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La crise et le temps : discours officiel et représentations locales du temps dans l’Est rural cubain

Résumé

Cet article met en parallèle le rapport au temps de la Révolution cubaine tel qu’il est porté par le discours officiel avec celui perçu et vécu par les habitants d’une petite ville de l’est rural de l’île. Si la forme que prend le temps quotidien est similaire dans les deux cas, faisant appel au même langage et à un même imaginaire, les crises qui se succèdent à Cuba depuis plusieurs années finissent par creuser un écart de plus en plus important dans la façon de (se) penser (dans) le temps historique. 

Mots clés : Crise ; Temporalité ; Historicité ; Cuba ; Révolution ; Anthropologie ; Quotidien

Crisis and time: official discourse and local representations of time in Eastern Cuba

Abstract

This article examines the relationship between the Cuban Revolution's time as expressed in official discourse, and the time perceived and experienced by the inhabitants of a small town in the island's eastern provinces. If the form that quotidian time takes is similar in both cases, calling on the same language and values, the consecutive crises that have affected Cuba over the last few decades have led to an increasingly important shift in the way people think about (or of themselves in regards to) historical time. 

Key words: Crisis; Temporality; Historicity; Cuba; Revolution; Everyday-life; Anthropology

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Yailín Laffita van den Hove

Laboratoire d’Anthropologie Prospective, UCLouvain

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La crise et le temps: discours officiel et représentations locales du temps dans l'Est rural cubain

Introduction

En février 2021, j’arrive sur le terrain pour la première fois dans le cadre de mes recherches doctorales. Espejillos[1], la petite ville de l’Est rural cubain où je mènerai mon enquête, m’accueille dans le noir. Il est neuf heures du soir. Après douze heures de route depuis la capitale, le camion de passagers dans lequel je voyage atteint le point de vue depuis lequel, en journée, il est possible d’observer cette petite ville, sa baie, et au bord de l’eau, les deux tours de l’ancienne centrale sucrière. Une coupure générale de courant semble affecter tout le territoire. Sur le chemin jusqu’à la maison où je logerai pendant les prochains mois, je perçois tantôt l’intérieur d’une maison à la lueur d’une lampe rechargeable ou de bougies, tantôt les visages des personnes assises dans leur fauteuil à bascule, éclairés par leur téléphone portable.

Après un accueil masqué et une douche obligatoire (Covid oblige), les conversations autour du repas tournent naturellement vers les pénuries actuelles et les prix qui ne cessent d’augmenter. J’apprends notamment que, pour économiser sur la facture d’électricité, mon hôte cuisine désormais une partie des repas au charbon. Cela s’est d’ailleurs avéré très pratique aujourd’hui avec cette coupure de courant qui dure depuis dix-sept heures.

Ce début de terrain donne le ton pour les mois à venir. Au fur et à mesure de mes observations, je constate la forme que prend concrètement à Espejillos ce que le président Miguel Diaz-Canel a décrit comme « momento coyuntural » (Diaz-Canel, 2019). Cette conjoncture d’adversités qui inclut : la pandémie de covid-19, la limitation des déplacements et voyages, l’unification de la monnaie cubaine, le retour en arrière de Trump par rapport aux politiques d’ouverture d’Obama, les accords rompus entre le Venezuela et le Brésil, ainsi que la chasse à la fraude, aux détournements et aux activités illicites menée par Diaz-Canel depuis son arrivée au pouvoir, mènent à une situation quotidienne compliquée. Il devient ardu de se procurer les denrées de base dans la nourriture et l’hygiène. Les arrivages dans les réserves nationales, notamment de riz ou de farine, sont insuffisants, et les magasins sont maigrement approvisionnés. Par manque de matières premières pour les produire, les médicaments viennent également à manquer (Noda Alonso, 2022). La carence de pétrole, quant à elle, mène à des coupures de courant et des difficultés de transport. Les prix augmentent exponentiellement, notamment à cause de l’inflation du peso cubain et des difficultés à se procurer des dollars et des euros étant donné l’absence de tourisme et la diminution des remesas[2]. Les tensions politiques et sociales qui créent des débordements violents dans les longues files d’attente ou dans les quartiers précaires sont relayées et exacerbées par les réseaux sociaux. Cela mène à son tour à une présence accrue des policiers et jeunes militaires dans la rue en prévention d’actes « contre-révolutionnaires » et conduites « anti-sociales »[3]

Le constat d’une situation qui se dégrade ne fait que s’accentuer au fur et à mesure de mes séjours sur le terrain : le pays semble désormais être entré dans une période de crise aux multiples facettes : économique, migratoire, sanitaire, politique, identitaire, sociale.

Les études sur la notion de crise démontrent que celle-ci implique une certaine « expérience du temps » (Revault d’Allonnes, 2012). Dans cet article, je m’intéresse aux modifications dans le rapport au temps qu’induisent les crises successives qui ont marqué l’Histoire récente cubaine. Les représentations décrites ici s’ancrent dans les expériences vécues et racontées par mes interlocuteurs à Espejillos et se basent sur un travail de terrain mené entre 2020 et 2023 auprès des habitants de cette communauté. Je mettrai en parallèle le rapport au temps vécu par ces personnes et celui du discours officiel, qui régit les politiques publiques, le projet national et l’ordre moral révolutionnaire. En effet, dans le contexte cubain, où l’Etat est très présent dans tous les aspects de la vie quotidienne et où les activités les plus banales peuvent avoir une connotation idéologique (Cherstich et al., 2020 : 66-93), il est intéressant de se pencher sur cette question. Le rapport au temps véhiculé par le discours révolutionnaire cubain se reflète-t-il dans le vécu des habitants d’Espejillos ?

La réponse est complexe, avec deux mouvements divergents simultanés. D’une part, la temporalité, c’est-à-dire la façon d’être au temps quotidiennement, prend dans les deux cas (dans la vie de mes interlocuteurs et dans le discours officiel) une forme « rotatoire » (Gonçalves, 2017 : 11), où le présent est composé d’une répétition d’enjeux immédiatement remplacés par d’autres dès qu’ils sont surmontés. La lucha (lutte) par laquelle les personnes disent affronter les difficultés renvoie à l’imaginaire et aux valeurs promues par la Révolution. En même temps, le discours officiel exalte la créativité et la résilience des Cubains comme preuve de leur capacité à faire face aux adversités et fait appel périodiquement à participer au maintien du système en place : résistance et tactiques de survie en sont les grandes lignes directrices face aux contextes de crise (Roque Valero, 2017).

D’autre part, cependant, au fur et à mesure des crises successives, se creuse un décalage dans la façon de (se) penser dans le temps par rapport au passé et au futur, c’est-à-dire dans l’historicité, entre celle qui est promue par le discours révolutionnaire et celle vécue effectivement par les individus. Le discours officiel maintient un rapport au futur et au passé relativement stable : un futur socialiste sur lequel on travaille au quotidien, et un passé dans la lignée duquel on s’inscrit comme continuité, les luttes présentes étant directement liées à celles du passé. Au contraire, pour les anciens travailleurs du secteur sucrier auprès desquels j’enquête, il devient de plus en plus difficile de se projeter dans un avenir, même proche : leur futur est marqué par l’incertitude. Quant au passé, il est lui aussi saisi du doute : il n’offre plus que très difficilement les outils nécessaires à affronter les enjeux du présent, et semble donc aussi s’éloigner inexorablement. Le discours officiel se nourrit du présentisme pour y appuyer son rapport au temps historique et assurer la survie du système, là où le présentisme de la vie quotidienne contribue à isoler les personnes de plus en plus dans un présent problématique (critique) qui trouble toujours plus les certitudes.

  1. Contexte de crises successives

La période complexe que vivent aujourd’hui mes interlocuteurs remet au-devant de la scène et des conversations d’autres moments de difficulté qu’ils espéraient pouvoir garder dans le passé. Bien que de nature différente, et n’ayant pas impacté de la même façon toutes les sphères de leur vie, ce sont là deux moments de « rupture » qui ont marqué les imaginaires et les vies de mes interlocuteurs.

A-La Période Spéciale en Temps de Paix

La « Période Spéciale en temps de Paix » des 1990s est le premier moment de « crise » auquel font référence mes acteurs de terrain. Au début des années 1990, suite à la chute du bloc soviétique, cessent d’arriver aux ports cubains les bateaux chargés de nourriture, de produits de consommation de base, de pièces de rechange et de pétrole en provenance de l’Union Soviétique et des autres membres du CAEM.[4] Cuba avait reposé, depuis près d’un siècle et demi, sur un modèle économique mono-producteur et mono-exportateur (Thomas, 1971 : 537) selon lequel l’île produisait exclusivement du sucre, pour un acheteur principal (l’Espagne d’abord, puis les Etats-Unis, et finalement l’Union Soviétique), et importait le reste des produits dont elle avait besoin. Pour faire face à la crise, des mesures austères qui avaient été pensées pour un temps de guerre sont alors mises en place : réduction des transports, arrêt des investissements sociaux, ou réduction de la quantité de nourriture proposée par la libreta de abastecimiento[5] pour n’en mentionner que quelques-unes. Outre les pannes de courant et le manque de carburant pour les transports, la question de la nourriture est devenue particulièrement critique : « l’épicentre de la crise se localise dans la cuisine » (Holgado Fernández, 2002 : 68) et se couple dans les foyers avec la disparition de nombreux produits d’hygiène personnelle.

Cette « Période Spéciale en temps de Paix » constitue un moment clé de l’Histoire récente cubaine. Pour mes interlocuteurs, elle constitue un moment de rupture drastique avec les deux décennies antérieures, dont ils se souviennent aujourd’hui comme une période de prospérité et d’abondance. Dans la mémoire collective, la décennie des années 1980s semble représenter un « avant » où « il y avait de tout » et « il faisait bon vivre ici, c’était une ville prospère » (Extraits d’entretiens, février 2021). 

La Période Spéciale, crise « sans précédents dans l’histoire de la révolution cubaine » (Plasencia Pons et Thiebaut, 2020) eu des impacts importants dans tout le pays, et a constitué une sorte de traumatisme pour beaucoup de mes acteurs de terrain. Elle a, d’une certaine façon, modifié le rapport des personnes aux idéaux et à la participation au projet révolutionnaire (Bloch, 2018). Le moment culminant de cette période a sans doute été la Crisis de los balseros en août 1994, l’émigration en masse de 36000 cubains par voie maritime vers les Etats-Unis dans des embarcations précaires. Une des conséquences de cette Période Spéciale au niveau politique a été l’ouverture au tourisme international et à certaines activités privées en lien avec celui-ci (maisons d’hôte, petits restaurants…), qui a créé à son tour une ouverture à des inégalités grandissantes entre ceux qui avaient ou non accès aux devises fortes telles que l’euro ou le dollar (Kapcia, 2000).

B- Le démantèlement de l’industrie sucrière

A Espejillos, un des éléments qui a permis de traverser la Période Spéciale a été la présence de la centrale sucrière. Le ministère du sucre (Minaz) était alors l’employeur principal de la municipalité, et il n’était pas rare que plusieurs personnes dans un même foyer travaillent dans ce secteur. L’importance du Minaz était telle qu’on me le décrit parfois comme un « petit pays à l’intérieur du pays »[6]. Créée à partir de 1981, l’organisation de la production sucrière sous la forme de Complexes Agro-Industriels (CAI) ne se limitait pas à une synchronisation entre la production agricole dans les champs (culture de la canne à sucre) et la production industrielle à l’usine (transformation de la canne en sucre). Les CAI incluaient également des cultures variées (fruits, légumes, haricots, manioc) ainsi que des élevages de toutes sortes (poules, moutons, cochons, vaches) destinés à l’alimentation des travailleurs. L’énergie produite par l’usine permettait une relative autonomie vis-à-vis du réseau national d’électricité. La structure d’un CAI comptait, en plus, un département de construction des maisons, un département de réparation des routes et des infrastructures, un département de transport des travailleurs, et même, afin de stimuler le travail et la production, un département d’« attention aux personnes » chargé par exemple d’octroyer des électroménagers aux meilleurs ouvriers, ou encore d’apporter de l’aide logistique en cas de difficultés personnelles ou familiales.

Premier échelon de l’économie nationale et symbole de l’engagement patriotique et de la capacité des cubains à produire malgré l’adversité,[7] le secteur sucrier jouissait en dépit de la Période Spéciale de certains privilèges, et d’un accès aux ressources prioritaire. C’est ainsi que nombreux de mes interlocuteurs recevaient des colis alimentaires à travers leur travail avec le Minaz, ou que certains d’entre eux ont gagné un vélo ou un ventilateur en récompense des résultats atteints dans la production. De plus, il était possible de se procurer[8] au sein du CAI certains produits qui manquaient ailleurs et qui s’avéraient utiles pour faire face aux pénuries. Par exemple, la canne à sucre et le fourrage pour l’alimentation des cochons élevés dans les cours des foyers, le sucre pour produire et vendre boissons ou pâtisseries en vue d’un revenu supplémentaire, ou encore du bicarbonate de soude pour laver et blanchir les chemises d’uniforme des écoliers.

Au début des années 2000, face aux prix faibles du sucre dans le marché international, au mauvais état technique d’une industrie vieillissante, et à la difficulté à s’approvisionner en pièces de rechange, une restructuration de l’industrie sucrière cubaine est estimée nécessaire par les autorités. A partir de 2002, commence un programme de « redimensionnement » de l’agro-industrie du sucre nommé Tarea Alvaro Reynoso[9]. Celui-ci vise la réduction de la production sucrière à quatre millions de tonnes, ne gardant que les centrales du pays les plus rentables et en meilleures conditions techniques. Les autres centrales seraient soit utilisées pour produire des dérivés de la canne, tels que l’alcool ou du miel intégral, ou bien démantelées afin de libérer des fonds pour la création d’autres type d’entreprises, et des terres destinées désormais d’autres productions (Plasencia Pons et Thiebaut, 2020). Avec la désintégration du CAI et les redimensionnements qui s’ensuivirent (notamment la dissolution finale du MINAZ en 2011[10]), les structures restantes ont peu à peu perdu en pouvoir et en accès aux ressources nécessaires à la production. Les élevages et les productions alimentaires variées disparaissent ou s’affaiblissent, et n’ont plus comme destinataires principaux les travailleurs de la localité.[11] Les entreprises agricoles appartenant désormais au ministère de l’agriculture se voient devant une injonction à produire au nom de la souveraineté alimentaire dans des conditions toujours plus difficiles.[12]

La dissolution du CAI ne se limite pas à la fermeture d’une usine et la perte de travail pour parfois plusieurs membres d’une même famille. Cela a aussi signifié la disparition de toutes sortes d’organisations qui fournissaient alimentation, transport et services aux habitants de la municipalité. Notons que si beaucoup se remémorent la dissolution du CAI comme un choc soudain, brutal et traumatisant, celle-ci ne s’est pas entièrement matérialisée du jour au lendemain. Le processus de démantèlement s’est effectué sur la durée et par étapes, entre 2002 et 2012.

