La crise et le temps : discours officiel et représentations locales du temps dans l’Est rural cubain
Résumé
Cet article met en parallèle le rapport au temps de la Révolution cubaine tel qu’il est porté par le discours officiel avec celui perçu et vécu par les habitants d’une petite ville de l’est rural de l’île. Si la forme que prend le temps quotidien est similaire dans les deux cas, faisant appel au même langage et à un même imaginaire, les crises qui se succèdent à Cuba depuis plusieurs années finissent par creuser un écart de plus en plus important dans la façon de (se) penser (dans) le temps historique.
Mots clés : Crise ; Temporalité ; Historicité ; Cuba ; Révolution ; Anthropologie ; Quotidien
Crisis and time: official discourse and local representations of time in Eastern Cuba
Abstract
This article examines the relationship between the Cuban Revolution's time as expressed in official discourse, and the time perceived and experienced by the inhabitants of a small town in the island's eastern provinces. If the form that quotidian time takes is similar in both cases, calling on the same language and values, the consecutive crises that have affected Cuba over the last few decades have led to an increasingly important shift in the way people think about (or of themselves in regards to) historical time.
Key words: Crisis; Temporality; Historicity; Cuba; Revolution; Everyday-life; Anthropology
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Yailín Laffita van den Hove
Laboratoire d’Anthropologie Prospective, UCLouvain
Introduction
En février 2021, j’arrive sur le terrain pour la première fois dans le cadre de mes recherches doctorales. Espejillos[1], la petite ville de l’Est rural cubain où je mènerai mon enquête, m’accueille dans le noir. Il est neuf heures du soir. Après douze heures de route depuis la capitale, le camion de passagers dans lequel je voyage atteint le point de vue depuis lequel, en journée, il est possible d’observer cette petite ville, sa baie, et au bord de l’eau, les deux tours de l’ancienne centrale sucrière. Une coupure générale de courant semble affecter tout le territoire. Sur le chemin jusqu’à la maison où je logerai pendant les prochains mois, je perçois tantôt l’intérieur d’une maison à la lueur d’une lampe rechargeable ou de bougies, tantôt les visages des personnes assises dans leur fauteuil à bascule, éclairés par leur téléphone portable.
Après un accueil masqué et une douche obligatoire (Covid oblige), les conversations autour du repas tournent naturellement vers les pénuries actuelles et les prix qui ne cessent d’augmenter. J’apprends notamment que, pour économiser sur la facture d’électricité, mon hôte cuisine désormais une partie des repas au charbon. Cela s’est d’ailleurs avéré très pratique aujourd’hui avec cette coupure de courant qui dure depuis dix-sept heures.
Ce début de terrain donne le ton pour les mois à venir. Au fur et à mesure de mes observations, je constate la forme que prend concrètement à Espejillos ce que le président Miguel Diaz-Canel a décrit comme « momento coyuntural » (Diaz-Canel, 2019). Cette conjoncture d’adversités qui inclut : la pandémie de covid-19, la limitation des déplacements et voyages, l’unification de la monnaie cubaine, le retour en arrière de Trump par rapport aux politiques d’ouverture d’Obama, les accords rompus entre le Venezuela et le Brésil, ainsi que la chasse à la fraude, aux détournements et aux activités illicites menée par Diaz-Canel depuis son arrivée au pouvoir, mènent à une situation quotidienne compliquée. Il devient ardu de se procurer les denrées de base dans la nourriture et l’hygiène. Les arrivages dans les réserves nationales, notamment de riz ou de farine, sont insuffisants, et les magasins sont maigrement approvisionnés. Par manque de matières premières pour les produire, les médicaments viennent également à manquer (Noda Alonso, 2022). La carence de pétrole, quant à elle, mène à des coupures de courant et des difficultés de transport. Les prix augmentent exponentiellement, notamment à cause de l’inflation du peso cubain et des difficultés à se procurer des dollars et des euros étant donné l’absence de tourisme et la diminution des remesas[2]. Les tensions politiques et sociales qui créent des débordements violents dans les longues files d’attente ou dans les quartiers précaires sont relayées et exacerbées par les réseaux sociaux. Cela mène à son tour à une présence accrue des policiers et jeunes militaires dans la rue en prévention d’actes « contre-révolutionnaires » et conduites « anti-sociales »[3].
Le constat d’une situation qui se dégrade ne fait que s’accentuer au fur et à mesure de mes séjours sur le terrain : le pays semble désormais être entré dans une période de crise aux multiples facettes : économique, migratoire, sanitaire, politique, identitaire, sociale.
Les études sur la notion de crise démontrent que celle-ci implique une certaine « expérience du temps » (Revault d’Allonnes, 2012). Dans cet article, je m’intéresse aux modifications dans le rapport au temps qu’induisent les crises successives qui ont marqué l’Histoire récente cubaine. Les représentations décrites ici s’ancrent dans les expériences vécues et racontées par mes interlocuteurs à Espejillos et se basent sur un travail de terrain mené entre 2020 et 2023 auprès des habitants de cette communauté. Je mettrai en parallèle le rapport au temps vécu par ces personnes et celui du discours officiel, qui régit les politiques publiques, le projet national et l’ordre moral révolutionnaire. En effet, dans le contexte cubain, où l’Etat est très présent dans tous les aspects de la vie quotidienne et où les activités les plus banales peuvent avoir une connotation idéologique (Cherstich et al., 2020 : 66-93), il est intéressant de se pencher sur cette question. Le rapport au temps véhiculé par le discours révolutionnaire cubain se reflète-t-il dans le vécu des habitants d’Espejillos ?
La réponse est complexe, avec deux mouvements divergents simultanés. D’une part, la temporalité, c’est-à-dire la façon d’être au temps quotidiennement, prend dans les deux cas (dans la vie de mes interlocuteurs et dans le discours officiel) une forme « rotatoire » (Gonçalves, 2017 : 11), où le présent est composé d’une répétition d’enjeux immédiatement remplacés par d’autres dès qu’ils sont surmontés. La lucha (lutte) par laquelle les personnes disent affronter les difficultés renvoie à l’imaginaire et aux valeurs promues par la Révolution. En même temps, le discours officiel exalte la créativité et la résilience des Cubains comme preuve de leur capacité à faire face aux adversités et fait appel périodiquement à participer au maintien du système en place : résistance et tactiques de survie en sont les grandes lignes directrices face aux contextes de crise (Roque Valero, 2017).
