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Mensonge et désinformation. Rojas Vade, la crise sociale comme milieu favorable

Résumé.

L’article « Mensonge et désinformation. Rojas Vade, la crise sociale comme milieu favorable » offre une analyse d’un cas exemplaire de mensonge devenu désinformation et ce depuis des concepts empruntés à la sémiotique et plus

largement à la linguistique, rétablissant le lien oublié entre ces sciences et les autres sciences sociales. Ce cas est celui de Rodrigo Ernesto Rojas Vade, vice-président élu puis démissionnaire de la Convention chilienne. Nous y analysons comment la construction d’une icône qui s’avérerait vide de sens a trompé une population et des médias complaisants à la faveur d’une crise institutionnelle et sociale.

Mots clé : Crise Sociale, Mouvement Social, Mensonge, Désinformation, Convention Chilienne

Resumen.

El artículo: « Mentira y desinformación. Rojas Vade, la crisis social como entorno favorable, » analiza un caso ejemplar de mentira que se ha convertido en desinformación y esto a partir de conceptos tomados de la semiótica y más ampliamente de la lingüística, restableciendo el vínculo olvidado entre estas ciencias y las demás ciencias sociales. Este caso es el de Rodrigo Ernesto Rojas Vade, vicepresidente electo y luego renunciado à la Convención chilena. En el presente texto analizamos cómo la construcción de un icono que resultaría sin sentido engañó a los medios y a una población complacientes a favor de una crisis institucional y social.

Palabras clave : Crisis Social, Movimiento Social, Mentira, Desinformación, Convención Chilena

______________________________

Carrasco RahalEduardo

Docteur en sciences politiques, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Affilié au CREDA UMR 7227

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Mensonge et désinformation. Rojas Vade, la crise sociale comme milieu favorable

 

Rojas Vade

Figure 1 : Rojas Vade pendant les manifestations d’octobre 2019. (Photographe anonyme).

 

Introduction

Pendant les années 2020 et 2021, les médias ont été monopolisés par l’actualité pandémique et médicale, et ce sur toute la planète. Dans le champ politique lui-même, l’actualité s’est résumée à des exercices de santé publique répétitifs. Il est pourtant un pays, le Chili, où cette période médiatique s’est inscrite dans le prolongement d’un mouvement social qui avait émergé dès les derniers mois de l’année 2019. En effet, des revendications nées des frustrations accumulées en trente ans d’une gouvernance jugée trop complaisante avec le gène néolibéral et conservateur inoculé à l’économie et à la société chilienne par le gouvernement militaire (1973-1989) et jamais vraiment renié depuis, se sont achevées dans ce qu’il serait tentant d’appeler la liesse d’une démocratie renouvelée. Dans la foulée de cette révolte, des processus électoraux en bonne et due forme, issus de revendications populaires très largement majoritaires, ont permis l’élection d’une Convention.

Tout a donc commencé par un vaste mouvement revendicatif. Bien sûr, la crise que le pays a connu voici trois ans ressemblait à une crise de croissance, à la crise d’une prospérité relative mais réelle, à la crise d’une population qui ne craignait plus ses fantômes, fussent-ils vêtus de treillis et de rangers, et dont les fantômes eux-mêmes déclaraient ne plus surveiller d’un œil jaloux les excès et les débordements ; ils n’étaient pas là pour maintenir l’ordre, disaient-ils. Au même moment, la presse et la télévision se faisaient pourtant l’écho de violences policières largement documentées. Les journées qui ont secoué le Chili en octobre et novembre 2019 ont malgré tout trouvé une issue pacifique dans l’appel quasi unanime à un remplacement de la « Constitution de Pinochet ». Seul le Parti Républicain, situé à l’extrême droite, s’est opposé à ces aspirations.

Le processus s’est déroulé en deux étapes. Un premier plébiscite, le 20 octobre 2020, a jugé licite la convocation d’une Convention appelée à rédiger une nouvelle Carta Magna (motion approuvée par 78,28% des électeurs). Ensuite, le 15 mai 2021, l’élection d’une première Convention a élu dans une large majorité des candidats de gauche et d’extrême gauche, majorité confortée par les 17 sièges attribués aux minorités ethniques. Dans cette victoire de la gauche, il est important pour notre propos de citer La liste du peuple, un mouvement issu d’une institutionnalisation du Klan Kiltro[1], petit groupe informel d’activistes qui se décrivait comme « une meute de bâtards opérant en clan » et depuis recyclé dans le travail social de proximité. Composé de personnalités issues de la société civile et de manifestants dont la notoriété médiatique a éclos pendant les journées de ce que l’on s’accorde désormais à appeler « el estallido social », littéralement traduisible par « explosion sociale », La liste du peuple a obtenu 16,27% des voix lors de l’élection des 15 et 16 mai 2021.