Les (désormais ex-) travailleurs du sucre ne seraient pas désemparés, avait-t-on promis à l’annonce de la restructuration de l’industrie : ils auraient le choix de prendre une retraite anticipée, ou bien de reprendre des études tout en gardant leur salaire. Ces politiques de reconversion ont eu un succès mitigé auprès de mes interlocuteurs. D’autres régions du pays où des complexes agro-industriels ont été démantelés se sont tournées vers le tourisme, et grâce à celui-ci ont bénéficié des nouvelles politiques d’ouverture au travail indépendant et de développement économique. A Espejillos, la station balnéaire qui se trouve un peu plus loin n’a pas pu absorber toute la main-d’œuvre du CAI, et les possibilités de reconversion des travailleurs dans d’autres secteurs ont eu des succès limités. Si certains ont profité des opportunités d’étude pour changer de carrière ou se spécialiser dans un autre domaine comme celui de l’éducation ou l’administration municipale, nombreux sont ceux qui se sont retrouvés comme « custodio » (garde de nuit) en attendant l’âge de la retraite, alors qu’ils avaient exercé des postes valorisés dans la production sucrière tels que puntista[13], ou chef de brigade.

Jusqu’alors, les travailleurs du sucre (tant dans les champs que dans les usines, ouvriers ou ingénieurs) avaient été mis en avant dans le projet national et dans l’imaginaire révolutionnaire. Les azucareros se caractérisaient par leur rigueur au travail, leur sens du sacrifice, des responsabilités, par leur engagement et la ferveur avec laquelle ils s’adonnaient à la production de sucre, qui était en lien direct avec la capacité du pays à avancer économiquement et donc à faire aller de l’avant la Révolution. Ils incorporaient en quelque sorte l’idéal de l’Homme Nouveau promu par le Che, attentif aux besoins collectifs, consciencieux, respectueux, solidaire et révolutionnaire. Alors, pour beaucoup, le démantèlement du complexe sucrier n’a pas seulement été un choc professionnel, mais également un choc identitaire et symbolique. 

Sur mon terrain, dans cette petite ville de l’Est cubain qui avait depuis sa fondation dépendu et vécu en fonction de la production sucrière, la disparition de la centrale a été un traumatisme profond, qui fait encore à ce jour verser des larmes aux plus nostalgiques de cette période. Le démantèlement du CAI constitue un déchirement dans l’identité de la communauté. A la souffrance de voir la centrale démontée pièce par pièce pour réparer d’autres usines dans le pays s’ajoute la frustration de voir la canne à sucre coupée dans « leurs » champs partir vers d’autres plus petites usines de la province.

« Pourquoi a-t-on tué notre CAI, si ses pièces étaient assez bonnes pour réparer d’autres centrales, et une partie de nos terres assez bonne pour continuer à y planter la canne ? On faisait un sucre si beau, le meilleur sucre de la région ! On remplissait notre plan de production... mais ils ont démonté notre usine et le trapiche[14] d’à côté il est resté sur pied. » (Pedro, ingénieur. Extrait d’entretien, mars 2022)                                                

Ils sont nombreux à me raconter qu’après avoir consacré leur vie au Minaz, accomplissant avec entrain et énergie tous les devoirs qui leur avaient été confiés même quand cela signifiait d’être délocalisé et de passer une ou deux années entières dans un dortoir communautaire loin de sa famille et ses proches, ils se sentent aujourd’hui oubliés des autorités et de la Révolution. Après avoir construit leur identité autour de la figure du trabajador azucarero, ils se sont sentis mis de côté suite au démantèlement de leur centrale, comme si, à l’instar de celle-ci, ils étaient désormais obsolètes, résidus d’un passé à jamais révolu, inutiles au projet de la nation.

Ainsi, le démantèlement de « leur » CAI, puis la crise conjoncturelle actuelle, viennent chambouler les certitudes qui avaient déjà été fragilisées pendant la Période Spéciale dans les années 1990.

  1. La nature ambivalente du rapport au temps dans le discours officiel

A- « Somos Continuidad» : Historicité du discours révolutionnaire

En avril 2021, le spot télévisé qui annonçait le prochain congrès du Parti Communiste Cubain (PCC) nous montre des photos qui défilent: d’abord les guerrilleros dans la Sierra Maestra, ensuite Fidel Castro prononçant un discours, puis une assemblée qui applaudit, puis Fidel et Raúl (son frère et successeur) qui se serrent la main, puis Raúl qui lève le bras de Diaz-Canel en signe de victoire, puis à nouveau les guerrilleros qui lèvent les armes (le logo du PCC) et qui composent ensuite le fond d’un grand « 8 » avec le drapeau cubain. Le tout, sous un jingle dont les paroles sont « Será, será, Historia será » (Ce sera, ce sera, l’Histoire ce sera). Pour finir, le spot conclut « Del 16 al 19 de Abril, el Congreso de la Continuidad histórica » (« Du 16 au 19 avril, le congrès de la continuité historique »)

« Continuité » est le mot d’ordre pour ce congrès où Raul Castro laisse sa place à Miguel Diaz-Canel à la tête du parti, et où sera réaffirmé encore le caractère irréversible du socialisme à Cuba. La question de la continuité par rapport au passé n’est pas nouvelle dans le discours officiel (Kapcia, 2000 : 223) :  Fidel Castro lui-même se positionnait dans la continuité des « héros de la patrie » qui avaient lutté pour l’indépendance de Cuba contre l’Empire Espagnol (Gonçalves, 2017). Des évènements ou des figures historiques symboles de libération nationale, comme le penseur José Martí ou le Général Antonio Maceo, sont constamment mobilisés dans les prises de parole officielles. Les dates choisies pour l’ouverture du « Congrès de la Continuité » ne sont pas aléatoires : elles marquent les 60 ans depuis la déclaration par Fidel Castro du « caractère socialiste de la Révolution », ainsi que les 60 ans depuis l’invasion de la Baie des Cochons (PCC, 2021). Dans la définition du concept de Révolution (Castro Ruz, 2000), affichée dans toutes sortes de lieux publics, Fidel Castro affirme que « Révolución es sentido del momento histórico ». L’injonction à rentrer dans l’Histoire, à vivre aujourd’hui (et à construire) ce dont les livres d’Histoire parleront dans le futur, est constamment présente et fait partie intégrante de l’idéologie révolutionnaire cubaine.

Dans un discours au PCC en avril 2022, Diaz-Canel énumère les enjeux qui composent la Coyuntura et souligne l’importance de se tourner vers l’Histoire : c’est dans la « larga tradición de lucha » (« longue tradition de lutte ») qu’il faut trouver le courage d’affronter la situation actuelle :

« C'est dans cette histoire que se trouvent les réponses à nos problèmes [...] Si nous cherchons un fondement dans cette Histoire pour tout ce que nous faisons, [...] nous assimilerons également les défis qui nous attendent avec une plus grande capacité d'analyse. » (Diaz-Canel, 2022)

Comme le souligne Mauricio Álvarez Arce, dans cette conception idéologique « le présent et le passé révolutionnaires constituent les univers temporels où, paradoxalement, se préserve la garantie du futur » (2011 : 225). Nous serions ici devant un régime d’historicité « passéiste » tel que l’explique François Hartog (2012).  C’est le registre de l’exemple, du « devoir être » : les figures du passé y sont vues comme des idéaux à atteindre dans le présent. Dans ce discours, principalement tourné vers le passé pour y trouver l’origine des « luttes » présentes, le futur « fait de liberté et d’abondance» n’est mobilisé que de façon secondaire pour rappeler qu’une victoire est à l’horizon. «Venceremos!» (Nous vaincrons) : cette consigne est au futur, la victoire est constamment remise à plus tard (Gonçalves, 2017). Dans cette façon de se penser dans le temps historique, le futur n’est jamais vraiment à portée de main, et le passé est toujours en quelque sorte actuel dans un présent qui devient d’autant plus prédominant.

B- « Revolución es… » : Temporalité rotatoire

En effet, en vue de ce futur utopique d’une Cuba libre et socialiste, la Révolution est en cours. Notons que dans le cas cubain la notion de « Révolution » est polysémique et « va au-delà de l’évènement historique de 1959 pour englober les processus et structures en cours » (Gropas, 2007). Selon le contexte ou le contenu d’une conversation, « Révolution » peut renvoyer à la lutte armée menée par Fidel Castro, désigner les politiques ou les dirigeants du gouvernement actuel, ou encore faire référence à un processus de construction d’une société socialiste par l’avènement de l’Homme Nouveau pensé par le Che. Le terme a été associé, au fil des décennies, à plusieurs autres notions comme nationalisme, patriotisme, socialisme (Gonçalves, 2017), ou sacrifice (Holbraad, 2014). La Révolution a été quelque chose à célébrer, à défendre, ou encore à incorporer moralement (Kapcia, 2020). Lorsqu’il est ici mention du « discours révolutionnaire », c’est donc en comprenant la « Révolution » comme projet et processus, tel qu’il est présenté et articulé par le gouvernement cubain et le parti communiste.

En posant la question de la temporalité même du discours révolutionnaire, nous pouvons comprendre la Révolution comme rotation, dans le sens mécanique du terme, comme le fait l’anthropologue brésilien João Felipe Gonçalves (2017). En effet, la temporalité, l’être au temps quotidien du projet de Révolution semble être constitué d’une succession d’enjeux à court ou moyen terme, qui appellent à la participation et la mobilisation du peuple cubain sur différents plans et à différents sujets selon les priorités politiques, économiques ou sociales du gouvernement. Gonçalves souligne l’aspect rotatoire de cette temporalité, quand il montre la succession des « batailles » qui ont été « livrées » au cours de l’histoire de la Révolution. Aux campagnes d’alphabétisation se sont succédées les campagnes de nationalisation des entreprises étrangères, puis la fameuse zafra de los diez millones de 1970 qui visait un record dans la production nationale de sucre, et ainsi de suite avec plus récemment la Batalla de Ideas du début des années 2000 sur le plan idéologique est symbolique, ou la Revolución energética sur le plan économique et matériel peu après. L’auteur souligne que la Révolution ne s’attarde que très peu sur ses succès, au contraire elle les balaye en quelque sorte en se focalisant sur les enjeux qui restent à surmonter.

Si par le passé ces différentes « batailles » sont parvenues à mobiliser la population avec un certain succès, on pourrait constater aujourd’hui un certain épuisement de cette logique par un décalage entre les besoins de la population et les priorités du gouvernement, surtout dans ce moment de crise conjoncturelle. En février 2022, j’assiste à une réunion de « consultation populaire » qui a pour but de permettre aux habitants du quartier de commenter, critiquer et se prononcer sur la nouvelle proposition du Code des Familles. Lorsqu’est mentionné l’article polémique du mariage entre personnes du même sexe, un des voisins s’emporte et exprime avec véhémence qu’il lui importe bien peu que le mariage homosexuel existe, mais que par contre, ce qu’il aimerait savoir, c’est ce que fait la déléguée du quartier pour résoudre le problème de l’eau courante, qui manque depuis plus d’un mois. Les choses que l’on est invités à discuter dans cette consultation populaire paraissent bien abstraites, quand d’autres préoccupations bien plus concrètes et urgentes dans la vie quotidienne des personnes restent sans réponse de la part des responsables. Les problématiques mises en avant par les uns ne sont pas toujours en adéquation avec les attentes et préoccupations des autres.

  1. Luchando: Une temporalité du quotidien cubain

Dans de nombreux aspects, la temporalité de la vie quotidienne à Espejillos fait écho à la temporalité rotatoire de la Révolution. Le terme utilisé à Cuba pour faire référence à la débrouille quotidienne, la « lucha », ramène inextricablement à l’imaginaire révolutionnaire. Dans cette conception, la vie est perçue comme la répétition constante d’une succession d’enjeux qui, aussitôt surmontés, seront remplacés par d’autres. Le quotidien, dès lors, est considéré comme un véritable combat, et l’habileté à ce combat est valorisée.

Comme dans les différentes batailles mises en avant par le discours révolutionnaire, la lucha se fait surtout pour se sécuriser une meilleure situation plutôt que contre quelque chose ou quelqu’un d’explicite car l’adversaire n’est pas toujours visible, unifié, concret, ou même facilement identifiable. Nous pourrions aller plus loin et avancer que, tout comme le discours officiel en temps de crise (Roque Valero, 2017), la lucha tend à réaffirmer ce qui lie les membres du groupe face à la crise. Cependant, si le premier met l’accent sur la résistance et la survie collective et nationale, la deuxième met en exergue la résistance et les tactiques individuelles. La lucha constitue la capacité d’action des personnes, la débrouille quotidienne, l’art de faire, ou encore la ruse, nécessaire au jour le jour pour réussir à vaincre les obstacles de plus en plus nombreux du quotidien.  

Ce que le discours officiel qualifie d’ « esprit de lutte» du peuple cubain révolutionnaire est donc également valorisé au quotidien. Même si dans la pratique la lucha implique toutes sortes de mécanismes illicites ou informels, de nombreux parallèles peuvent être fait entre ce qui est valorisé dans le discours révolutionnaire et la lucha : tous deux incitent à la créativité face aux difficultés, dans la recherche de solutions inventives et inattendues à un problème donné. Le livre « Con nuestros propios esfuerzos » (1992) atteste de toutes les « inventions » qu’ont trouvé les cubains pour faire face à la Période Spéciale, et de la valorisation de cette créativité par le gouvernement, qui a publié cet ouvrage aux éditions de l’armée (Editorial Verde Olivo).

Il est également question d’un appel à des valeurs de solidarité et d’entraide au sein de la famille ou du voisinage. Il faut savoir trouver la personne adéquate pour débloquer une situation donnée, mais aussi pouvoir honorer ses dettes et ses obligations envers sa famille ou son voisinage, pour éviter des jalousies ou dénonciations de la part des proches.

Les « luttes » du quotidien ont des particularités par rapport au discours révolutionnaire : elles nécessitent à la fois une maîtrise des règles imposées par les autorités, et une maîtrise du temps. Les règles changeantes, sur lesquelles on n’a pas nécessairement prise, doivent être maîtrisées, tant dans le sens de « les connaître » que dans celui de « se les approprier ». En d’autres mots, cela revient à connaître les limites à ne pas dépasser, mais aussi savoir manier les règles selon ses propres besoins.

En dernier lieu, comme tout art de faire, la maîtrise du temps est primordiale dans la lucha. Il faut pouvoir saisir immédiatement toute occasion qui se présente, mais également faire preuve d’une grande patience car les résultats ne sont pas toujours immédiats. La maîtrise du temps quotidien est d’autant plus nécessaire que l’emprise sur le passé et le futur est de plus en plus faible, comme nous le verrons plus loin.