D’autre part, cependant, au fur et à mesure des crises successives, se creuse un décalage dans la façon de (se) penser dans le temps par rapport au passé et au futur, c’est-à-dire dans l’historicité, entre celle qui est promue par le discours révolutionnaire et celle vécue effectivement par les individus. Le discours officiel maintient un rapport au futur et au passé relativement stable : un futur socialiste sur lequel on travaille au quotidien, et un passé dans la lignée duquel on s’inscrit comme continuité, les luttes présentes étant directement liées à celles du passé. Au contraire, pour les anciens travailleurs du secteur sucrier auprès desquels j’enquête, il devient de plus en plus difficile de se projeter dans un avenir, même proche : leur futur est marqué par l’incertitude. Quant au passé, il est lui aussi saisi du doute : il n’offre plus que très difficilement les outils nécessaires à affronter les enjeux du présent, et semble donc aussi s’éloigner inexorablement. Le discours officiel se nourrit du présentisme pour y appuyer son rapport au temps historique et assurer la survie du système, là où le présentisme de la vie quotidienne contribue à isoler les personnes de plus en plus dans un présent problématique (critique) qui trouble toujours plus les certitudes.
- Contexte de crises successives
La période complexe que vivent aujourd’hui mes interlocuteurs remet au-devant de la scène et des conversations d’autres moments de difficulté qu’ils espéraient pouvoir garder dans le passé. Bien que de nature différente, et n’ayant pas impacté de la même façon toutes les sphères de leur vie, ce sont là deux moments de « rupture » qui ont marqué les imaginaires et les vies de mes interlocuteurs.
A-La Période Spéciale en Temps de Paix
La « Période Spéciale en temps de Paix » des 1990s est le premier moment de « crise » auquel font référence mes acteurs de terrain. Au début des années 1990, suite à la chute du bloc soviétique, cessent d’arriver aux ports cubains les bateaux chargés de nourriture, de produits de consommation de base, de pièces de rechange et de pétrole en provenance de l’Union Soviétique et des autres membres du CAEM.[4] Cuba avait reposé, depuis près d’un siècle et demi, sur un modèle économique mono-producteur et mono-exportateur (Thomas, 1971 : 537) selon lequel l’île produisait exclusivement du sucre, pour un acheteur principal (l’Espagne d’abord, puis les Etats-Unis, et finalement l’Union Soviétique), et importait le reste des produits dont elle avait besoin. Pour faire face à la crise, des mesures austères qui avaient été pensées pour un temps de guerre sont alors mises en place : réduction des transports, arrêt des investissements sociaux, ou réduction de la quantité de nourriture proposée par la libreta de abastecimiento[5] pour n’en mentionner que quelques-unes. Outre les pannes de courant et le manque de carburant pour les transports, la question de la nourriture est devenue particulièrement critique : « l’épicentre de la crise se localise dans la cuisine » (Holgado Fernández, 2002 : 68) et se couple dans les foyers avec la disparition de nombreux produits d’hygiène personnelle.
Cette « Période Spéciale en temps de Paix » constitue un moment clé de l’Histoire récente cubaine. Pour mes interlocuteurs, elle constitue un moment de rupture drastique avec les deux décennies antérieures, dont ils se souviennent aujourd’hui comme une période de prospérité et d’abondance. Dans la mémoire collective, la décennie des années 1980s semble représenter un « avant » où « il y avait de tout » et « il faisait bon vivre ici, c’était une ville prospère » (Extraits d’entretiens, février 2021).
La Période Spéciale, crise « sans précédents dans l’histoire de la révolution cubaine » (Plasencia Pons et Thiebaut, 2020) eu des impacts importants dans tout le pays, et a constitué une sorte de traumatisme pour beaucoup de mes acteurs de terrain. Elle a, d’une certaine façon, modifié le rapport des personnes aux idéaux et à la participation au projet révolutionnaire (Bloch, 2018). Le moment culminant de cette période a sans doute été la Crisis de los balseros en août 1994, l’émigration en masse de 36000 cubains par voie maritime vers les Etats-Unis dans des embarcations précaires. Une des conséquences de cette Période Spéciale au niveau politique a été l’ouverture au tourisme international et à certaines activités privées en lien avec celui-ci (maisons d’hôte, petits restaurants…), qui a créé à son tour une ouverture à des inégalités grandissantes entre ceux qui avaient ou non accès aux devises fortes telles que l’euro ou le dollar (Kapcia, 2000).
B- Le démantèlement de l’industrie sucrière
A Espejillos, un des éléments qui a permis de traverser la Période Spéciale a été la présence de la centrale sucrière. Le ministère du sucre (Minaz) était alors l’employeur principal de la municipalité, et il n’était pas rare que plusieurs personnes dans un même foyer travaillent dans ce secteur. L’importance du Minaz était telle qu’on me le décrit parfois comme un « petit pays à l’intérieur du pays »[6]. Créée à partir de 1981, l’organisation de la production sucrière sous la forme de Complexes Agro-Industriels (CAI) ne se limitait pas à une synchronisation entre la production agricole dans les champs (culture de la canne à sucre) et la production industrielle à l’usine (transformation de la canne en sucre). Les CAI incluaient également des cultures variées (fruits, légumes, haricots, manioc) ainsi que des élevages de toutes sortes (poules, moutons, cochons, vaches) destinés à l’alimentation des travailleurs. L’énergie produite par l’usine permettait une relative autonomie vis-à-vis du réseau national d’électricité. La structure d’un CAI comptait, en plus, un département de construction des maisons, un département de réparation des routes et des infrastructures, un département de transport des travailleurs, et même, afin de stimuler le travail et la production, un département d’« attention aux personnes » chargé par exemple d’octroyer des électroménagers aux meilleurs ouvriers, ou encore d’apporter de l’aide logistique en cas de difficultés personnelles ou familiales.