Pendant ces journées de révolte qui ont précédé l’élection de la Convention, ont émergé des figures notables, parfois hautes en couleurs, dont la nature atypique excitait les médias. Le 25 octobre 2019, cédant à sa joie, une manifestante, surnommée Tata Pikachu en raison de son costume de Pokémon, a entamé une danse endiablée sous l’œil avide des caméras de télévision. C’est alors, sous le regard de tout un pays, qu’elle est tombée pour aussitôt se relever et reprendre sa danse. Cédant à la tentation d’une analyse schématique, les témoins de son accident l’ont transformé en slogan : « Si Tata Pikachu peut se relever, nous le pouvons aussi ! » Tata Pikachu, de son vrai nom Giovanna Grandón, incluse sur la Liste du peuple, a été élue membre de la Convention chilienne pour le 12e district. Le sujet de notre article est un homme dont le parcours n’a pas été très éloigné des aventures médiatiques de Mme Grandón : Il s’agit de Rodrigo Ernesto Rojas Vade, constituant élu pour le treizième district, issu de la Liste du Peuple et porté à la dignité de vice-président adjoint de la Convention.

Le talent de Rojas Vade a consisté à transformer une question de santé, deuxième sujet de préoccupation des Chiliens en 2019 derrière la question des retraites et des fonds de pension, en exemple emblématique d’une mauvaise gouvernance dont l’origine, au-delà des échéances électorales de ces trente dernières années, se situait dans le passé militaire et dans une constitution qui attirait une part importante du mécontentement populaire. Ses arguments étaient son alopécie, des cernes grises, un cathéter pendant de son cou, dont la peau rougie par la fumée des gaz lacrymogènes des journées d’octobre 2019 forçait l’empathie et la pitié ; deux émotions dont la valeur électorale se révélerait imbattable.

Il est à noter, dès le début de cette analyse, que l’élection de Rojas Vade en appelait à la notion de populisme telle qu’elle a été décrite par Jan-Werner Müller, c’est-à-dire l’expression politique de ces secteurs de la population qui se jugent eux-mêmes comme « moralement purs et unis contre des élites réputées corrompues[2] », (Müller, 2016 : 19-20). La compétence politique n’était plus ici technique, de cette technicité honnie que représentaient les technocrates, mais plutôt l’expression publique d’un certain nombre de traits de caractère qui mettaient en avant une personnalité. L’identification l’emportait ici sur la représentation. Chez Rojas Vade, ces traits de caractère prenaient l’allure christique d’une longue lutte contre une leucémie lymphoblastique aiguë, cancer dont l’issue potentiellement fatale donnait pour acquise la combativité héroïque de sa victime. L’absence supposée de prise en charge de cette maladie par le système de santé chilien mettait en scène le scandale d’une totale inéquité qui ne concernait pas seulement la santé publique, mais l’ensemble des politiques publiques et la définition même de l’État.

Mais voilà, le 4 septembre 2021, une fois commencées les sessions de la Convention, le journal La tercera[3] livrait une révélation : Rojas Vade n’avait jamais eu de leucémie. Son mensonge était presque parfait dans son iconographie et dans la projection psychologique de ses effets, mais il avait omis une inévitable confrontation avec la réalité, puisque la maladie dont il était supposément atteint, pour les soins de laquelle il avait mis en place une collecte de fonds, celle qui justifiait ses voyages en Espagne et aux États-Unis, était en fait la maladie N° 45, parmi les 87 maladies prises en charge à 100% par le plan Auge[4] déployé sous la présidence de Ricardo Lagos (2000-2006).

Notre première partie analysera la santé publique comme paradigme d’une crise politique et sociale. Notre deuxième partie se penchera sur l’attrait pour la faiblesse, qui, dans le contexte d’une manipulation, prend des connotations perverses. Notre troisième partie s’intéressera au concept d'icône. Nous y analyserons ce qui, dans la stratégie vaderienne, correspond à la sémiotique des icônes visuelles ; approche justifiée par la transformation de Rojas Vade en icône politique, non pas dans l’acception populaire du terme, même si l’acception populaire mérite d’être citée et analysée, mais dans son acception linguistique, c’est-à-dire comme symbole et comme renvoi « mimétique » à un objet de la réalité (KLINKENBERG, 1996 : 379). Cette partie s’attachera à décrire une stratégie perceptible à travers un certain nombre de signes dont les supports matériels renvoient à des types, c’est-à-dire à des représentations mentales. Le contenu moral de ces représentations mentales était partagé par des segments de la population qui n’avaient visiblement pas les moyens de porter sur elles un regard critique. La dernière partie de ce texte traitera de l’imposture comme subversion de la norme sociale.