Dans la Conjoncture actuelle, où tout (se nourrir, se déplacer, travailler) devient complexe, il est indispensable d’être habile dans la « lutte » que constitue la vie au quotidien. Immédiatement après avoir « résolu » un problème, un autre enjeu est à surmonter. Les batailles du quotidien concernent tous les domaines : l’obtention d’un document, de nourriture, l’accomplissement de travaux, l’achat ou la vente d’appareils électroniques, ….

La façon d’être dans un temps rotatoire n’est donc pas nouvelle pour les Cubains. Elle ne constitue pas un changement causé par les crises successives même si celles-ci rendent l’habileté à l’action rusée d’autant plus importante que les possibilités d’action sont minces.

Nous sommes donc aujourd’hui devant la plus récente des éditions de la crise à Cuba. Face aux coupures de courant de plus en plus longues mais imprévisibles, l’inertie n’est pas envisageable. Pour pouvoir préparer à manger malgré le manque d’électricité, les fourneaux à pétrole ou à charbon sont sortis des recoins poussiéreux où ils avaient été abandonnés depuis les politiques « Revolución energética » qui avaient permis à 70% des foyers de se tourner vers l’électricité dans la cuisine (Iñiguez Rodriguez et al, 2017). Refont également surface les « chismosas », lampes à huile artisanales depuis lors reléguées aux tréfonds des placards et de la mémoire. Pour faire face aux ruptures de stock dans les magasins et aux difficultés d’approvisionnement, chacun élabore des stratégies complexes pour se procurer les produits les plus basiques de l’alimentation et l’hygiène, mais aussi les plus rares comme les pièces de motos ou les téléphones portables. Les files s’intensifient devant les magasins lors des rares arrivages, et avec elles s’accentuent toutes sortes de logiques en termes de gestion du temps et division des tâches au sein du foyer, impliquant une interdépendance fragile entre générations et situations professionnelles. Avec les pénuries de matières premières et les coupures d’électricité généralisées, certaines entreprises en viennent à réduire les journées de travail et donc les salaires des travailleurs. Ressurgissent alors les souvenirs amers de la restructuration sucrière, et la peur d’avoir à revivre la fermeture des centres de travail et la perte des certitudes professionnelles.

  1. Entre un passé inutile et un futur incertain

Ces éléments des crises passées qui refont surface aujourd’hui au vu de la crise actuelle pourraient nous guider vers une interprétation similaire à celle que nous avons évoquée quant à l’historicité du discours révolutionnaire d’un passé qui prend forme au présent. Pourtant, ce qui ressort des conversations est plutôt le sentiment d’un « temps désorienté » (Hartog, 2012) où l’ordre du temps se voit ébranlé. Au fur et à mesure de la succession de crises, semble se creuser une brèche toujours plus large entre le rapport au temps promu par l’idéologie révolutionnaire et celui qui est vécu par les individus.

En 1996, Fidel Castro visite une centrale sucrière afin de célébrer l’accomplissement du plan de production de sucre annuel. Il prend la parole pour féliciter les ouvriers du sucre de leur récolte de canne, et de leur admirable « esprit de lutte » face aux difficultés climatiques et matérielles auxquelles ils ont dû faire face cette année-là. Il insiste sur l’importance, le rôle primordial que ces ouvriers ont joué dans la préservation de la dignité du pays et dans la défense de la souveraineté nationale. Il les lie, dans leur combat présent, aux luttes du passé en les insérant explicitement dans la lignée de ceux qui se sont battus pour l’indépendance contre les Espagnols, ou avec lui-même dans les montagnes de la Sierra Maestra. « Qui serez-vous dans l’Histoire ? » demande-t-il à l’assemblée (Castro, 1996).

Voilà une question à laquelle peinent à répondre mes interlocuteurs à Espejillos aujourd’hui. C’est ce que m’expliquent beaucoup d’entre eux, notamment par rapport à leur passé d’azucareros. Ils me parlent du temps à la centrale comme d’un temps de certitudes, où leur travail s’inscrivait dans une continuité et une tradition (le sucre ayant été le moteur de l’économie cubaine pendant si longtemps) et où ils avaient une importance dans le projet de nation, une place qu’ils avaient cru être immuable. Ils sont nombreux à avoir intégré l’agro-industrie sucrière par tradition familiale, d’autres parce qu’ils y ont vu la possibilité d’ascension professionnelle et sociale. Ils ont appris du savoir-faire des vieux travailleurs plus expérimentés, et des nombreuses formations proposées par le Minaz. Ils regardent à présent ce passé et ne savent pas quoi en faire. Leurs savoirs semblent inutiles, ils n’ont personne à qui transmettre leurs connaissances techniques acquises tout au long de ces années. En quelque sorte, il s’agit ici aussi d’une mise à mal de la « nécessité impérieuse » de transmission culturelle ayant pour but de lier les individus et de forger l’identité collective (Berliner, 2018 : 20). Aujourd’hui, ces personnes ont perdu tout espoir de voir un jour rouvrir leur centrale, dont il ne reste désormais plus que deux cheminées délabrées. Le sucre fait donc résolument partie du passé de cette communauté. Cela pose davantage l’incertitude quant au futur, dans un contexte de vieillissement (Destremau, 2021) et d’émigration accélérée d’une partie de la population[15].  On a beau réfléchir à ce passé sucrier, on ne parvient pas à y trouver les outils, les clés de compréhension et d’action pour faire face au présent.

Aujourd’hui, les caractéristiques qui faisaient la fierté identitaire du trabajador azucarero ne sont pas les plus valorisées par les plus jeunes générations, qui ont d’autres priorités que de se sacrifier pour un projet de pays dont ils ne voient pas l’avenir. Les envies de consommation prennent le dessus sur le sens du sacrifice patriotique, l’engagement vis-à-vis du projet révolutionnaire s’essouffle devant les difficultés et les pénuries du quotidien, devant les discours divergents (et dissidents) venant d’ailleurs via les réseaux sociaux et semant le doute dans les esprits.

Dans ce contexte, le futur est incertain et fait peur, il est difficile de s’y projeter et il est donc repoussé toujours plus loin. Le passé, quant à lui, n’éclaire que très peu la situation présente et exacerbe le décalage entre les certitudes passées et les incertitudes vécues aujourd’hui. De cette manière :

« Le temps semble s'être arrêté dans une quotidienneté éternelle dans laquelle il reste peu de traces matérielles du passé partagé. » (Vera Estrada, 2019)

Le présent prend également le dessus dans la vie des habitants d’Espejillos, qui doivent gérer « au jour le jour » leur quotidien entre un futur incertain et un passé dont ils ne savent pas exactement quoi faire. La phrase utilisée - dans d’autres circonstances et à une autre époque - par Paul Valéry fait pourtant sens ici si l’on a en tête le rapport au temps vécu par mes interlocuteurs de terrain :

« D’un côté, un passé qui n’est ni aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur. De l’autre, un avenir sans la moindre figure. » (in Hartog, 2012 : 22)

  1. La Coyuntura comme moment d’incertitude

Pour mes interlocuteurs, « l’anticipation est devenue impossible » (Hartog, 2012) ou du moins a été fortement mise à mal, et « l’expérience ne rencontre pas l’horizon des attentes » (Koselleck, 2016). Ils semblent dès lors être confrontés à ce que Laurent Doucet qualifie de « situations d’incertitude » (Dousset, 2018). L’incertitude, nous dit cet anthropologue, est d’abord individuelle, vécue. Elle émerge lorsque les personnes se retrouvent incapables d’anticiper ou prévoir ce qui va se passer (il qualifie cela d’incertitude existentielle), ou lorsque les certitudes sont mises à mal ou remises en question (on parlera là d’incertitude systémique). L’incertitude est d’abord individuellement vécue, mais ne peut ensuite s’exprimer que par rapport au groupe, puisque les attentes, les certitudes ou les capacités anticipatoires qui sont mises à mal sont socialement construites et conditionnées.

S’intéresser aux moments d’incertitude permet de « faire émerger et de saisir ce qui dans d’autres situations et dans d’autres contextes, moins incertains et plus habituels, paraît évident et donc reste invisible » (Dousset, 2018 : 18). L’incertitude fabrique des « lieux de formalisation d’une parole critique sur ce qui est et ce qui devrait être ». En d’autres mots, les situations d’incertitude permettent de mettre en lumière (et en mots par le biais du langage) « les hiérarchies de valeurs qui sous-tendent et contribuent à façonner l’ordre moral » (Dousset, 2018 : 41). De cette façon, elles montrent ultimement ce qui fait « appartenance » à un groupe donné.

La mise à mal de leur rapport au temps exacerbe l’incertitude (peut-être davantage « existentielle » au sens de Dousset) vécue par mes interlocuteurs quant au futur. On se retrouve dans l’impossibilité de se projeter dans un avenir dont on ne connaît pas la forme, on n’imagine pas de quoi il pourra même être fait. Le discours officiel révolutionnaire ne cesse d’exalter la « continuité ». Pourtant, les luttes et les figures du passé mises en avant ne semblent pas offrir les outils ni les moyens nécessaires pour faire face aux enjeux du présent. Cela crée un décalage et une incertitude supplémentaire : à la difficulté à se projeter dans le futur s’ajoute que les outils proposés pour l’affronter semblent obsolètes ou inappropriés pour faire face aux enjeux actuels.

Conclusion

Dans cet article, je me suis intéressée aux modifications et aux permanences qu’induisent les crises dans le rapport au temps, d’une part de la population d’une petite ville anciennement sucrière de l’est de Cuba, et d’autre part du discours révolutionnaire cubain. Les représentations locales décrites ici n’ayant pas de prétention à une généralisation d’ordre national, il serait pertinent d’élargir le champ d’analyse à d’autres régions de l’île. Il est possible, par exemple, que l’expérience quotidienne du temps de mes interlocuteurs soit différente de celle populations de régions non-sucrières, plus proches des centres économiques et politiques du pays, ou significativement favorisées par le secteur touristique.

Le passé récent du pays est néanmoins marqué par des moments de crise qui ont des incidences sur la façon d’être au temps et à l’Histoire des habitants d’Espejillos. Le présent, quant à lui, semble habité par une temporalité « rotatoire » partagée. Puisant sur un même imaginaire de « lutte », le discours officiel et les personnes partagent une temporalité où les obstacles, aussitôt surmontés, sont remplacés par d’autres. Le vécu local et l’idéologie révolutionnaire s’enchevêtrent et s’entremêlent dans cette expérience du temps présent et quotidien. Cependant, à mesure des crises successives, se creuse un décalage dans la façon de (se) penser dans le temps par rapport au passé et au futur. Le discours officiel promet un futur utopique et socialiste à l’horizon, et se positionne dans la continuité directe des luttes passées desquelles il faut s’inspirer pour aller de l’avant. Pour les anciens travailleurs du secteur sucrier, le passé semble obsolète et n’offre plus les outils nécessaires pour affronter les enjeux du présent. Le futur, quant à lui, est marqué par l’incertitude, et il est d’autant plus difficile à imaginer. Le discours officiel se nourrit du « présentisme » pour y appuyer son rapport au temps historique et assurer la survie du système, là où le présentisme de la vie quotidienne contribue à isoler de plus en plus les personnes dans un présent critique qui trouble toujours davantage les certitudes.

Les crises peuvent amener de nouvelles temporalités ou de nouvelles façons d’appréhender le temps. Si les différentes crises vécues par les Cubains pendant ces dernières décennies ont eu des impacts considérables dans divers domaines, elles n’ont pas nécessairement provoqué la chute drastique du régime que de nombreux chercheurs anticipaient. Si continuité il y a, c’est peut-être dans la capacité du gouvernement cubain à résister aux nombreuses difficultés venant de tous côtés au fil des années (Kapcia, 2000).

Aujourd’hui, dans la crise conjoncturelle actuelle, nous pourrions être amenés à prédire à nouveau un changement politique radical à Cuba. L’absence du charismatique Fidel Castro, l’ouverture toujours plus grande au reste du monde notamment grâce à internet et aux réseaux sociaux, une population vieillissante qui se lasse des difficultés et l’émigration massive d’une jeunesse désenchantée sont des éléments qui contribuent à un temps désorienté. Peut-être sommes-nous devant une crise dans le sens moderne du terme (Revault d’Allonnes, 2012), un moment de rupture à partir duquel un nouvel ordre peut émerger. Ou peut-être qu’au contraire, ces crises successives – nous pourrions même parler d’un état de crise permanente – mènent à l’immobilité, à la paralysie. Plutôt que facteurs de transformation et de mouvement, elles rendent le passé inutile et l’avenir inatteignable, marqué par l’incertitude : elles enferment dans le présent.

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Notes de fin

[1] Les noms des lieux et des personnes ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs. Sauf indication du contraire, les citations de textes et des conversations de terrain ont été traduites par moi-même. Ce texte s’appuie sur plusieurs périodes de travail de terrain à Cuba entre 2020 et 2023, sur un total de quinze mois sous une bourse FRESH-FNRS. Les données empiriques recueillies proviennent de l’observation participante de la vie quotidienne dans la communauté étudiée, ainsi que de conversations et entretiens semi-formels menés principalement (mais pas exclusivement) auprès d’anciens travailleur.e.s du secteur sucrier.

[2] Cette diminution est due, d’une part, au mesures imposées par le gouvernement Trump : limitation des montants à 1000USD par quadrimestre, prohibition de transaction avec des institutions en lien avec l’armée cubaine, qui amène notamment Western Union à cesser ses transferts vers Cuba. D’autre part, l’interdiction de voyager pendant la pandémie, porte atteinte aux réseaux informels de transmission des devises. (Sullivan, 2022)

[3] Celles-ci incluent des actes de vandalisme, des bagarres physiques dans les files d’attente, ou autres actions allant à l’encontre de l’ordre social et moral révolutionnaire.

[4] CAEM : Conseil d’Assistance Economique Mutuelle au sein du bloc soviétique. Organisation d’entraide économique entre pays socialistes. Cuba y entre en 1972 et y reste jusqu’à sa dissolution en 1991.

[5] Littéralement « livret d’approvisionnement », il s’agit là d’un petit carnet à travers lequel sont distribués certains aliments et produits du « panier de la ménagère » à des prix subsidiés et en quantités définies selon le nombre de personnes dans un foyer. Les produits auxquels on a droit peuvent varier selon l’âge et l’état de santé des différents inscrits. Ce livret a été introduit pendant une période de crise, en 1963, afin de réguler la distribution de certains produits alimentaires

[6] Baez, ingénieur ayant occupé un poste à responsabilités au sein du CAI à la fin des années 1980. Extrait d’entretien Mai 2022

[7] Chaque année apporte ses propres problèmes dans la production de sucre. La culture de la canne à sucre est sensible aux sècheresses, aux manques d’intrants et fertilisants. Les usines, quant à elles, sont sujettes à des ruptures fréquentes, les pièces de rechange ne sont pas toujours disponibles, et les pannes sont coûteuses car une fois coupée, la canne à sucre doit être moulue dans les plus brefs délais.