Premier échelon de l’économie nationale et symbole de l’engagement patriotique et de la capacité des cubains à produire malgré l’adversité,[7] le secteur sucrier jouissait en dépit de la Période Spéciale de certains privilèges, et d’un accès aux ressources prioritaire. C’est ainsi que nombreux de mes interlocuteurs recevaient des colis alimentaires à travers leur travail avec le Minaz, ou que certains d’entre eux ont gagné un vélo ou un ventilateur en récompense des résultats atteints dans la production. De plus, il était possible de se procurer[8] au sein du CAI certains produits qui manquaient ailleurs et qui s’avéraient utiles pour faire face aux pénuries. Par exemple, la canne à sucre et le fourrage pour l’alimentation des cochons élevés dans les cours des foyers, le sucre pour produire et vendre boissons ou pâtisseries en vue d’un revenu supplémentaire, ou encore du bicarbonate de soude pour laver et blanchir les chemises d’uniforme des écoliers.
Au début des années 2000, face aux prix faibles du sucre dans le marché international, au mauvais état technique d’une industrie vieillissante, et à la difficulté à s’approvisionner en pièces de rechange, une restructuration de l’industrie sucrière cubaine est estimée nécessaire par les autorités. A partir de 2002, commence un programme de « redimensionnement » de l’agro-industrie du sucre nommé Tarea Alvaro Reynoso[9]. Celui-ci vise la réduction de la production sucrière à quatre millions de tonnes, ne gardant que les centrales du pays les plus rentables et en meilleures conditions techniques. Les autres centrales seraient soit utilisées pour produire des dérivés de la canne, tels que l’alcool ou du miel intégral, ou bien démantelées afin de libérer des fonds pour la création d’autres type d’entreprises, et des terres destinées désormais d’autres productions (Plasencia Pons et Thiebaut, 2020). Avec la désintégration du CAI et les redimensionnements qui s’ensuivirent (notamment la dissolution finale du MINAZ en 2011[10]), les structures restantes ont peu à peu perdu en pouvoir et en accès aux ressources nécessaires à la production. Les élevages et les productions alimentaires variées disparaissent ou s’affaiblissent, et n’ont plus comme destinataires principaux les travailleurs de la localité.[11] Les entreprises agricoles appartenant désormais au ministère de l’agriculture se voient devant une injonction à produire au nom de la souveraineté alimentaire dans des conditions toujours plus difficiles.[12]
La dissolution du CAI ne se limite pas à la fermeture d’une usine et la perte de travail pour parfois plusieurs membres d’une même famille. Cela a aussi signifié la disparition de toutes sortes d’organisations qui fournissaient alimentation, transport et services aux habitants de la municipalité. Notons que si beaucoup se remémorent la dissolution du CAI comme un choc soudain, brutal et traumatisant, celle-ci ne s’est pas entièrement matérialisée du jour au lendemain. Le processus de démantèlement s’est effectué sur la durée et par étapes, entre 2002 et 2012.
Les (désormais ex-) travailleurs du sucre ne seraient pas désemparés, avait-t-on promis à l’annonce de la restructuration de l’industrie : ils auraient le choix de prendre une retraite anticipée, ou bien de reprendre des études tout en gardant leur salaire. Ces politiques de reconversion ont eu un succès mitigé auprès de mes interlocuteurs. D’autres régions du pays où des complexes agro-industriels ont été démantelés se sont tournées vers le tourisme, et grâce à celui-ci ont bénéficié des nouvelles politiques d’ouverture au travail indépendant et de développement économique. A Espejillos, la station balnéaire qui se trouve un peu plus loin n’a pas pu absorber toute la main-d’œuvre du CAI, et les possibilités de reconversion des travailleurs dans d’autres secteurs ont eu des succès limités. Si certains ont profité des opportunités d’étude pour changer de carrière ou se spécialiser dans un autre domaine comme celui de l’éducation ou l’administration municipale, nombreux sont ceux qui se sont retrouvés comme « custodio » (garde de nuit) en attendant l’âge de la retraite, alors qu’ils avaient exercé des postes valorisés dans la production sucrière tels que puntista[13], ou chef de brigade.
Jusqu’alors, les travailleurs du sucre (tant dans les champs que dans les usines, ouvriers ou ingénieurs) avaient été mis en avant dans le projet national et dans l’imaginaire révolutionnaire. Les azucareros se caractérisaient par leur rigueur au travail, leur sens du sacrifice, des responsabilités, par leur engagement et la ferveur avec laquelle ils s’adonnaient à la production de sucre, qui était en lien direct avec la capacité du pays à avancer économiquement et donc à faire aller de l’avant la Révolution. Ils incorporaient en quelque sorte l’idéal de l’Homme Nouveau promu par le Che, attentif aux besoins collectifs, consciencieux, respectueux, solidaire et révolutionnaire. Alors, pour beaucoup, le démantèlement du complexe sucrier n’a pas seulement été un choc professionnel, mais également un choc identitaire et symbolique.
Sur mon terrain, dans cette petite ville de l’Est cubain qui avait depuis sa fondation dépendu et vécu en fonction de la production sucrière, la disparition de la centrale a été un traumatisme profond, qui fait encore à ce jour verser des larmes aux plus nostalgiques de cette période. Le démantèlement du CAI constitue un déchirement dans l’identité de la communauté. A la souffrance de voir la centrale démontée pièce par pièce pour réparer d’autres usines dans le pays s’ajoute la frustration de voir la canne à sucre coupée dans « leurs » champs partir vers d’autres plus petites usines de la province.
