aires, s'intègre parfaitement à ces discussions en interrogeant la pertinence de la reproduction d'un modèle de gestion de plus en plus contesté, coûteux, confronté à des circuits de recyclage informels mais efficaces et, obsolète du point de vue de la performance écologique de la ville. La réflexion sur de nouvelles modalités de gestion des déchets intègre notamment la possibilité de récupérer l'énergie produite par la combustion des ordures ménagères. Néanmoins, là encore, les décideurs sont confrontés à l'opposition farouche des associations de citoyens et des organisations non gouvernementales environnementalistes, peu convaincues de l'innocuité sanitaire et écologique des technologies employées.

 


Notes de bas de page

(1) Selon l'Institut National des Statistiques et des Recensements argentin (INDEC), La Région Métropolitaine de Buenos Aires désigne la capitale fédérale et les vingt-quatre municipalités, qui l'entourent, sont communément regroupées sous le vocable de conurbano (INDEC, 2003). Par extension, nous parlerons de « région métropolitaine » ou de « métropole » pour désigner le tout.

 

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Pour citer cet article:

Carré Marie-Noëlle, «Conflits environnementaux et gestion des déchets à Buenos Aires : les nouvelles territorialités d'un service urbain?». RITA, n° 4 : décembre 2010, (en ligne), Mise en ligne le  10 décembre 2010. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/notes-de-recherche-60/dechets-et-conflits-metropolitains.html