[8] Il s’agit là de choses et d’autres qu’on se procure sur le lieu de travail de façon informelle, mais cette pratique est tolérée jusqu’à un certain point par les responsables et le reste des travailleurs sans être pour autant considérée comme « vol » à part entière.

[9] Nous noterons qu’il est souvent question de Tarea (devoir) : Alvaro Reynoso, Ordenamiento plus récemment concernant l’unification de la monnaie, … Ce terme n’est pas anodin. D’une part, il a une certaine connotation de travail en cours, de processus qui n’est pas figé et est à mettre en œuvre, car d’autre part c’est un devoir, il en est de la responsabilité de tous d’y prendre part et d’y participer.

[10] Le Minaz finit par devenir Grupo Empresarial Azcuba en 2011

[11] L’idée d’une production visant la consommation locale est alors abandonnée au profit d’une « participation à l’équilibre national de la production alimentaire » (Azcuba, 2016). Les productions sont donc centralisées et ensuite redistribuées selon les besoins de chaque localité, estimés au niveau provincial.

[12] Après presque un siècle d’exploitation destinée à la canne à sucre et d’utilisation importante d’intrants, les terres de cette région ne sont plus aussi fertiles qu’elles ont pu l’être par le passé. De plus, les sècheresses sont longues dans cette région, où le système d’irrigation est extrêmement dégradé. Voir notamment : Hermesse, 2014.

[13] Puntista : Celui qui donne le « point » du grain du sucre.

[14] trapiche : moulin à sucre. Mot utilisé de façon dérogatoire par mes interlocuteurs pour se référer à une usine plus petite, moins performante techniquement.

[15] Certaines estimations élèvent à 250 000 personnes le nombre de cubains ayant définitivement quitté le pays au courant de l’année 2022, mais ces informations sont difficiles à confirmer. En décembre 2022, 129 513 cubains attendaient la réponse pour leur demande d’asile aux USA (en comparaison avec 2017 où le chiffre total pour l’année avait été de 2,618.) Source : « Immigration Court Backlog Tool: Pending Cases and Length of Wait in Immigration Courts ». TRAC Immigration, https://trac.syr.edu/phptools/immigration/court_backlog/. Consulté le 4 janvier 2023.

Pour citer cet article

Yailín Laffita van den Hove, « La crise et le temps : discours officiel et représentations locales du temps dans l’Est rural cubain », RITA, [en ligne], n°16 : 2023, mis en ligne le 1er avril 2024. Disponible sur: http://www.revue-rita.com/articles-16/la-crise-et-le-temps-a-cuba-yailin-laffita-van-den-hove.html

Le voyage migratoire à travers des cartes mentales : une enquête auprès des Centraméricains au Mexique 

Résumé

Étudier un voyage migratoire sans en faire partie oblige à travailler à partir de représentations, le plus souvent narratives et obtenues lors d’entretiens. Dans cette enquête, l’étude des voyages des migrants centraméricains s’est basée sur des cartes mentales, élaborées et narrées par eux. Nous allons analyser les différentes fonctions de ces représentations cartographiques dans la recherche. Techniques d’enquête au départ, elles se sont converties en des résultats riches en informations inattendues, constituant même de possibles instruments de sensibilisation et de plaidoyer face à l’hostilité des politiques migratoires et remettant en question certaines représentations cartographiques des migrations. Elles sont le fil rouge de la recherche, le squelette autour duquel les histoires se racontent, la diversité et la complexité du voyage ressortent, des parallèles et des divergences se visibilisent. Une méthode que l’on pourrait qualifier de « souple », car elle s’adapte au récit de la personne et à son désir de représenter ou de ne pas représenter, montrant ainsi des voyages individuels qui s’inscrivent dans un contexte global de politiques migratoires restrictives.

Mots clés : Représentations ; Cartes mentales ; Voyage migratoire ; Politiques migratoires de contention ; externalisation des frontières

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Exenberger Johanna

Master Anthropologie « Migrations, Racisme, Altérités »

Université Paris Cité

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Le voyage migratoire à travers des cartes mentales : une enquête auprès des Centraméricains au Mexique 

Introduction

Pour décrire le voyage migratoire en provenance des pays centraméricains, notamment le Honduras, le Salvador et le Guatemala, vers le Nord[1], la liste des qualificatifs est longue. On me parle d’un voyage difficile, beau, traumatique, rapide, long, merveilleux, aventureux, triste, à couper le souffle, stressant, effrayant, froid, chaud, inconfortable…souvent tout en même temps. Comment étudier un voyage aussi divers, presque contradictoire, du moins à première vue ? Comment saisir sa complexité, ses logiques et son caractère dynamique alors qu’au moment de notre rencontre les migrants n’étaient pas en mouvement ?

La première fois que je rencontre les personnes enquêtées, c'est en tant que bénévole dans une ONG à Guadalajara, mon lieu d’études, de 2017 à 2018. Puis, j’y suis retournée entre 2019 et 2020 pour y mener cette enquête. Cette ONG accueille des migrants « en transit » leur permettant d’avoir un abri pour trois jours afin de se reposer, se laver, contacter leurs familles et se nourrir. Le nombre des demandes d’asile ayant augmenté au Mexique ces dernières années (COMAR, 2023; Nájar & Rojas, 2019; París Pombo, 2019: 4; Varela-Huerta et al., 2022), l’ONG accompagne également les demandeurs d’asile ainsi que les bénéficiaires de la protection internationale. Elle dispose d’un pôle juridique et d’un pôle de recherche. Elle participe à la Red de Documentación de las Organizaciones Defensoras de Migrantes (REDODEM)[2] ayant pour objectif de construire un plaidoyer commun avec 24 autres albergues[3] présents sur le territoire mexicain (REDODEM, 2023).

Pour mon enquête, j’ai travaillé en tant que bénévole le matin, ce qui me permettait de faire de l’observation participante (Malinowski, 2007), de mener des entretiens informels et de rentrer en contact avec les personnes présentes (y compris mes collègues). J’avais alors l'opportunité d'inviter les personnes intéressées à participer à des entretiens les après-midis, qui étaient consacrées à ma recherche. Je n’avais pas de critères concernant le profil, à part l’âge (entre 18 et 50 ans) et le genre (des personnes s’identifiant en tant qu’hommes). L’absence de femmes dans le panel s’explique par le fait qu’elles étaient moins présentes que les hommes et très protégées par l’ONG ; il était donc difficile de rentrer en contact avec elles.[4]

Un des principaux défis était de développer des méthodes permettant l’établissement d’une relation de confiance afin que les personnes acceptent de participer à un entretien approfondi. Cette nécessité s’explique par la sensibilité du sujet : De nombreux migrants ont dû faire face à des expériences difficiles voire traumatiques, dans leurs pays d’origine et durant leurs voyages. Pour d’autres, des expériences extraordinaires peuvent être vécues, et le voyage alors décrit comme une « merveille » ou une « aventure », malgré les difficultés. De fait, il a été important de développer des méthodes « souples », adaptables à la personne concernée et à son envie de [se] raconter ou non.

J’ai travaillé sous la forme d’entretiens narratifs et le dessin d’une carte mentale : les personnes migrantes m’ont raconté en dessinant (ou inversement), leurs voyages sur une feuille blanche, depuis leur point de départ jusqu’au point de notre rencontre. Elles étaient filmées avec leur accord explicite, ne montrant que les mains qui dessinent et enregistrant la voix[5]. Les entretiens pouvaient être interrompus à tout moment si la personne le souhaitait. Au total, j’ai obtenu 11 cartes.

Si cette enquête s’inscrit principalement dans l’anthropologie et la sociologie des migrations, la technique des cartes mentales a été inspirée par la psychologie et la géographie sociale. Cette dernière s’attache à des espaces considérés en marge et assume un positionnement de lutte contre les injustices (Di Méo et Veschambre in Dujmovic, 2022 : 113). Comme elle s’intéresse à l’individu, les cartes mentales ont été créées par les personnes enquêtées afin de les placer au centre de l’analyse (Counilh, 2014 : 228). Cependant, elles ne prennent tout leur sens qu’en les resituant dans un contexte plus large et en combinant des échelles différentes (Bacon et al., 2016 : 209 ; Séchet et Veschambre 2006 in Dujmovic, 2022 : 116).

Pensée comme technique d’enquête au départ, je m’interroge dans cet article sur les possibilités offertes par les cartes mentales dans l’étude des voyages migratoires. Je me pose également la question de « ce qui est produit » à partir de la carte mentale elle-même afin de l’utiliser comme instrument de plaidoyer.

Pour commencer, je propose une brève réflexion théorique sur le choix méthodologique de l’utilisation des cartes mentales. Ensuite, j’analyserai quelques-unes selon quatre aspects : leur forme, leur contenu, leur lien avec la narration et leur titre. Cette analyse sera nécessaire pour en tirer quelques réflexions sur cette méthode et ses apports, ce qui constituera la dernière partie de l’article.

I. Pourquoi des cartes mentales ?

Le Mexique, tenu par une série d’accords et de partenariats avec les États-Unis, joue, pour le pays voisin, le rôle d’un État de contention (Faret, 2020; FitzGerald & Palomo-Contreras, 2018) dont l’objectif principal est de dissuader les migrants dits clandestins et, depuis 2019, de recevoir les demandeurs d’asile pour les États-Unis sur son sol (París Pombo, 2018b, 2021; París Pombo & García Zapata, 2019). Ainsi, la frontière étatsunienne, aujourd’hui externalisée, commence en réalité à la frontière sud du Mexique (París Pombo, 2018a; Torre-Cantalapiedra & Yee-Quintero, 2018). Parallèlement, à travers des patrouilles et des stations de contrôle migratoire établies sur la totalité du territoire mexicain (París Pombo, 2018a), la frontière (sud et nord) se matérialise à tout moment, ce qui place les migrants dits clandestins dans des situations de « déportabilité », c’est-à-dire, susceptibles d’être expulsés à tout moment (De Genova 2002 : 439). La frontière devient donc mobile (Amilhat Szary, 2015), la politologue Amalia Campos-Delgado parle même d’une « incarnation de la frontière » par les migrants (Campos-Delgado 2018 : 491). En outre, les catégories « sans-papiers », « illégaux » ou « clandestins » différencient et hiérarchisent les personnes concernées par rapport aux autres migrants qui résident légalement dans le pays et par rapport aux Mexicains. Cette illégalité, ajoutée à la peur d’être déportés à tout moment, entraîne des situations d’exclusion, de vulnérabilité et de contrôle (De Genova in Aquino, 2018) dont tirent profit plusieurs acteurs, notamment les réseaux du crime organisé.

Compte tenu du contexte dans lequel se réalisent les voyages et du caractère clandestin de ceux-ci, le terrain peut être qualifié de « sensible » (Bouillon et al., 2006 : 13‑14; Clavé-Mercier & Rigoni, 2017 : 19; Legoux & Lassailly-Jacob, 2012; Lendaro, 2017 : 31; Sakoyan, 2006 : 1; Senovilla-Hernández, 2021) parce qu’il porte « sur des pratiques illégales ou informelles, des individus faisant l’objet d’une forte stigmatisation et sur des situations marquées par la violence, le danger et/ou la souffrance » (Bouillon et al., 2006 : 13‑14). Ainsi, recueillir des témoignages peut être difficile (Clavé-Mercier & Rigoni, 2017 : 19). Virginie Tallio parle même d’une « triple sensibilité » (en rapport avec la vulnérabilité des enquêtés, les enjeux socio-politiques et les techniques d’enquête) ayant un impact sur la collecte des données et leur interprétation (Tallio in Legoux & Lassailly-Jacob, 2012 : 5). Je craignais également de réveiller des traumatismes ou des expériences douloureuses durant les entretiens (Ayimpam & Bouju, 2015 : 14), sachant que je n'avais aucune solution concrète aux problèmes des personnes interviewées.

 Enquêter auprès des migrants centraméricains implique donc une certaine responsabilité (Ayimpam & Bouju, 2015 : 14; Murphy, 2015 : 92; Fassin in Sakoyan, 2006 : 3) et il est nécessaire « d’engager une réflexion sur les relations et les méthodes d’enquête » (Clavé-Mercier & Rigoni, 2017 : 24). Dans un premier temps, il était important d’établir des relations de confiance avec les personnes rencontrées (Clavé-Mercier & Rigoni, 2017; Lagarde, 2020; Lendaro, 2017; Murphy, 2015; Ritter, 2015; Senovilla-Hernández, 2021). Tout d’abord, ma posture pendant le bénévolat était cruciale dans l’établissement d’une telle relation car grâce à mes missions, et après de nombreuses conversations informelles, les personnes pouvaient alors décider de m’accorder leur confiance et un entretien. Comme le montre Annalisa Lenardo, l’enquêteur ou l’enquêtrice vient souvent de « l’extérieur » (Lendaro, 2017 : 31). Pour favoriser un climat de confiance, il est donc important de connaître « l’Autre », le contexte socio-historique et politique (Clavé-Mercier & Rigoni, 2017 : 25) et de maîtriser le langage des enquêtés (Ritter, 2015 : 106). Avoir déjà travaillé dans l’ONG avant de mener l’enquête m’a aidée à connaître le contexte nécessaire, les personnes accueillies, leurs histoires, leurs habitudes et leurs manières de parler. Ainsi, j’ai pu apprendre un vocabulaire caractéristique de la migration (centraméricaine) impliquant des pratiques également spécifiques : coyote o pollero, burrear, la migra, la Bestia, brincar, marero[6] ; pour ne citer que ces quelques exemples.