« Pourquoi a-t-on tué notre CAI, si ses pièces étaient assez bonnes pour réparer d’autres centrales, et une partie de nos terres assez bonne pour continuer à y planter la canne ? On faisait un sucre si beau, le meilleur sucre de la région ! On remplissait notre plan de production... mais ils ont démonté notre usine et le trapiche[14] d’à côté il est resté sur pied. » (Pedro, ingénieur. Extrait d’entretien, mars 2022)
Ils sont nombreux à me raconter qu’après avoir consacré leur vie au Minaz, accomplissant avec entrain et énergie tous les devoirs qui leur avaient été confiés même quand cela signifiait d’être délocalisé et de passer une ou deux années entières dans un dortoir communautaire loin de sa famille et ses proches, ils se sentent aujourd’hui oubliés des autorités et de la Révolution. Après avoir construit leur identité autour de la figure du trabajador azucarero, ils se sont sentis mis de côté suite au démantèlement de leur centrale, comme si, à l’instar de celle-ci, ils étaient désormais obsolètes, résidus d’un passé à jamais révolu, inutiles au projet de la nation.
Ainsi, le démantèlement de « leur » CAI, puis la crise conjoncturelle actuelle, viennent chambouler les certitudes qui avaient déjà été fragilisées pendant la Période Spéciale dans les années 1990.
- La nature ambivalente du rapport au temps dans le discours officiel
A- « Somos Continuidad» : Historicité du discours révolutionnaire
En avril 2021, le spot télévisé qui annonçait le prochain congrès du Parti Communiste Cubain (PCC) nous montre des photos qui défilent: d’abord les guerrilleros dans la Sierra Maestra, ensuite Fidel Castro prononçant un discours, puis une assemblée qui applaudit, puis Fidel et Raúl (son frère et successeur) qui se serrent la main, puis Raúl qui lève le bras de Diaz-Canel en signe de victoire, puis à nouveau les guerrilleros qui lèvent les armes (le logo du PCC) et qui composent ensuite le fond d’un grand « 8 » avec le drapeau cubain. Le tout, sous un jingle dont les paroles sont « Será, será, Historia será » (Ce sera, ce sera, l’Histoire ce sera). Pour finir, le spot conclut « Del 16 al 19 de Abril, el Congreso de la Continuidad histórica » (« Du 16 au 19 avril, le congrès de la continuité historique »)
« Continuité » est le mot d’ordre pour ce congrès où Raul Castro laisse sa place à Miguel Diaz-Canel à la tête du parti, et où sera réaffirmé encore le caractère irréversible du socialisme à Cuba. La question de la continuité par rapport au passé n’est pas nouvelle dans le discours officiel (Kapcia, 2000 : 223) : Fidel Castro lui-même se positionnait dans la continuité des « héros de la patrie » qui avaient lutté pour l’indépendance de Cuba contre l’Empire Espagnol (Gonçalves, 2017). Des évènements ou des figures historiques symboles de libération nationale, comme le penseur José Martí ou le Général Antonio Maceo, sont constamment mobilisés dans les prises de parole officielles. Les dates choisies pour l’ouverture du « Congrès de la Continuité » ne sont pas aléatoires : elles marquent les 60 ans depuis la déclaration par Fidel Castro du « caractère socialiste de la Révolution », ainsi que les 60 ans depuis l’invasion de la Baie des Cochons (PCC, 2021). Dans la définition du concept de Révolution (Castro Ruz, 2000), affichée dans toutes sortes de lieux publics, Fidel Castro affirme que « Révolución es sentido del momento histórico ». L’injonction à rentrer dans l’Histoire, à vivre aujourd’hui (et à construire) ce dont les livres d’Histoire parleront dans le futur, est constamment présente et fait partie intégrante de l’idéologie révolutionnaire cubaine.
Dans un discours au PCC en avril 2022, Diaz-Canel énumère les enjeux qui composent la Coyuntura et souligne l’importance de se tourner vers l’Histoire : c’est dans la « larga tradición de lucha » (« longue tradition de lutte ») qu’il faut trouver le courage d’affronter la situation actuelle :
« C'est dans cette histoire que se trouvent les réponses à nos problèmes [...] Si nous cherchons un fondement dans cette Histoire pour tout ce que nous faisons, [...] nous assimilerons également les défis qui nous attendent avec une plus grande capacité d'analyse. » (Diaz-Canel, 2022)
Comme le souligne Mauricio Álvarez Arce, dans cette conception idéologique « le présent et le passé révolutionnaires constituent les univers temporels où, paradoxalement, se préserve la garantie du futur » (2011 : 225). Nous serions ici devant un régime d’historicité « passéiste » tel que l’explique François Hartog (2012). C’est le registre de l’exemple, du « devoir être » : les figures du passé y sont vues comme des idéaux à atteindre dans le présent. Dans ce discours, principalement tourné vers le passé pour y trouver l’origine des « luttes » présentes, le futur « fait de liberté et d’abondance» n’est mobilisé que de façon secondaire pour rappeler qu’une victoire est à l’horizon. «Venceremos!» (Nous vaincrons) : cette consigne est au futur, la victoire est constamment remise à plus tard (Gonçalves, 2017). Dans cette façon de se penser dans le temps historique, le futur n’est jamais vraiment à portée de main, et le passé est toujours en quelque sorte actuel dans un présent qui devient d’autant plus prédominant.
B- « Revolución es… » : Temporalité rotatoire
En effet, en vue de ce futur utopique d’une Cuba libre et socialiste, la Révolution est en cours. Notons que dans le cas cubain la notion de « Révolution » est polysémique et « va au-delà de l’évènement historique de 1959 pour englober les processus et structures en cours » (Gropas, 2007). Selon le contexte ou le contenu d’une conversation, « Révolution » peut renvoyer à la lutte armée menée par Fidel Castro, désigner les politiques ou les dirigeants du gouvernement actuel, ou encore faire référence à un processus de construction d’une société socialiste par l’avènement de l’Homme Nouveau pensé par le Che. Le terme a été associé, au fil des décennies, à plusieurs autres notions comme nationalisme, patriotisme, socialisme (Gonçalves, 2017), ou sacrifice (Holbraad, 2014). La Révolution a été quelque chose à célébrer, à défendre, ou encore à incorporer moralement (Kapcia, 2020). Lorsqu’il est ici mention du « discours révolutionnaire », c’est donc en comprenant la « Révolution » comme projet et processus, tel qu’il est présenté et articulé par le gouvernement cubain et le parti communiste.
En posant la question de la temporalité même du discours révolutionnaire, nous pouvons comprendre la Révolution comme rotation, dans le sens mécanique du terme, comme le fait l’anthropologue brésilien João Felipe Gonçalves (2017). En effet, la temporalité, l’être au temps quotidien du projet de Révolution semble être constitué d’une succession d’enjeux à court ou moyen terme, qui appellent à la participation et la mobilisation du peuple cubain sur différents plans et à différents sujets selon les priorités politiques, économiques ou sociales du gouvernement. Gonçalves souligne l’aspect rotatoire de cette temporalité, quand il montre la succession des « batailles » qui ont été « livrées » au cours de l’histoire de la Révolution. Aux campagnes d’alphabétisation se sont succédées les campagnes de nationalisation des entreprises étrangères, puis la fameuse zafra de los diez millones de 1970 qui visait un record dans la production nationale de sucre, et ainsi de suite avec plus récemment la Batalla de Ideas du début des années 2000 sur le plan idéologique est symbolique, ou la Revolución energética sur le plan économique et matériel peu après. L’auteur souligne que la Révolution ne s’attarde que très peu sur ses succès, au contraire elle les balaye en quelque sorte en se focalisant sur les enjeux qui restent à surmonter.
Si par le passé ces différentes « batailles » sont parvenues à mobiliser la population avec un certain succès, on pourrait constater aujourd’hui un certain épuisement de cette logique par un décalage entre les besoins de la population et les priorités du gouvernement, surtout dans ce moment de crise conjoncturelle. En février 2022, j’assiste à une réunion de « consultation populaire » qui a pour but de permettre aux habitants du quartier de commenter, critiquer et se prononcer sur la nouvelle proposition du Code des Familles. Lorsqu’est mentionné l’article polémique du mariage entre personnes du même sexe, un des voisins s’emporte et exprime avec véhémence qu’il lui importe bien peu que le mariage homosexuel existe, mais que par contre, ce qu’il aimerait savoir, c’est ce que fait la déléguée du quartier pour résoudre le problème de l’eau courante, qui manque depuis plus d’un mois. Les choses que l’on est invités à discuter dans cette consultation populaire paraissent bien abstraites, quand d’autres préoccupations bien plus concrètes et urgentes dans la vie quotidienne des personnes restent sans réponse de la part des responsables. Les problématiques mises en avant par les uns ne sont pas toujours en adéquation avec les attentes et préoccupations des autres.
- Luchando: Une temporalité du quotidien cubain
Dans de nombreux aspects, la temporalité de la vie quotidienne à Espejillos fait écho à la temporalité rotatoire de la Révolution. Le terme utilisé à Cuba pour faire référence à la débrouille quotidienne, la « lucha », ramène inextricablement à l’imaginaire révolutionnaire. Dans cette conception, la vie est perçue comme la répétition constante d’une succession d’enjeux qui, aussitôt surmontés, seront remplacés par d’autres. Le quotidien, dès lors, est considéré comme un véritable combat, et l’habileté à ce combat est valorisée.
Comme dans les différentes batailles mises en avant par le discours révolutionnaire, la lucha se fait surtout pour se sécuriser une meilleure situation plutôt que contre quelque chose ou quelqu’un d’explicite car l’adversaire n’est pas toujours visible, unifié, concret, ou même facilement identifiable. Nous pourrions aller plus loin et avancer que, tout comme le discours officiel en temps de crise (Roque Valero, 2017), la lucha tend à réaffirmer ce qui lie les membres du groupe face à la crise. Cependant, si le premier met l’accent sur la résistance et la survie collective et nationale, la deuxième met en exergue la résistance et les tactiques individuelles. La lucha constitue la capacité d’action des personnes, la débrouille quotidienne, l’art de faire, ou encore la ruse, nécessaire au jour le jour pour réussir à vaincre les obstacles de plus en plus nombreux du quotidien.
Ce que le discours officiel qualifie d’ « esprit de lutte» du peuple cubain révolutionnaire est donc également valorisé au quotidien. Même si dans la pratique la lucha implique toutes sortes de mécanismes illicites ou informels, de nombreux parallèles peuvent être fait entre ce qui est valorisé dans le discours révolutionnaire et la lucha : tous deux incitent à la créativité face aux difficultés, dans la recherche de solutions inventives et inattendues à un problème donné. Le livre « Con nuestros propios esfuerzos » (1992) atteste de toutes les « inventions » qu’ont trouvé les cubains pour faire face à la Période Spéciale, et de la valorisation de cette créativité par le gouvernement, qui a publié cet ouvrage aux éditions de l’armée (Editorial Verde Olivo).
Il est également question d’un appel à des valeurs de solidarité et d’entraide au sein de la famille ou du voisinage. Il faut savoir trouver la personne adéquate pour débloquer une situation donnée, mais aussi pouvoir honorer ses dettes et ses obligations envers sa famille ou son voisinage, pour éviter des jalousies ou dénonciations de la part des proches.
Les « luttes » du quotidien ont des particularités par rapport au discours révolutionnaire : elles nécessitent à la fois une maîtrise des règles imposées par les autorités, et une maîtrise du temps. Les règles changeantes, sur lesquelles on n’a pas nécessairement prise, doivent être maîtrisées, tant dans le sens de « les connaître » que dans celui de « se les approprier ». En d’autres mots, cela revient à connaître les limites à ne pas dépasser, mais aussi savoir manier les règles selon ses propres besoins.
En dernier lieu, comme tout art de faire, la maîtrise du temps est primordiale dans la lucha. Il faut pouvoir saisir immédiatement toute occasion qui se présente, mais également faire preuve d’une grande patience car les résultats ne sont pas toujours immédiats. La maîtrise du temps quotidien est d’autant plus nécessaire que l’emprise sur le passé et le futur est de plus en plus faible, comme nous le verrons plus loin.