Afin de maintenir ou d’installer une relation de confiance durant l’entretien, j’ai travaillé avec des entretiens narratifs, permettant de minimiser mon intervention et de maximiser la narration de la part des enquêtés (Pruvost, 2011), et le dessin d’une carte mentale. Celle-ci a d’abord été pensée comme entry-point (Murphy, 2015) qui permet de « briser la glace » et comme un outil participatif et « ludique » pour faciliter la parole et l’échange (Mekdjian in Caquard & Joliveau, 2016 : 4), à plus forte raison lorsqu’il s’agit de sujets proches de l’indicible (Senovilla-Hernández, 2021 : 21). Ces cartes ont été élaborées avec différents outils tels des feutres, des crayons, des marqueurs et des feuilles de papier de couleur. Les personnes étaient libres à choisir « comment » et « quoi représenter », la seule consigne était de marquer et d’expliquer les moments les plus significatifs, beaux et difficiles. Cette technique d’enquête peut donc être considérée comme « souple » car elle s’adapte au récit de l’enquêté et son envie de raconter ou non. Outres les souffrances, j’ai pu découvrir aussi d’autres aspects du voyage, comme la joie, l’aventure et la liberté (Murphy, 2015 : 94). Dans ce sens également, elle a contribué à « la réduction de l’inégalité de la relation enquêteur-enquêté et d’autre part, permettre à l’enquêté de se réapproprier son histoire » (Ritter in Ayimpam & Bouju, 2015 : 16)

La carte mentale rend compte de l’itinéraire « dans ses dimensions qualitatives et sensibles » (Bacon et al., 2016 in Lagarde, 2020 : 1). Compte tenu de son caractère subjectif, la représentation du vécu est influencée par plusieurs variables : « le sujet psychologique avec ses déterminations propres ; le même sujet abordé dans sa dimension sociale, avec ses apprentissages et ses codes sociaux » (Di Méo 1990 : 361). Les émotions ou les sentiments éprouvés durant le voyage ou pendant l’entretien, mais également le statut légal, la classe, le genre, la race[7], l’âge, les rapports de force et de domination, ou l’éducation, peuvent exercer une influence sur la forme et le contenu de la représentation. Par ailleurs, les personnes enquêtées sélectionnent des évènements qui leur semblent pertinents parce qu’elles ne se souviennent pas de tout (Amar et al., 2021 : 137; Counilh, 2014 : 234) ou parce qu’elles estiment que certaines situations répondent mieux aux attentes de l’enquêtrice que d’autres (Senovilla-Hernández, 2021 : 28). Aussi « la situation d’enquête elle-même (…) [contribue] inévitablement à déterminer le discours recueilli » (Bourdieu 1986 : 70). Le lieu de l’entretien, l’objet de l’enquête, les relations de pouvoir entre la personne enquêtée et moi-même, les consignes données et le fait qu’au milieu de la table se trouvait une caméra qui filmait les entretiens, ont donc certainement influencé les représentations du voyage. Finalement, « l’intervention du hasard et des aléas dans l’agencement socio-spatial des histoires de vie et des trajectoires migratoires constitue un élément à prendre en compte » (Counilh, 2014 : 234).

Les cartes mentales permettent de visibiliser les blocages et les violences rencontrés par les migrants en raison des politiques migratoires restrictives à une échelle micro. Afin qu’elles prennent du sens, il est nécessaire de les analyser dans le contexte des cartographies « officielles » (produit par les États, FRONTEX, certaines organisations comme l’OIM etc.) servant à justifier les décisions politiques et le budget nécessaire pour protéger les frontières (Cobarrubias, 2019 : 772). Ces cartes sont souvent inexactes (Casas-Cortés et al., 2022 : 110). Elles insinuent des déplacements unilatéraux et en ligne droite (Amar et al., 2021 : 130), des voyages fluides et sans obstacles (Choplin & Pliez, 2011 : 3; Costil & Fattori, 2019 : 225) et occultent la dimension circulaire et multidirectionnelle de la migration « dont le message sous-jacent est que la migration constitue un phénomène dangereux, qui doit être arrêtée, redirigée, anticipée et contrôlée » (Casas-Cortés et al., 2022 : 110). Ce message est véhiculé à travers certaines couleurs, formes et mots (Amar et al. 2021 : 141). Sur la carte de FRONTEX par exemple, des « énormes flèches rouge foncé, la couleur du danger, des flèches venant d’Afrique subsaharienne ou d’Afghanistan et qui viennent déverser un flot d’individus en Europe » (Amar et al., 2021 : 141) donnent « une sensation visuelle d’une invasion de l’Europe » (Amar et al., 2021 : 134). La manière dont sont représentées les migrations n’est pas innocente (Bahoken & Lambert, 2020), ces cartes peuvent constituer un outil de contrôle (Casas-Cortés et al., 2022 : 110), influencer l’opinion publique sur la réalité des migrations et favoriser des discours xénophobes (Amar et al., 2021).[8]

C’est dans cette perspective que les cartes mentales de cette recherche contribuent à contredire, rectifier et compléter les cartes officielles sur les migrations au et participent au besoin de « représenter selon différentes perspectives » (Amar et al., 2021). En choisissant eux-mêmes les couleurs, les mots et les formes, les enquêtés montrent à travers des cartes de nombreuses bifurcations, réorientations, changements d’avis (Amar et al., 2021; Morange & Schmoll, 2016, p. 191). Le projet migratoire évolue donc en cours de route. Les déplacements ne sont pas lisses et les territoires sont parfois difficiles d’accès. Par ailleurs, malgré les contrôles migratoires, « ils ne façonnent pas de manière exclusive les parcours migratoires et ne parviennent pas à les interrompre comme les États qui en sont à l’origine le voudraient » (Bacon, 2022, p. 131). Dans ce sens, les cartes élaborées par les migrants peuvent être considérées comme des contre-cartes (Campos-Delgado, 2018; Casas-Cortés et al., 2022; Mekdjian, 2016, 2020). Elles constituent une approche qui « remet en cause l’invisibilité des récits des migrants en situation irrégulière et met en évidence la précarité de leur mobilité » (Campos-Delgado, 2018 : 489)[9]. Elles peuvent se transformer en instrument de sensibilisation et être utilisées en dehors du monde académique, bien qu’il serait nécessaire de les compléter avec des cartographies quantitatives basées sur des recherches empiriques sur les migrations au Mexique afin de les inscrire dans une échelle macro.

Le contexte de réalisation de cette enquête étant posé, nous allons à présent interroger la création et l’analyse des cartes mentales obtenues et leur capacité à rendre compte d’une réalité complexe.

Cette première partie constitue par ailleurs une étape importante de l’analyse, car « une carte extraite de son contexte de production est une carte morte, inanimée. Dissociée de tous les choix méthodologiques, politiques et scientifiques dont elle est la résultante, elle ne permettra qu’une interprétation erronée de son contenu » (Caquard & Joliveau, 2016 : 3).

 II. Les cartes mentales

La diversité des cartes et des informations qu’elles transmettent, combinées avec les narrations, ont suscité plusieurs questions : Comment analyser une carte mentale ? Comment synthétiser les enseignements qu’elles contiennent sans occulter les spécificités de chacune ? Comment réussir à monter en généralité à partir de situations individuelles tout en réussissant à contribuer à la réflexion portant sur la représentation cartographique des mouvements migratoires ?

Je propose une analyse selon quatre catégories : Comment le voyage est représenté (la forme), ce qui est représenté (le contenu), l’articulation entre le dessin et la narration et les titres des cartes. La forme et le contenu d’une carte est par ailleurs une des questions géographiques fondamentales à se poser lorsque l’on souhaite cartographier un parcours migratoire (Counilh, 2014 : 208).

A. La forme des cartes

La plupart des personnes ont choisi de représenter leur voyage autour d'un chemin. Ce chemin relie les différents lieux visités et les événements qui s'y sont déroulés, souvent expliqués par des dessins et/ou des écrits. Voici un exemple :

 Carte 1 Le voyage de Marco et Felipe

Carte 1 : Le voyage de Marco et Felipe, 05/02/2019

Marco et Felipe, âgés de 28 et de 19 ans, se sont connus au Honduras et voyagent ensemble en direction des États-Unis. Ils souhaitent s’y installer afin d’améliorer leurs conditions de vie, réaliser leurs rêves et vivre dans un milieu plus sûr qu’au Honduras. Pour Marco, c’est son deuxième voyage et ses expériences migratoires antérieures lui sont utiles lors de ce voyage. Ils le représentent par un chemin en indiquant : les endroits par lesquels ils sont passés, les frontières franchies, les distances parcourues, le temps écoulé, les moyens de transports, certaines anecdotes et les personnes qu’ils ont rencontrées par de petits dessins ou par l’écriture.  

José, Hondurien, 21 ans et sans papiers, reprend une partie de l’Amérique centrale dont son pays d’origine, le Honduras, puis le Mexique et les États-Unis par leurs formes géographiques. Puis, il dessine deux itinéraires, représentant ses deux voyages. Son projet migratoire est flou, il n’a plus envie de brincar[10], mais de s’installer au nord du Mexique, d’être heureux et d’être reconnu par les autres.

Carte 2 Le voyage de Jos

Carte 2 : Le voyage de José, 11/02/2019 

Rafael, 18 ans et d’origine hondurien, construit sa carte uniquement par l’écriture : il écrit les différents lieux par lesquels il est passé, l’un après l’autre, laissant un grand espace blanc. Il s’agit de son premier voyage en direction des États-Unis dans l’objectif d’améliorer ses conditions de vie, d’aider sa famille et d’être quelqu’un dans la vie. Il est accompagné par un ami qui connaît le chemin et ne reste que peu de temps à l’albergue.           

 

Carte 3 Le voyage de RafaelCarte 3 : Le voyage de Rafael, 12/02/2019

Oswaldo, 30 ans, fuit les violences au Salvador. Il y était persécuté et menacé par les maras[11]. La carte d’Oswaldo se construit par le dessin, quasiment sans écriture. C’est la seule qui ne représente pas de parcours et qui n’est pas organisée de manière chronologique. Contrairement à la plupart des cartes, sauf celle de José, elle ne se limite pas à un voyage mais raconte l’histoire d’une vie marquée par la violence, la persécution et de nombreux voyages migratoires. On y retrouve des éléments de cette vie : le mouvement et le blocage, les amis et les ennemis, la vie et la mort, la souffrance et l’envie de continuer, de construire et de reconstruire.

Au total, Oswaldo a fait sept voyages migratoires, tous caractérisés par une extrême violence. Lors du dernier, il a demandé l’asile au Mexique.

 

 

Carte 4 2 Le voyage dOswaldo

 

Carte 4 : Le voyage d’Oswaldo, 06/02/2019

 B. Le contenu des cartes 

Indépendamment de la manière dont le voyage a été représenté, on peut trouver des points communs sur les différentes cartes : les frontières et les contrôles migratoires constituent la plus grande difficulté éprouvée durant le voyage, mentionnés et détaillés par l’ensemble des personnes, et représentés sur neuf cartes sur dix. De même, le train, un moyen de transport important souvent associé au danger et aux difficultés, apparaît dans cinq cartes. L’ensemble des narrations montre également que les relations sociales et les rencontres constituent d’importantes ressources d’aide avant, durant et après le voyage (Aragón, 2014) ; comme le sont aussi les albergues se trouvant le long des routes migratoires. Voyons plus en détails la place que prennent ces éléments dans les cartes.

Commençons par les frontières. Mike, 20 ans, fuit la violence et la pauvreté au Honduras. C’est son premier voyage et il fait la première partie en caravana[12]. Il représente la frontière à travers un ensemble de maisons qui symbolisent, selon ses propres mots, les refuges et l’Institut National de Migration (INM)[13] où il est allé, avec les autres membres de la caravane, « pour pouvoir solliciter les papiers, pour pouvoir continuer le chemin » (Mike, 14/02/2019). Cela illustre bien la courte tentative du président Andrés Manuel Lopez Obrador, alors nouvellement élu, de mener une politique migratoire plus ouverte et humaine de décembre 2018 à mars 2019. Le projet migratoire de Mike est de s’installer au Nord du Mexique et d’y travailler.

 

Carte 5 Le voyage de MikeCarte 5 : Le voyage de Mike, 14/02/2019

Juan-Carlos et Alejandro ont franchi la frontière sud à Tecún Umán, un passage officiel de la frontière où la surveillance et le contrôle migratoire ont été renforcés à partir de mars 2019. Ainsi, les deux migrants ont dû passer la frontière par le fleuve Suchiate :

« […] ça c’est le pont entre Tecún et Hidalgo, mais nous ne pouvions pas traverser le pont. Nous ne pouvions pas le traverser, parce qu’ici, je vais te le dessiner […], ici se trouve la Migración. […], il y a une grande porte ici, mais on ne peut pas la passer. Et donc ce que nous avons fait alors, c’est prendre des radeaux qui se trouvent ici […]. Il y a des radeaux qui t’amènent de l’autre côté. Mais le problème de l’autre côté c’est qu’il y a aussi la Migración.  Il y a la Marine, il y a…la Police fédérale et…tous sont de l’autre côté. Et de l’autre côté ils t’attendent déjà (…) seulement tu descends du radeau et ils demandent déjà tes papiers ou ta carte d’identité et donc…oui…c’est très difficile, seulement…c’est Dieu qui décide ce qui nous arrive » (Alejandro, 16/03/20).

Carte 6 Le voyage dAlejandro

Carte 6 : Le voyage d’Alejandro, 16/03/2020

           

Santiago, réfugié statutaire et originaire du Honduras, représente la frontière à travers la montagne car pour contourner les contrôles migratoires, il a dû passer par des régions montagneuses et tropicales. Cela montre par ailleurs que la topographie d’un pays peut également constituer une difficulté importante.

Carte 7 Le voyage de Santiago

Carte 7 : Le voyage de Santiago, 16/03/2020

Dans d’autres cartes, la frontière apparaît sous une ligne qui sépare les différents pays. C’est le cas de José, Josué et Carlos. Comme Marco et Felipe, ils ne marquent pas seulement la frontière sud du Mexique mais aussi celle entre le Honduras et le Guatemala ou, le cas échéant, la frontière nord du Mexique. Les récits des personnes enquêtées montrent que le franchissement des frontières avant d’arriver au Mexique était souvent stressant, difficile, risqué, voire dangereux, bien que moins que les frontières mexicaines. L’illégalité des migrants, et la « déportabilité » qui en résulte (De Genova, 2002), commencent bien avant la frontière sud du Mexique, notamment pour les ressortissants du Honduras et du Salvador. De fait, les Centraméricains franchissent une, voire deux ou trois frontières en plus et sont confrontés à des contrôles migratoires permanents à l’intérieur du Mexique. Souvent, ces étapes du voyage ne sont pas incluses sur les cartes officielles sur les migrations (comme par ailleurs les difficultés liées à la topographie du pays) occultant ainsi une grande partie de l’itinéraire et les dangers impliqués avant d’arriver au Mexique.

 Un autre élément que l’on retrouve sur plusieurs cartes est le train appelé la Bestia (la Bête), un moyen de transport central. Il est évoqué avec respect, parfois avec de la peur, et on se raconte l’insécurité et le danger qui y règnent.  Il n’est pas rare que des personnes tombent du train, soient agressées, volées et attaquées par des délinquants, des groupes criminels et armés et même par les forces de l’ordre.

« Ce que j’ai vécu au Chiapas, c’était la mort de deux Honduriens à cause du train. J’ai eu très peur, j’ai jamais pris le train. Je me suis dit que c’est mieux que je demande des papiers » (Josué, 11/03/2020).

« Ça c’est la bataille la plus dure qu’il y ait pour le migrant, c’est la montée dans le train. Ça c’est le plus dur » (Santiago, 15/03/2020).