Dans la Conjoncture actuelle, où tout (se nourrir, se déplacer, travailler) devient complexe, il est indispensable d’être habile dans la « lutte » que constitue la vie au quotidien. Immédiatement après avoir « résolu » un problème, un autre enjeu est à surmonter. Les batailles du quotidien concernent tous les domaines : l’obtention d’un document, de nourriture, l’accomplissement de travaux, l’achat ou la vente d’appareils électroniques, ….
La façon d’être dans un temps rotatoire n’est donc pas nouvelle pour les Cubains. Elle ne constitue pas un changement causé par les crises successives même si celles-ci rendent l’habileté à l’action rusée d’autant plus importante que les possibilités d’action sont minces.
Nous sommes donc aujourd’hui devant la plus récente des éditions de la crise à Cuba. Face aux coupures de courant de plus en plus longues mais imprévisibles, l’inertie n’est pas envisageable. Pour pouvoir préparer à manger malgré le manque d’électricité, les fourneaux à pétrole ou à charbon sont sortis des recoins poussiéreux où ils avaient été abandonnés depuis les politiques « Revolución energética » qui avaient permis à 70% des foyers de se tourner vers l’électricité dans la cuisine (Iñiguez Rodriguez et al, 2017). Refont également surface les « chismosas », lampes à huile artisanales depuis lors reléguées aux tréfonds des placards et de la mémoire. Pour faire face aux ruptures de stock dans les magasins et aux difficultés d’approvisionnement, chacun élabore des stratégies complexes pour se procurer les produits les plus basiques de l’alimentation et l’hygiène, mais aussi les plus rares comme les pièces de motos ou les téléphones portables. Les files s’intensifient devant les magasins lors des rares arrivages, et avec elles s’accentuent toutes sortes de logiques en termes de gestion du temps et division des tâches au sein du foyer, impliquant une interdépendance fragile entre générations et situations professionnelles. Avec les pénuries de matières premières et les coupures d’électricité généralisées, certaines entreprises en viennent à réduire les journées de travail et donc les salaires des travailleurs. Ressurgissent alors les souvenirs amers de la restructuration sucrière, et la peur d’avoir à revivre la fermeture des centres de travail et la perte des certitudes professionnelles.
- Entre un passé inutile et un futur incertain
Ces éléments des crises passées qui refont surface aujourd’hui au vu de la crise actuelle pourraient nous guider vers une interprétation similaire à celle que nous avons évoquée quant à l’historicité du discours révolutionnaire d’un passé qui prend forme au présent. Pourtant, ce qui ressort des conversations est plutôt le sentiment d’un « temps désorienté » (Hartog, 2012) où l’ordre du temps se voit ébranlé. Au fur et à mesure de la succession de crises, semble se creuser une brèche toujours plus large entre le rapport au temps promu par l’idéologie révolutionnaire et celui qui est vécu par les individus.
En 1996, Fidel Castro visite une centrale sucrière afin de célébrer l’accomplissement du plan de production de sucre annuel. Il prend la parole pour féliciter les ouvriers du sucre de leur récolte de canne, et de leur admirable « esprit de lutte » face aux difficultés climatiques et matérielles auxquelles ils ont dû faire face cette année-là. Il insiste sur l’importance, le rôle primordial que ces ouvriers ont joué dans la préservation de la dignité du pays et dans la défense de la souveraineté nationale. Il les lie, dans leur combat présent, aux luttes du passé en les insérant explicitement dans la lignée de ceux qui se sont battus pour l’indépendance contre les Espagnols, ou avec lui-même dans les montagnes de la Sierra Maestra. « Qui serez-vous dans l’Histoire ? » demande-t-il à l’assemblée (Castro, 1996).
Voilà une question à laquelle peinent à répondre mes interlocuteurs à Espejillos aujourd’hui. C’est ce que m’expliquent beaucoup d’entre eux, notamment par rapport à leur passé d’azucareros. Ils me parlent du temps à la centrale comme d’un temps de certitudes, où leur travail s’inscrivait dans une continuité et une tradition (le sucre ayant été le moteur de l’économie cubaine pendant si longtemps) et où ils avaient une importance dans le projet de nation, une place qu’ils avaient cru être immuable. Ils sont nombreux à avoir intégré l’agro-industrie sucrière par tradition familiale, d’autres parce qu’ils y ont vu la possibilité d’ascension professionnelle et sociale. Ils ont appris du savoir-faire des vieux travailleurs plus expérimentés, et des nombreuses formations proposées par le Minaz. Ils regardent à présent ce passé et ne savent pas quoi en faire. Leurs savoirs semblent inutiles, ils n’ont personne à qui transmettre leurs connaissances techniques acquises tout au long de ces années. En quelque sorte, il s’agit ici aussi d’une mise à mal de la « nécessité impérieuse » de transmission culturelle ayant pour but de lier les individus et de forger l’identité collective (Berliner, 2018 : 20). Aujourd’hui, ces personnes ont perdu tout espoir de voir un jour rouvrir leur centrale, dont il ne reste désormais plus que deux cheminées délabrées. Le sucre fait donc résolument partie du passé de cette communauté. Cela pose davantage l’incertitude quant au futur, dans un contexte de vieillissement (Destremau, 2021) et d’émigration accélérée d’une partie de la population[15]. On a beau réfléchir à ce passé sucrier, on ne parvient pas à y trouver les outils, les clés de compréhension et d’action pour faire face au présent.
Aujourd’hui, les caractéristiques qui faisaient la fierté identitaire du trabajador azucarero ne sont pas les plus valorisées par les plus jeunes générations, qui ont d’autres priorités que de se sacrifier pour un projet de pays dont ils ne voient pas l’avenir. Les envies de consommation prennent le dessus sur le sens du sacrifice patriotique, l’engagement vis-à-vis du projet révolutionnaire s’essouffle devant les difficultés et les pénuries du quotidien, devant les discours divergents (et dissidents) venant d’ailleurs via les réseaux sociaux et semant le doute dans les esprits.