Le train peut avoir un grand impact sur le voyage, comme pour Oswaldo, et détermine même sa direction ou durée. Pour Carlos, Juan-Carlos, Marco et Felipe, il n’est pas toujours clair si le train s’arrête, où il s’arrête, sur lequel monter, par où y monter, la direction qu’il prend. Souvent ils l’attendent des heures. Ils se trompent parfois de train et continuent leurs voyages dans une direction imprévue. Comme José qui voulait arriver à Monterrey, au Nord-est, mais qui accepte le fait qu’il se soit trompé de train en l’attribuant à la Providence divine et continue la route du Pacifique, à l’Ouest.

Ils doivent rester souples, réajuster leurs plans au fur et à mesure, interroger les autres migrants, la population locale, les autorités et accepter des heures, voire des jours d’attente.

« Eh bien dans le train souvent on peut le faire en moins de temps [le chemin], mais le train s’arrête souvent. Le train peut s’arrêter jusqu’à 8 heures, mais il peut aussi s’arrêter jusqu’à…rester là-bas deux jours…et il part deux jours après. Donc tu ne sais pas quand le train va partir » (Carlos, 12/03/20).

Malgré toutes ces difficultés réelles et importantes, les entretiens ont montré que le voyage en train peut en même temps être vécu comme beau et comme une aventure. Il serait erroné de le réduire à la seule souffrance et au danger :

« C’est comme…c’est dommage que je n’aie pas pu prendre des photos…mais c’est un…tu regardes et c’est comme…tu peux voir par exemple le coucher de soleil depuis le train et tout ça. C’est très beau, mais souvent il y a eu des accidents, le train peut tomber. Mais ils n’enlèvent jamais les gens de là-bas, on ne peut pas y descendre » (Carlos, 12/03/20).

 « C’est beau parce qu’on voyage en train, on souffre, mais c’est beau, vous comprenez, j’ai toujours aimé le train. Mais aujourd'hui, comme je l'ai dit, c'est la chose la plus précieuse. Et…et on réussit. On obtient les bénéfices, tout, en luttant, vous comprenez […] » (Santiago, 16/03/20).

Précisons également que seuls Marco, Felipe et Alejandro ont représenté d’autres moyens de transport que le train, tels les bus, des longues journées de marche ou des radeaux (voir cartes 1 et 6). Voici quelques représentations du train :

Extrait carte 4 Oswaldo

Extrait de carte 4 : Le train par Oswaldo.

Il raconte l’attaque par un groupe armé vêtu en policier, ils ont kidnappé une soixantaine de migrants qui étaient montés sur le train. Ils ont battu et tué plusieurs personnes ; Oswaldo a été gravement blessé.

 

Extrat carte 7 Santiago

Extrait de carte 7 : Le train par Santiago

Il raconte qu’il faut savoir « monter le train » [14], car il est très facile de tomber, de se blesser, voire de mourir. Pour lui, le train représente une bataille très dure (voir citation ci-dessus), mais il le décrit aussi comme beau. Il raconte également les rencontres qu’il a pu faire sur le train, représentées ici sous forme de petits bonhommes. 

Durant le voyage, les migrants rencontrent des personnes différentes : d’autres personnes en migration, des Mexicains, des forces de l’ordre, des criminels etc. Certaines de ces rencontres peuvent être positives et constituer une aide importante : comme l’entraide entre les personnes migrantes, la solidarité de la part de la population locale, l’aide apportée par les albergues, et les relations qu’elles entretiennent avec leurs familles et amis restés au pays ou qui se trouvent déjà à l’endroit de destination (Aragón, 2014). D’autres rencontres sont moins positives, comme ce fut le cas d’Oswaldo et de beaucoup d’autres migrants qui ont été volés, attaqués, blessés, contrôlés et expulsés. Qu’elles soient positives ou négatives, ces rencontres orientent le voyage d’une manière ou d’une autre. Plusieurs personnes les représentent sur leurs cartes :  

Marco et Felipe (voir carte 1) vont volontairement à Coatzacoalcos, où Marco connaît une Mexicaine qui l’a aidé lors de son premier voyage. Ils représentent son aide sous la forme de sa maison où ils ont passé la nuit. Puis, ils montrent la rencontre avec un autre migrant à Santa Marta (Raúl) avec qui ils ont partagé leur nourriture et leur argent. Ils dessinent ensuite un magasin (la tienda) où ils ont obtenu des instructions sur le départ du train. Ils marquent un pont où ils l’ont attendu avec d’autres migrants. Enfin, pour se rendre à Guadalajara, ils ont suivi les indications et la carte qu’un Mexicain leur avait dessinées.

Mike (carte 5) représente les stations d’essence où il a passé ses nuits avec les autres membres de la caravane. Il parle aussi de l’entraide entre les personnes migrantes :

“Donc, beaucoup d’aide et en vrai c’était une belle aventure, parce que grâce à Dieu nous n’avons pas souffert, tout s’est bien passé, eh bien, quand on dort dans les stations d’essence ou dans les rues actuellement, on fait un groupe de vigilance de tant de personnes qui gardent les autres et entre tous on se protège, tous on s’entraide avec de la nourriture, de l’eau, on aide les femmes qui ont des enfants […]» (Mike, 14/02/19).

D’autres éléments sont représentés sur plusieurs cartes, comme l’argent et le temps investi, ainsi que les distances parcourues. Le récit de Carlos, Marco et Felipe est structuré autour de ces éléments, ils les mentionnent avec précision et de manière régulière. Les albergues et leur centralité durant le voyage apparaissent également dans le récit et la carte de nombreux migrants.

C. Le lien entre la carte et la narration

Les exemples ci-dessus montrent qu’un lien étroit existe entre les cartes et la narration qu’il convient d’analyser. D’après Sébastien Caquard et Thierry Joliveau, ce lien s’élabore par le lieu :

« La carte peut dès lors s’envisager comme une interface pour voyager entre lieux et récits. Entrer dans le lieu par le récit, ou entrer dans le récit par le lieu ne sont pas deux procédés opposés. Ce sont des boucles imbriquées qui, bien coordonnées, peuvent favoriser par le récit une compréhension approfondie et enrichie des lieux et instaurer un lien personnel avec eux, fondé sur l’immatériel, la mémoire et l’émotion. » (Caquard & Joliveau, 2016 : 2).

Ce qui est dit peut être important dans le dessin (et vice-versa) et l’un complète la compréhension de l’autre, mais comment s’articulent dessin et narration de manière concrète ? Bien que chaque entretien ait été différent, tous ont permis d’observer trois façons de faire : Le récit peut déterminer le contenu de la carte, c’est-à-dire que les personnes ont raconté d’abord une partie de leur voyage, puis elles l’ont dessiné. Ou alors, le dessin détermine la narration : c’est le cas des personnes qui ont dessiné d’abord et raconté après. Enfin, les personnes ont raconté et dessiné en même temps, ce qui était le moins fréquent. 

Ces trois possibilités se sont combinées parfois dans un seul entretien, mais, généralement, les personnes racontaient plus qu’elles ne dessinaient. Cela pourrait s’expliquer par le fait que la cartographie est considérée comme un « instrument de visualisation » (Alvir, 2016) supposant « (…) que la réalité est traitée comme un ensemble de procédures faites de sélection, de schématisation et de synthèse » (Söderström 2000 in Alvir 2016 : 81). Cela permet « de passer d’une réalité complexe à sa figuration simplifiée » (Söderström 2000 in Alvir 2016 : 81). Les cartes fonctionneraient donc comme une sorte de synthèse du récit.

Pour montrer cette articulation, je me baserai sur les entretiens de Carlos, José et Rafael :

Carte 8 Le voyage de Carlos

Carte 8, le voyage de Carlos 12/03/2020

La carte de Carlos constitue la base de son récit. Il élabore une carte de forme géographique et n’y marque que les endroits par lesquels il est passé. Ensuite, dans son récit, il reprend ces endroits en développant des évènements qui ont eu lieu à chaque endroit. Son récit se construit autour de quatre éléments qui reviennent tout au long de ses voyages : le train, les albergues, l’aide de la part des Mexicains et les difficultés auxquelles il a dû faire face, notamment celles liées au climat, au manque de nourriture et aux moyens de transport, mais aussi les contrôles migratoires, le danger et la violence. De plus, il précise toujours la durée d’un trajet pour se rendre d’un endroit à un autre ainsi que la durée de séjour dans un lieu donné. Cette importance donnée au temps révèle « la complexité des mécanismes procédant à la mise en mouvement à chaque étape du parcours » (Counilh, 2014 : 207). Toutes ces données ne sont pas présentes sur sa carte qui rend compte de son itinéraire géographique. Nous pourrions donc dire qu’ici la carte est utilisée comme base pour son récit et facilite sa structuration.  Son récit très précis et complet a permis de reconstruire ses voyages et de les étudier dans le temps. Nous voyons clairement les quatre éléments dont il est question ci-dessus :

           Carte 9 La tierra prometida

Carte 9 : La tierra prometida, le premier voyage de Carlos

 

Carte 10 La odisea

Carte 10 : « La odisea » (l’odysée), le deuxième voyage de Carlos

La carte de José (carte 2) met en avant ses deux voyages migratoires. Il ne marque pas de noms des lieux et ne dessine pas d’anecdotes, mais on retrouve ces éléments dans son récit. Les cercles qu’il dessine indiquent des évènements que l’on ne peut comprendre qu’en écoutant le récit. Seules les différentes manières de passer la frontière étasunienne sont expliquées à travers le dessin : à l’Ouest il est possible de burrear, à l’Est, seul le paiement d’un certain montant d’argent permet le franchissement. Dans son récit, Dieu prend une place fondamentale, mais il est absent de sa carte. Après avoir terminé sa carte, José l’utilise souvent pour son récit et pour répondre à mes questions. Ainsi, il ne répète plus le nom des lieux mais il le pointe du doigt en disant « ici » ou « d’ici vers là-bas ». Sa carte lui est donc utile et lui sert comme support pour son récit.

Le dernier exemple est la carte de Rafael (carte 3). L’entretien avec Rafael se caractérise par des réponses très courtes. Il m’expliquait de ne pas être à l’aise, il craignait de commettre des erreurs, de ne pas rendre un travail suffisamment bon ou qui corresponde à mes attentes. De manière générale, il n’y avait pas beaucoup de différences entre son récit et sa carte, caractérisés par de nombreux silences. 

Contrairement aux autres cartes, celle-ci traduit donc un aspect fondamental des voyages migratoires clandestins : les silences et les absences. Ces silences peuvent symboliser « l’inénarrable » (Moussavou Nyama, 2018), des choses difficiles à raconter, telles la violence, la mort (Moussavou Nyama, 2018), les agressions.

Les espaces blancs sur la carte, peuvent également montrer l’absence des personnes sans papiers sur le territoire mexicain :

« Les migrants sans papiers sont absents physiquement en étant détenus ou expulsés, et socialement en se voyant refuser des droits et des services particuliers. L'interdiction d'arriver à leur destination conditionne les voyages des migrants sans papiers, ce qui les pousse à se cacher avant même d’apparaître »  (Strathem 1995 in Bibler Coutin 2005 : 196).

 

Ce sont là des propositions d’interprétations des « blancs » de Rafael, car nous ignorons les raisons pour lesquelles il a surtout représenté un espace blanc. Il est possible que celui-ci soit lié à sa peur de mal faire ou à sa timidité. Il aurait été intéressant de lui poser la question.

D. Les titres des cartes 

 À la fin de chaque entretien, j’ai invité les participants à donner un titre à leurs cartes. En voici deux exemples en relation directe avec leur récit :

« El sueño americano es ser feliz » (fr.: « Le rêve américain est d’être heureux »), José, 2019 : ce titre peut être interprété de différentes manières. D’une part, il fait référence au projet de José d’être heureux, de se réaliser à travers la migration. D’autre part, ce « rêve américain » peut faire référence à quelque chose de plus ample, comme son rêve d’une Amérique sans frontières qui rendrait heureux les habitants du continent. Et finalement le « rêve américain » est une métaphore pour la richesse, la réalisation de soi, une vie meilleure.

« La tierra prometida », (fr. : « La terre promise »), Carlos, 2020 : Ce titre est une métaphore biblique qui désigne les États-Unis comme « terre promise ». Il n’est pas donné par hasard dans la mesure où Dieu et la confiance en Dieu jouent un rôle fondamental dans beaucoup de voyages migratoires des personnes enquêtées. Carlos confirme : “(…) j’ai toujours été croyant, depuis que je suis tout petit, [cette foi] a été inculquée par mes parents, je les voyais toujours très croyants, très reconnaissants envers Dieu et donc pendant tout mon chemin je m’en suis remis à Dieu. Je pense que c’est grâce à lui que je suis vivant jusqu’à maintenant » (Carlos, 12/03/2020). Nous pouvons retrouver cette métaphore biblique dans le récit de Juan-Carlos, qui lui aussi parle des États-Unis comme « terre promise ».

Conclusion

La méthode des cartes mentales et des récits a constitué le fil conducteur de cette recherche. Au départ, le dessin et la narration libre étaient pensés comme un moyen d’établir une relation de confiance avec la personne, lui permettant ainsi de choisir les anecdotes racontées, la durée et la densité de l’entretien. J’espérais aussi découvrir de nouveaux aspects permettant d’ajuster ou de changer mes approches et ma compréhension de ce phénomène migratoire. Et ce fut le cas. Les cartes se sont révélées riches en nouvelles informations, qui allaient au-delà du voyage et qui facilitaient la compréhension de sa complexité. 

Nous avons vu avec Guy Di Méo (1990) que l’analyse d’une représentation, en l’occurrence la représentation du voyage, permet même de se poser des questions au-delà du vécu de la personne : pourquoi la personne choisit-elle de représenter tel évènement ? Pourquoi le représente-t-elle de telle manière ? Comment les émotions et les ressentis transforment-ils la représentation ? Dans quelle mesure les structures sociales et économiques influent-elles sur la manière dont on représente ?

Ce sont notamment les travaux de géographes (Amar, M., Aprile, S., & Bahoken, F., 2021 ; Bacon, 2022 ; Bacon et al., 2016 ; Bahoken & Lambert, 2020 ; Caquard et Joliveau, 2016 ; Choplin et Pliez, 2011 ;  Cobarrubias, 2019 ; Counilh, 2014 ; Di Méo, 1990 ; Dujmovic, 2022 ; Lagarde, 2020 ; Mekdjian, 2016 ; 2020) qui ont permis dans un deuxième temps d’établir quatre catégories d’analyse : comment représenter ? Que représenter ? Quelle est la relation entre la carte et le récit ? Comment la personne résume-t-elle le voyage ? C’est à partir de ces catégories qu’il était possible de trouver des parallèles, des points communs entre les voyages, en dépit de leurs divergences. Ces parallèles permettent d’identifier un message clair traversant la diversité des cartes : la répression, la violence et la production de la frontière à tout moment et partout, ne cessent jamais. Les voyages sont restreints, réprimés et réalisés dans un contexte de violence.

Mais l’apport principal des cartes mentales filmées est leur capacité à transmettre le caractère complexe et dynamique des voyages : Représentations graphiques et récits montrent et expliquent les décisions des acteurs, même quand elles sont très contraintes et limitées. Ils permettent de comprendre que le voyage n’est pas seulement une expérience traumatique où règnent peur, violence, difficultés et tristesse. Il est en même temps vécu de manière positive, il comporte de beaux moments, de la joie, des situations drôles et du partage. Il est motivé et soutenu par le désir de se réaliser, d’élargir l’horizon ou de gagner une certaine reconnaissance de la part des proches.

Nous pouvons donc dire que les cartes mentales et les récits qui leur sont associés permettent d’illustrer les dimensions sensibles et émotionnelles des parcours. Cette méthode donne à voir à la fois des situations de violences, qui traduisent des dynamiques globales et politiques, et un aspect non-victimaire des migrants transcrit dans les expériences de ces parcours : aventures, rencontres, lien social, émotion, amitié. Les cartes permettent donc d’inscrire l’échelle individuelle dans un contexte global. Elles peuvent acquérir une valeur au-delà du monde académique, car en les comparant aux cartes officielles, ou aux travaux cartographiques plus amples se basant sur des données quantitatives, elles permettent de déconstruire certaines idées reçues sur le phénomène migratoire.

Enfin, les cartes mentales s’avèrent être une méthode souple, qui non seulement permet de révéler la diversité des voyages mais qui admet et autorise les contradictions. C’est cette souplesse, se réajustant à chaque personne, à chaque récit, à chaque vécu, qui a permis d’étudier un phénomène aussi complexe qu’un voyage migratoire et de comprendre l’être humain qu’est « le migrant ». Ce travail a pour vocation de porter une analyse proche de l’expérience des individus, une expérience nuancée, sans être misérabiliste et sans être idéaliste, avec l’ambition de rendre la dignité et les subjectivités des personnes interviewées.

Notes de fin

[1] L’expression « Vers le nord » permet de visibiliser le caractère souple et dynamique des voyages migratoires, puisque tous les migrants n’aspirent pas à aller aux États-Unis. Beaucoup s’installent au Mexique ou y demandent l’asile. Par ailleurs, leurs voyages ne sont guère linéaires (Faret, 2017) mais se caractérisent plutôt par des mouvements en zigzag.

[2] Traduction : Réseau de documentation des organisations défenseures des migrants https://redodem.org/

[3] Sont appelés ainsi les centres d’accueil pour migrants et bénéficiaires de la protection internationale au Mexique.

[4] Afin d’éviter toute confusion entre les personnes enquêtées et le reste de la population migrante que j’ai rencontré, je n’utilise pas le langage inclusif dans cet article.

[5]Voir l’exposition de Bouchra Khalili The mapping journey : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/1627 ou https://www.youtube.com/watch?v=u_QxXnh23kE par exemple

[6] Dans l’ordre : passeur ; passer la frontière étatsunienne avec l’aide d’un cartel de drogue (passer de la drogue à l’autre côté) ; la « migración », c’est-à-dire la police aux frontières ; nom donné au train ; membre d’une « mara », bande criminelle en Amérique centrale.

[7] Dans le sens de construction sociale.

[8] Face à ces représentations « en décalage » avec la réalité (Bacon et al., 2016 : 187), les membres du réseau Migreurop publient régulièrement un Atlas des Migrations en Europe (Atlas des migrations dans le monde, 2022) pour déconstruire les idées reçues sur les phénomènes migratoires.

[9] Toutes les traductions ont été faites par moi-même

[10] Traverser la frontière étatsunienne

[11] Bandes criminelles à caractère transnational opérant à l’échelle continentale (entre les États-Unis, le Mexique et l’Amérique Centrale)

[12] Ce sont des groupes de migrants réunissant des milliers de personnes qui se rassemblent dans leurs pays d’origine afin de réaliser la traversée du Mexique ensemble.  Ce phénomène a commencé à se développer en 2018 (Varela-Huerta et al., 2022) dans un contexte de politique anti-immigration de Trump et de courte ouverture des politiques migratoires mexicaines avec le nouveau président mexicain Andrés Manuel López Obrador durant laquelle des « Cartes de séjour temporaire pour raisons humanitaires » ont été délivrées à un grand nombre de Centraméricains. Les caravanes telles qu’elles existent depuis octobre 2018, se distinguent des autres « Caravanes » connues au Mexique, notamment de la caravane Viacrucis del migrante et de celle des mères de migrants disparus qui ont lieu chaque année,  par leur grand nombre de participants, mais aussi par « la rapidité et l’autogestion avec lesquelles elles se sont organisées, le grand nombre de familles et de femmes seules avec enfants qui viennent dans la caravane, mais surtout [par] l’abandon de la clandestinité et de l’invisibilité et la détermination de se manifester pour emprunter des chemins et des autoroutes revendiquant leur droit à un transit libre et sûr sur le territoire mexicain » (Montes 2018 : 1). Le phénomène des caravanes existe jusqu’à aujourd’hui.

[13] Organisme administratif dépendant du Secrétariat à l’Intérieur (équivalent au ministère de l’Intérieur) dont la mission est de veiller et d’assurer l’application des politiques migratoires en vigueur (Instituto Nacional de Migración)

[14] Comme il s'agit d'un train de marchandises, les personnes montent « sur » le train et non « dans » le train.

 

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Pour citer cet article

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Audiovisual communities as producers of hate subjectivities. Digital Governmentality, technopopulisms and violence in Mexico.

Abstract

In the first decade of the twentieth century, social networks were integrated into electoral campaigns giving rise to audiovisual communities capable of functioning as a means of communication that manufactures and promotes the approach of candidates with a new narrative of constituting a networked multimedia citizenship. However, the dissemination of the public image can be questioned in the face of an authoritarian digital governmentality regime that makes use of violence as an instrument that promotes a policy of fear and terror. This research note seeks to answer how social networks produce hate subjectivities, and in turn, the risk of materializing in the execution of political violence in the context of electoral campaigns during the year 2021 in Mexico. Based on the analysis of the impact of the political discourse of a federal deputy on the subsequent murder of a mayor in a municipality in the State of Oaxaca I will discuss: the scope of technopopulism, the desire for visibility and its influence on voters in producing hate subjectivities.  Using Twitter -now knows as X- as a source of big data, I will explore online conversations as a qualitative methodology that generates knowledge from empirical virtual reality.

Keywords: audiovisual communities; hate subjectivities; digital governmentality; technopopulism; violence.

Comunidades audiovisuales como productoras de subjetividades de odio. Gubernamentalidad digital, tecnopopulismo y violencia en México.

Resumen

En la primera década del siglo XX, las redes sociales fueron integradas dentro de las campañas electorales dando auge a comunidades audiovisuales capaces de funcionar como un medio de comunicación que fabrica y promueve el acercamiento de los candidatos con nuevas narrativas de construir una ciudadanía multimedia en red. Sin embargo, la difusión de la imagen pública podría ser cuestionada ante un régimen de gubernamentalidad digital que hace uso de la violencia como instrumento que incita a una política de miedo y terror. Esta nota de investigación busca conocer cómo las redes sociales producen subjetividades de odio, y a su vez, el riesgo de materializarse en la ejecución de la violencia política en el contexto de las campañas electorales de 2021 en México. Partiendo del análisis del impacto del discurso político de un diputado federal sobre el asesinato de un alcalde en un municipio del Estado de Oaxaca, discutiré: el alcance del tecnopopulismo, el deseo de visibilidad y su influencia en los votantes para producir subjetividades de odio. Usando Twitter como fuente de big data exploraré las conversaciones online como metodología cualitativa para generar conocimiento a partir de la realidad empírica virtual.

Palabras claves: comunidades audiovisuales; subjetividades de odio; gubernamentalidad digital; tecnopopulismo; violencia.

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Urbieta Hernández Roque

Docteur

Mondes Américains, Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales, París, France & Autonomous University of Madrid, Spain

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Audiovisual communities as producers of hate subjectivities. Digital Governmentality, technopopulisms and violence in Mexico

« Ce qui définit essentiellement un système métastable, c’est l’existence d’une “disparation”, au moins de deux ordres de grandeur, de deux échelles de réalité disparates, entre lesquels il n’y a pas encore de communication interactive » (Deleuze , 2002). 

« Je pense qu’il en est de même dans le domaine politique avec Twitter. Les hommes politiques qui tweetent, c’est la rapidité, c’est la continuité du fil qui efface ou recouvre d’une opacité pratique les tweets anciens, et permet finalement de tout oublier. [Toutefois] rien n’est pardonné et tout est toujours oublié. Le rôle du pardon est aujourd’hui tenu par l’oubli, et c’est peut-être beaucoup plus vrai aujourd’hui qu’avant : on pense qu’on retient tout, que la mémoire numérique est cumulative » (Antoinette Rouvroy, 2015) 

Introduction

"My sources tell me that the parting mayor [Leobardo Ramos Lázaro] here in Chahuites arrived poor, without a house, and that he already has three houses worth more than a million pesos. He arrived without a mango tree and now he has hectares, without a car, and then…What the fuck are all of you doing, are you all asleep, asleep, asleep? Or what happened? This bastard is stealing and stealing. They tell me he is violent, that he is a mafioso, that he is vindictive. I'm going to ask you a tough question: How many balls does the Mayor have? I think he has two, right? Or does the bastard have more? Two, four, eight, ten? And you fellow men, fellow women, what are you doing? Because women, when they make up their minds, are very firm, and not to mention the Isthmian women. We have to squeeze the bastard Mayor, here squeezed. There are many places where they don't understand, sometimes even their colleagues, that this has changed, that they won't put up with the corruption of anyone. And then they continue to do their thing, and I frankly think that the time will come when the houses that are badly taken over will be taken over by the people to make them into Cultural Centers, Sports Centers, Social Centers, Health Care Centers to recover what belongs to the people and put it at the service of the people" (Fernando Fernández Noroña, Federal Deputy for Partido del Trabajo, 01/31/2021).

These were the words recovered from the public meeting held on January 31, 2021 by Federal Deputy Fernando Fernández Noroña representing the Partido del Trabajo (PT), with inhabitants of the municipality of Chahuites[1], located in the southwest of the State of Oaxaca five months before the municipal elections and the renewal of the Chamber of Deputies in the country. Four days after this historic event, on board his truck, the then- mayor, Leobardo Ramos Lázaro, was intercepted by three individuals who blocked his path with their motorcycles and killed him with firearms. So far, the perpetrators of this unofficial execution have not been captured[2]. After the fourth of February of that year, the politician Fernando Noroña became a trending topic in social networks, where users pointed him out as the main promoter of “hate” and “violence”. In addition, the event appeared in the national political debate and in the media because of the importance of a federal deputy producing a message of “socio-digital lynching” against the Oaxacan Mayor. 

The assassination of the mayor of Chahuites, Oaxaca has the characteristics of the political violence that accompanied the electoral processes five months before the June 2021 elections. In this locality, the municipal authority was to be renewed. In fact, the visit of the federal deputy Fernando Fernández Noroña was part of the political proselytism of the then-candidate of the Partido del Trabajo.

In this sense, this research note aims to understand how social networks produce hate subjectivities from political discourse, and their transcendence from the virtual community to social reality through the activation of political violence in a context of electoral campaigns. This case study allows me to argue that the power of messages produced in the network society is a continuum of longue durée structural violence reproduced in the regime of digital governmentality, being the politics of fear and terror characteristic of socio-virtual communities in environments of hegemonic struggles for the control of ideological violence.

To this end, the rise of a multimedia citizenship is key to perceive the existence of a "network of interconnected actors" who instrumentalize audiovisual communities as a means of participation in the creation of information through the production of hate subjectivities and, at the same time, their dissemination in "diffuse conversations" (Boyd, Golder and Lotan, 2010). Multimedia citizenship validates and legitimizes longue durée structural violence in this new regime of "digital governmentality" (Rouvroy and Berns, 2013).

Thus, technopopulism, understood as a resource that operates as a "testimonial image"[3] appealing to "science", "people" and "emotions", (De la Torre, 2018; Bickerton y Invernizzi 2021) manipulates multimedia citizenship to lead them to intervene in the network society through the practice of political violence by executing the "enemy" in historical moments of power metamorphosis. Hence, the assassination of the mayor is interpreted as a practice of multimedia citizenship that acts as a means of co-participation between technopopulism and imagined digital communities.

Therefore, I ask myself, what is the scope of technopopulism in the desire for visibility through the promotion of hate speech and violence as a political campaign strategy? How are hate subjectivities produced and how do they transit from social reality to virtual reality and what is their impact on the transformation of social reality? Is the murder of the mayor the realization of the "popular will" promoted by technopopopulism?

It is within the scope of this research note to reveal the "digital inequality" in Mexico and its use as a "social gap" between class groups differentiated according to geographical areas, Twitter (now known as X) being a medium that marks this economic stratification. Following the seventeenth study on the habits of Internet users in Mexico 2021 of the Internet Association MX points out that derived from the year of COVID-19 confinement the activities related to tele-education and tele-work increased the general knowledge of users about the different forms of access to communication applications. The research showed that 86.8% of the users had access to social networks through a smartphone, although some users faced limitations "because they have low-end devices", which favored the popularity of WhatsApp (97.1%) and Facebook (94.8%) as the main means of interaction among Internet users. While Twitter was used by 62.9%, it was only behind YouTube (93.7%) and Instagram (78.3%).

The paper is structured as follows. 1). Twitter as a generator of knowledge; 2). Technopopulism as a testimonial image in the production of hate subjectivities; 3) Multimedia citizenship as a means of participation in the creation and dissemination of the desire for visibility; and 4) The politics of terror, fear and death as characterizations of political violence. This research note finally contributes to show the production of knowledge generated on the basis of big data in the framework of the study of the scope of technopopulism and social networks as a source of manipulation. Additionally, the ethics in political communication derives its influence on multimedia citizenship through the detonation of the murder of a political subject as part of a strategy in the desire for media visibility in the era 2.0.

I. Twitter as a source of methodological knowledge

The methodology acquires a double qualitative scope by using two different media as units of analysis. In the following, I will describe the combination of video broadcast on YouTube and Twitter as empirical evidence of media that transmit in the same language. That is text, audio and image within the same method. At first glance, the source of enunciation where the technopopulist subject emerges in the network society and its narrative construction from the use of technology by the multimedia citizenry, specifically, the capture of political discourse through video. The video was uploaded on the YouTube channel and has a total duration of 29 minutes and 57 seconds[4]. This item focuses on the 2 minutes and 36 seconds (from minute 16:00 to 18:36) dedicated to describe the 'corrupt' personality of the then-mayor of Chahuites.