Dans ce contexte, le futur est incertain et fait peur, il est difficile de s’y projeter et il est donc repoussé toujours plus loin. Le passé, quant à lui, n’éclaire que très peu la situation présente et exacerbe le décalage entre les certitudes passées et les incertitudes vécues aujourd’hui. De cette manière :
« Le temps semble s'être arrêté dans une quotidienneté éternelle dans laquelle il reste peu de traces matérielles du passé partagé. » (Vera Estrada, 2019)
Le présent prend également le dessus dans la vie des habitants d’Espejillos, qui doivent gérer « au jour le jour » leur quotidien entre un futur incertain et un passé dont ils ne savent pas exactement quoi faire. La phrase utilisée - dans d’autres circonstances et à une autre époque - par Paul Valéry fait pourtant sens ici si l’on a en tête le rapport au temps vécu par mes interlocuteurs de terrain :
« D’un côté, un passé qui n’est ni aboli ni oublié, mais un passé duquel nous ne pouvons à peu près rien tirer qui nous oriente dans le présent et nous donne à imaginer le futur. De l’autre, un avenir sans la moindre figure. » (in Hartog, 2012 : 22)
- La Coyuntura comme moment d’incertitude
Pour mes interlocuteurs, « l’anticipation est devenue impossible » (Hartog, 2012) ou du moins a été fortement mise à mal, et « l’expérience ne rencontre pas l’horizon des attentes » (Koselleck, 2016). Ils semblent dès lors être confrontés à ce que Laurent Doucet qualifie de « situations d’incertitude » (Dousset, 2018). L’incertitude, nous dit cet anthropologue, est d’abord individuelle, vécue. Elle émerge lorsque les personnes se retrouvent incapables d’anticiper ou prévoir ce qui va se passer (il qualifie cela d’incertitude existentielle), ou lorsque les certitudes sont mises à mal ou remises en question (on parlera là d’incertitude systémique). L’incertitude est d’abord individuellement vécue, mais ne peut ensuite s’exprimer que par rapport au groupe, puisque les attentes, les certitudes ou les capacités anticipatoires qui sont mises à mal sont socialement construites et conditionnées.
S’intéresser aux moments d’incertitude permet de « faire émerger et de saisir ce qui dans d’autres situations et dans d’autres contextes, moins incertains et plus habituels, paraît évident et donc reste invisible » (Dousset, 2018 : 18). L’incertitude fabrique des « lieux de formalisation d’une parole critique sur ce qui est et ce qui devrait être ». En d’autres mots, les situations d’incertitude permettent de mettre en lumière (et en mots par le biais du langage) « les hiérarchies de valeurs qui sous-tendent et contribuent à façonner l’ordre moral » (Dousset, 2018 : 41). De cette façon, elles montrent ultimement ce qui fait « appartenance » à un groupe donné.
La mise à mal de leur rapport au temps exacerbe l’incertitude (peut-être davantage « existentielle » au sens de Dousset) vécue par mes interlocuteurs quant au futur. On se retrouve dans l’impossibilité de se projeter dans un avenir dont on ne connaît pas la forme, on n’imagine pas de quoi il pourra même être fait. Le discours officiel révolutionnaire ne cesse d’exalter la « continuité ». Pourtant, les luttes et les figures du passé mises en avant ne semblent pas offrir les outils ni les moyens nécessaires pour faire face aux enjeux du présent. Cela crée un décalage et une incertitude supplémentaire : à la difficulté à se projeter dans le futur s’ajoute que les outils proposés pour l’affronter semblent obsolètes ou inappropriés pour faire face aux enjeux actuels.
Conclusion
Dans cet article, je me suis intéressée aux modifications et aux permanences qu’induisent les crises dans le rapport au temps, d’une part de la population d’une petite ville anciennement sucrière de l’est de Cuba, et d’autre part du discours révolutionnaire cubain. Les représentations locales décrites ici n’ayant pas de prétention à une généralisation d’ordre national, il serait pertinent d’élargir le champ d’analyse à d’autres régions de l’île. Il est possible, par exemple, que l’expérience quotidienne du temps de mes interlocuteurs soit différente de celle populations de régions non-sucrières, plus proches des centres économiques et politiques du pays, ou significativement favorisées par le secteur touristique.
Le passé récent du pays est néanmoins marqué par des moments de crise qui ont des incidences sur la façon d’être au temps et à l’Histoire des habitants d’Espejillos. Le présent, quant à lui, semble habité par une temporalité « rotatoire » partagée. Puisant sur un même imaginaire de « lutte », le discours officiel et les personnes partagent une temporalité où les obstacles, aussitôt surmontés, sont remplacés par d’autres. Le vécu local et l’idéologie révolutionnaire s’enchevêtrent et s’entremêlent dans cette expérience du temps présent et quotidien. Cependant, à mesure des crises successives, se creuse un décalage dans la façon de (se) penser dans le temps par rapport au passé et au futur. Le discours officiel promet un futur utopique et socialiste à l’horizon, et se positionne dans la continuité directe des luttes passées desquelles il faut s’inspirer pour aller de l’avant. Pour les anciens travailleurs du secteur sucrier, le passé semble obsolète et n’offre plus les outils nécessaires pour affronter les enjeux du présent. Le futur, quant à lui, est marqué par l’incertitude, et il est d’autant plus difficile à imaginer. Le discours officiel se nourrit du « présentisme » pour y appuyer son rapport au temps historique et assurer la survie du système, là où le présentisme de la vie quotidienne contribue à isoler de plus en plus les personnes dans un présent critique qui trouble toujours davantage les certitudes.
Les crises peuvent amener de nouvelles temporalités ou de nouvelles façons d’appréhender le temps. Si les différentes crises vécues par les Cubains pendant ces dernières décennies ont eu des impacts considérables dans divers domaines, elles n’ont pas nécessairement provoqué la chute drastique du régime que de nombreux chercheurs anticipaient. Si continuité il y a, c’est peut-être dans la capacité du gouvernement cubain à résister aux nombreuses difficultés venant de tous côtés au fil des années (Kapcia, 2000).