Based on the analysis of political performance as a method and its impact on social reality, we could come closer to affirming that the effect of the discursive elaboration of the “people” and the appropriation of “technology” as components of technopopulism in the era of digital governmentality led to their murder four days later. Therefore, the importance of the examination of this event as an instrument of content analysis of the multimedia object and the qualitative data produced on Twitter in the light of the beginning of the electoral campaigns.

It should be emphasized that this research note is an approach to the construction of the techno-populist concept associated with the creation of a method dedicated on the analysis of social networks. Therefore, for this writing, I have chosen only the news about the murder of the former mayor of Chahuites, concentrating on the socialization of user conversations in twitter. Also in the position of Fernando Noroña and the reaction of multimedia citizens to identify key words that would give me space to study the impact of violence due to technopopulism in times of electoral campaigns.

On the other hand, I will research the data of online conversations (data-mining) created by users on social networks from February 4 to February 10, 2021.During this period the public figure of Fernando Noroña was consolidated as a trending topic reaching the number five position nationally, exposing him as the principle responsible for producing a "discourse of hate and violence" against the mayor murdered in Chahuites. In fact, this document resorted to identify the hashtag #NoroñaAsesino.

In the same way, the keywords "hate" and "violence" as the main hard data of the text messages produced by communicating objects in the tweets where @FernandoNorona was named. Hence, I will show with this research, the passage from a deductive logic to an inductive logic of networked messages as means of interaction with speed, data capacity and complexity of thoughts (Boyd, 2015). To illustrate this paper, the tweets were selected according to the number of followers analyzing the online interactions and their influence in fabricating a negative public image of Fernando Noroña in the environment of the network society and political communication.  

II. Technopopulisms in the digital governmentality regime 

Technopopulism originates from the presence of two political categories that emerge within a new digital governmental regime in contemporary democratic societies. While the first one refers to skill and expertise in science; the second one appeals to the discursive construction of "people", therefore, it possesses the right to represent the "popular will" through the manipulation of "emotions". Populism appears where the image and charisma of the leader are a means of connection with the citizenry (Urbieta, 2023).

Technopopulism erodes the foundations of popular representation by seeking new forms of political intermediation. Therefore, technology becomes a contact zone between the populist leader and the citizenry through the production of multimedia. Technopopulism directs its "wrath" towards the same target as professional politicians and political parties, positioning itself as self-referential actor (Bickerton and Invernizzi, 2021; De la Torre, 2013). Hence, one of its characteristics is the toxicity of political language.

In the video that circulated on January 31, 2021, I observe a political actor complying with the traditional norms that characterize the personality of a technopopulist who, using himself as a representative of the popular will, "advises" a community of citizens based on his experience, to "squeeze the bastard Mayor" referring to Leobardo Ramos. Using a media structure and technological means such as the cell phone, a multimedia citizenship emerges in order to capture the technopopulist subject and expose him to the virtual community. Technopopulism tends to lead these trends through social networks, hence attracting the attention of the traditional media. Multimedia citizenship, thanks to the viralization of Fernando Noroña's speech, exposed the potential of offering technology for its emancipation. Although in the process, multimedia citizenship reproduces violence on a digital and material scale.

Therefore, technopopulism acquires a logic of popular will in a technosocial enclave where multimedia citizenship is the actor-network that creates information and validates the rise of hate subjectivities and violence. Thus, attending to the constructed discourse of "people" and materialized in the "popular will" through the murder of the mayor, I am pointing out the power of technopopulism in a new digital governmental regime.

According to Antoinette Rouvroy and Thomas Berns in the regime of digital governmentality "each subject is himself a multitude, but he is a multitude without otherness, fragmented in a number of profiles who all relate to each other, in their propensities, their presumed desires, their opportunities and their risks" (2013: 192). Then, multimedia citizenship is the subject in question within digital governmentality considering that its positioning in the network space is that of an intermediary between technology and the connected actors, hence building knowledge from the data related to the audiovisual communities.

In the case of the social network Twitter, the medium acquires a technological spatial range associated with "producing meanings" in which the multimedia citizenry creates information and circulates it, originating an effect of subversion and resistance against "a hierarchical model" in an "oppressive society". Authoritarianism is not only a political action institutionalized by those subjects who monopolize the right to kill but is embodied in the heart of the "people". The effect of technopopulism on a popular representative exhibits the singling out of "corrupt elites" as enemies of the people.

On the contrary, I observe the appropriation of the discourse of "people" in the technological tools to denounce and be both technopopulism and multimedia citizenship protagonists of giving continuity to a longue durée structural violence. With digital governmentality, this experience of "emancipated forms of life" in the network society is propitiated. The capture of the video by the multimedia citizenship of Fernando Fernández Noroña's political discourse and performance exemplifies its existence and denunciation before the international audiovisual community.   

Technopopulism, in this sense, alludes to violence as an expression of "governing from a diffuse conversation" transcending the power of reality through the manipulation of emotions and interfering in the behavior of multimedia citizenship by making use of social networks as a media device. Hence, multimedia citizenship in digital governmentality invents a "realité metástable" to constitute the networked popular representation.

Fernando Fernández Noroña's political argument of "squeezing" the then-mayor of Chahuites, acquires a new interpretation in the art of governing through digital media. Thanks to the rise of multimedia citizenship, this event originated a kind of emancipation, understood as a virtue of reappropriating digital media, as a strategy to occupy a space in online conversations and position oneself within the existing hierarchies in order to free oneself.

Multimedia citizenship produces an audiovisual document that, on Twitter exposes a technopopulist subject using toxic political language. The political discourse, gestures and rituals accompanying the leader reveal the enunciation of the word violence. In addition, I note the appeal to "legal science" as a resource for the prosecution of the allegedly "corrupt" mayor. We are before a technopopulist subject embodied in technocracy and populism.

Drawing on Marx Weber's model of domination, scholar Carlos de la Torre, assumes the notion of "demagogue as the politician who does not take seriously his responsibility for the outcome of his actions, populist leaders have been seen as irresponsible charlatans" (2013: 26). After the murder of the mayor and the denunciation by Twitter users of Fernando Fernandez Noroña, a text message is read, in this particular case, denying any responsibility for the activation of violence (see figure 1, figure 2):  

Figure 1 :    Image1 Roque

Figure 2 :
Image2 Roque

                                                                                                                               

This leads me to think about the mechanisms of co-construction generated by technological devices where I observe the "testimonial image" promoting hatred and violence; and the human actors who participate in the conversation on Twitter. I go ahead to argue that the emergence of a multimedia citizenship also confirms this "participation gap in networked media" (Marwick et al, 2017:11).

 III. The desire for visibility in the network society

One wonders how far can technopopulism go in its desire for visibility using Twitter as a strategic device in the digital governmental regime to influence the transformation of social reality? With the hashtag #NoroñaAsesino, traditional media took up the debate generated by the tweets pointing him out as the main person responsible for building hate speech and inciting violence against the municipal president Leobardo Ramos (see figure 3). The main threads of discussion exposed the politician as a promoter of violence (see figure 4):

Figure 3:

Image4 roque

 

Figure 4
Image3 Roque 

                                                                                                                                                                                      

The dissemination of the video on social networks triggered Twitter users, mainly influencer journalists and multimedia citizens, to criticize the words used by federal deputy Fernando Noroña. With the tweets, shared by users, we noticed the rise of a critical multimedia citizenship which reproduces hate subjectivities in diffuse virtual spaces. These text messages on Twitter are news denunciations. Sometimes, they are fictitious writings of a decontextualized violent event. But what motivated the murder of then-mayor Leobardo Ramos? The citizens who captured the political discourse and disseminated the video of federal deputy Fernando Noroña live in the midst of a social conflict derived from the public questioning of the enrichment and, probably, deviation of economic resources by the municipal public servant.

The murder of the mayor is interpreted, then, as a strategy of the emerging multimedia citizenry to alert and capture the attention of the traditional media in the framework of a national, even international, public denunciation of the longue durée structural violence affecting this region of the State of Oaxaca. This part of Oaxaca is a geographical area of clashes between criminal groups. The reproduction of the public figure encouraging violence - as expressed by the users of this social network - only served as a pretext to provide visibility to citizens’ eager to express their anger at the fear and terror of the domination policies exercised by organized crime bosses.

Indeed, there is a political discourse linked to violence that is taken up and exploited by tweets and the main generators of public opinion at the national level. A common thread among the complainants is to point to Fernando Noroña as the main person responsible for influencing the criminals to assassinate the mayor four days after his visit to the municipality of Chahuites.

If the objective was to activate a desire for visibility with his political discourse, he succeeded, not only in boosting the rise of a critical multimedia citizenry, but also in demonstrating the limits of public communication in rural areas with an extreme violence alert derived from the presence of political actors linked to organized crime. The assassination of the mayor acquires a political symbol of the desire for visibility through the incitement to violence by means of political discourse.

As Andrés Monroy-Hernández, Emre Kiciman, Danah Boyd and Scott Counts (2012) suggest, Twitter, as a new news producer, relates an imagined socio-virtual community, which places armed conflicts as security crises which are part of “everyday life". However, multimedia citizens by introducing information that, in another context, would be interpreted as a "common event", in historical moments of war "can put people's lives at risk" (2012:1).

It took four days for Twitter users to relate the debate around the political place of Fernando Fernández Noroña and the space of violence in electoral campaigns. It is from that date that the tweets recovered during the study period show a common thread of networked actors talking about the impact of the potential of public figures in power and their relationship with this new form of digital governmentality. Hence, there is a transition from virtual reality to the transformation of social reality through the execution of violence.  There are two moments of interaction in the debate proposed by users. On the one hand, those who produce information; and on the other, the actor's network represents a community of production of subjectivities that reveal hatred and violence.

IV. Violence in the context of electoral campaigns

The 2021 elections have been categorized as the second most violent social process in Mexico's recent history, with Oaxaca being the third most dangerous state in terms of seeking elected office. According to the Fourth Report on Political Violence in Mexico, before April 2021 there were "476 criminal acts against politicians and candidates, with a balance of 443 victims, 79 of them fatal (12 were women)". Therefore, the figure of "443 global victims is equivalent to an increase of 64% compared to the same period of the 2017-2018 electoral process".

However, the particularity in the case of Chahuites is that it inaugurated a new way of expressing political violence by combining technique and populism in the era of the digital governmental regime from the diffusion of the technopopulist subject. This unofficial execution is contextualized by the presence of organized crime groups and the existence of illegal economies. Indeed, I believe it is mandatory to delve into two lines of investigation in order to understand the relationship between the assassination of the mayor four days after the political speech of the federal deputy and sympathizers of the Partido del Trabajo.

On the one hand, the reaction of the multimedia citizenry at a municipal level was occasioned by the murder of the mayor; on the other hand, the naturalization of extreme violence as ‘normal’ in the social fabric of this locality. That is to say, making the death of a mayor one more figure of the violence suffered by the country in this wave of massacre, horror and fear in Mexican society. 

The circulation of the video and the tweets produced by the actors interconnected in the network evidenced the fragility of generating multimedia content aimed at hate and violence as instruments of power in the desire for visibility. Candidates desire visibility by resorting to the inputs that technology and political discourse provide in this regime of digital governmentality. The information that is created has a double trap. First, networked danger and, second, fake news. The combination of both traps in contexts of social tensions derived from the presence of criminal groups linked to drug trafficking complicates the answers to the origin of a murder in an environment of electoral campaigns.

Mentions of "governance" or "democracy" are ever-present in online interactions as a new way of expressing political culture in the regime of digital governmentality. Likewise, I note texts that show concern about the risks of regulating social networks. (see figure 5). In this way, socio-digital relationships are established among the participants on Twitter, thus representing a critical multimedia citizenship against the new traditional government in Mexico. Taking into consideration that after the 2018 electoral results, ideological coalitions were formed that led to installing of left-liberal rational in government institutions:

Figure 5 :

Image5 Roque

Figure 6:

            Image6 Roque                                            

                                                                                                                   

After the 2018 elections, the increase in violence by state agents, and non-state agents, eliminated the reductionist explanation of linking crimes to drug trafficking. Social polarization is also observed in the opinions disseminated in tweets (See figure 6). The limits of technopopulism are the capacity of this emerging multimedia citizenry to turn to virtual spaces such as Twitter and expose the dangerous nature of spreading a message that promotes violence. Therefore, the tweets coincide in pointing out the political discourse as an act of hate against the mayor which had serious consequences on the citizens.

Conclusion

This research note addressed the rise of multimedia citizenship as an actor-network in a new regime of digital governmentality. Thanks to this actor-network, the effects of technopopulism in their desire to gain visibility in the traditional media, but also in the new channels of social networks, became evident. Hence, one of the sections in this paper accounts for the power of audiovisual communities in the production of hate subjectivities and their influence on multimedia citizenship, generating three moments in the activation of violence: the capture of social reality; its transcendence to virtual reality such as Twitter; and, finally, its intervention in the transformation of social reality. The assassination of the mayor of Chahuites would be interpreted as a realization of the popular will in this new regime of digital governmentality. In the face of a crisis of popular representation and political violence, the longue durée structural terror experienced in the daily life of the networked society is added. If the desire is the lack or absence of self-realization, then, in contexts of digital governmentality, the desire is to achieve visibility using violence as a new strategy in political communication. The elimination of the "popular enemy" is a mandate for the self-realization of the true "people".

 

Final Notes

[1] The history of Chahuites is a transitional one, as it has gone from agrarian conflict to political conflict, and finally to the narco-social conflict of the present. This has led to a reconfiguration of peasant identities in relation to the global economy. Currently, 2,200 hectares of land are dedicated to mango cultivation, and about 15,000 people live in this area (INEGI, 2022).

[2] The objective of this research is not to validate the alleged attitude of the mayor in acts derived from the illicit economy but to understand the behavior and reaction of the multimedia citizenship to a political discourse that foments violence and, as denounced by the tweets, promotes hatred.

[3] For an approximation of the power of social networks in the production of subjectivities through this notion of "testimonial image" see the work of Fabiola Navarro (2016).

[4] For more details on the speech delivered by Congressman Fenando Noroña see: https://bit.ly/3zrvWow           

 

 

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Pour citer cet article

Roque Urbieta, « Audiovisual communities as producers of hate subjectivities. Digital Governmentality, technopopulisms and violence in Mexico », RITA, [en ligne], n°16 : 2023, mis en ligne le 1er avril 2024. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/trait-d-union-16/audiovisual-communities-as-producers-of-hate-subjectivities-digital-governmentality-technopopulisms-and-violence-in-mexico-roque-urbieta.html