Aujourd’hui, dans la crise conjoncturelle actuelle, nous pourrions être amenés à prédire à nouveau un changement politique radical à Cuba. L’absence du charismatique Fidel Castro, l’ouverture toujours plus grande au reste du monde notamment grâce à internet et aux réseaux sociaux, une population vieillissante qui se lasse des difficultés et l’émigration massive d’une jeunesse désenchantée sont des éléments qui contribuent à un temps désorienté. Peut-être sommes-nous devant une crise dans le sens moderne du terme (Revault d’Allonnes, 2012), un moment de rupture à partir duquel un nouvel ordre peut émerger. Ou peut-être qu’au contraire, ces crises successives – nous pourrions même parler d’un état de crise permanente – mènent à l’immobilité, à la paralysie. Plutôt que facteurs de transformation et de mouvement, elles rendent le passé inutile et l’avenir inatteignable, marqué par l’incertitude : elles enferment dans le présent.
Bibliographie
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Notes de fin
[1] Les noms des lieux et des personnes ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs. Sauf indication du contraire, les citations de textes et des conversations de terrain ont été traduites par moi-même. Ce texte s’appuie sur plusieurs périodes de travail de terrain à Cuba entre 2020 et 2023, sur un total de quinze mois sous une bourse FRESH-FNRS. Les données empiriques recueillies proviennent de l’observation participante de la vie quotidienne dans la communauté étudiée, ainsi que de conversations et entretiens semi-formels menés principalement (mais pas exclusivement) auprès d’anciens travailleur.e.s du secteur sucrier.
[2] Cette diminution est due, d’une part, au mesures imposées par le gouvernement Trump : limitation des montants à 1000USD par quadrimestre, prohibition de transaction avec des institutions en lien avec l’armée cubaine, qui amène notamment Western Union à cesser ses transferts vers Cuba. D’autre part, l’interdiction de voyager pendant la pandémie, porte atteinte aux réseaux informels de transmission des devises. (Sullivan, 2022)
[3] Celles-ci incluent des actes de vandalisme, des bagarres physiques dans les files d’attente, ou autres actions allant à l’encontre de l’ordre social et moral révolutionnaire.
[4] CAEM : Conseil d’Assistance Economique Mutuelle au sein du bloc soviétique. Organisation d’entraide économique entre pays socialistes. Cuba y entre en 1972 et y reste jusqu’à sa dissolution en 1991.
[5] Littéralement « livret d’approvisionnement », il s’agit là d’un petit carnet à travers lequel sont distribués certains aliments et produits du « panier de la ménagère » à des prix subsidiés et en quantités définies selon le nombre de personnes dans un foyer. Les produits auxquels on a droit peuvent varier selon l’âge et l’état de santé des différents inscrits. Ce livret a été introduit pendant une période de crise, en 1963, afin de réguler la distribution de certains produits alimentaires
[6] Baez, ingénieur ayant occupé un poste à responsabilités au sein du CAI à la fin des années 1980. Extrait d’entretien Mai 2022
[7] Chaque année apporte ses propres problèmes dans la production de sucre. La culture de la canne à sucre est sensible aux sècheresses, aux manques d’intrants et fertilisants. Les usines, quant à elles, sont sujettes à des ruptures fréquentes, les pièces de rechange ne sont pas toujours disponibles, et les pannes sont coûteuses car une fois coupée, la canne à sucre doit être moulue dans les plus brefs délais.
[8] Il s’agit là de choses et d’autres qu’on se procure sur le lieu de travail de façon informelle, mais cette pratique est tolérée jusqu’à un certain point par les responsables et le reste des travailleurs sans être pour autant considérée comme « vol » à part entière.
[9] Nous noterons qu’il est souvent question de Tarea (devoir) : Alvaro Reynoso, Ordenamiento plus récemment concernant l’unification de la monnaie, … Ce terme n’est pas anodin. D’une part, il a une certaine connotation de travail en cours, de processus qui n’est pas figé et est à mettre en œuvre, car d’autre part c’est un devoir, il en est de la responsabilité de tous d’y prendre part et d’y participer.
[10] Le Minaz finit par devenir Grupo Empresarial Azcuba en 2011
[11] L’idée d’une production visant la consommation locale est alors abandonnée au profit d’une « participation à l’équilibre national de la production alimentaire » (Azcuba, 2016). Les productions sont donc centralisées et ensuite redistribuées selon les besoins de chaque localité, estimés au niveau provincial.
[12] Après presque un siècle d’exploitation destinée à la canne à sucre et d’utilisation importante d’intrants, les terres de cette région ne sont plus aussi fertiles qu’elles ont pu l’être par le passé. De plus, les sècheresses sont longues dans cette région, où le système d’irrigation est extrêmement dégradé. Voir notamment : Hermesse, 2014.
[13] Puntista : Celui qui donne le « point » du grain du sucre.
[14] trapiche : moulin à sucre. Mot utilisé de façon dérogatoire par mes interlocuteurs pour se référer à une usine plus petite, moins performante techniquement.
[15] Certaines estimations élèvent à 250 000 personnes le nombre de cubains ayant définitivement quitté le pays au courant de l’année 2022, mais ces informations sont difficiles à confirmer. En décembre 2022, 129 513 cubains attendaient la réponse pour leur demande d’asile aux USA (en comparaison avec 2017 où le chiffre total pour l’année avait été de 2,618.) Source : « Immigration Court Backlog Tool: Pending Cases and Length of Wait in Immigration Courts ». TRAC Immigration, https://trac.syr.edu/phptools/immigration/court_backlog/. Consulté le 4 janvier 2023.
Pour citer cet article
Yailín Laffita van den Hove, « La crise et le temps : discours officiel et représentations locales du temps dans l’Est rural cubain », RITA, [en ligne], n°16 : 2023, mis en ligne le 1er avril 2024. Disponible sur: http://www.revue-rita.com/articles-16/la-crise-et-le-temps-a-cuba-yailin-laffita-van-den-hove.html