Le mensonge de Rojas Vade, déclencheur d’une crise dans la crise, est en soi un objet privilégié des sciences du politique, non pas seulement parce qu’il a enflammé l’opinion publique et le microcosme politique, non pas uniquement parce qu’il a servi de support à une campagne électorale — même si ces deux aspects de la question sont remarquables —, mais parce qu’il se pose comme un élément hybride à mi-chemin entre une essence individuelle, celle du mensonge, et son versant politique, la désinformation. Cette dernière a été un sujet récurrent dans la presse et dans les commentaires politiques pendant les conflits internationaux du XXe siècle — pendant la Seconde Guerre mondiale et pendant toute la durée de la guerre froide —, mais on lui préfère désormais des objets définis depuis leur taxinomie anglo-saxonne : les manipulations qui la constituent sont devenues des fake-news, des infox qui nourrissent les réseaux sociaux, perdant au passage la richesse d’une définition originelle, celle que l’on trouve introduite dans le dictionnaire de l’Académie française le 22 mai 1980 : « Action particulière ou continue qui consiste, en usant de tout moyen, à induire un adversaire en erreur ou à favoriser chez lui la subversion dans le dessein de l’affaiblir », (Dictionnaire de l’Académie en ligne, 9e édition). Quatre ans plus tard, les académiciens ajouteraient à ces quelques lignes une information supplémentaire : « Simuler ou dissimuler sont les deux procédés employés couramment pour désinformer » », (Dictionnaire de l’Académie en ligne, 1984, 9e édition).

En dehors du travail de Guy Durandin, dont le premier opus était Les fondements du mensonge, publié en 1972 et le dernier L’information, la désinformation et la réalité, publié en 1993, nous nous appuierons sur les travaux du linguiste Jean-Marie Klinkenberg, sur les excellents textes du linguiste Patrick Charaudeau intitulés La manipulation de la vérité, Le discours politique et « Du contrat de communication en général », mais aussi sur ces classiques de la sémiotique que sont Roland Barthes par Roland Barthes et L’Aventure sémiologique. Dans le sillage d’une post-vérité désignée mot de l’année par l’édition 2016 du dictionnaire d’Oxford ; les années qui ont suivi ont été marquées par une multiplication des ouvrages sur le mensonge, conférant au présent article une généalogie récente.

Notre analyse porte principalement sur la communication non verbale intentionnelle de Rojas Vade, c’est-à-dire sur ce qu’il a proposé aux regards du public par l’entremise des médias. Le langage écrit lui-même a été utilisée par lui comme élément visuel d’un discours complexe. La composition de ce discours a très largement alimenté les articles et photos diffusés dans la presse, mais aussi les vidéos issues des journaux télévisés et des médias en ligne. C’est là le matériau sur lequel nous avons travaillé.

I. La santé comme paradigme d’une crise

Le Chili a connu, en 1982, puis entre 2001 et 2005, deux réformes que l’on pourrait appeler idéologiques de la santé publique. La première, celle de 1982, instituait la poursuite de politiques néolibérales menées pendant les dix premières années de la dictature militaire (1973-1989). Elle a vu la naissance des ISAPRE[5], entités à but lucratif. Malgré une succession de présidents de centre-gauche entre 1990 et 2000, la deuxième grande réforme de la santé n’a eu lieu que sous la présidence du socialiste Ricardo Lagos (2000-2006) et se voulait d’inspiration sociale-démocrate. Ella a permis le transfert massif d’assurés des ISAPRES vers le FONASA, fonds public qui gère des cotisations à hauteur de 7% des salaires du secteur formel, mais assure également les indigents et les travailleurs informels. Il est à noter qu’une partie des revenus des ISAPRES — et donc de leurs bénéfices — vient de subventions publiques. L’année 2005 a vu la naissance du plan AUGE[6] auquel il a été fait mention plus haut, et plus de 80 maladies, dont les leucémies, sont désormais prises en charge à 100%. Nous précisons que le système chilien de santé publique souffre d’un manque endémique d’infrastructures, de matériel et de personnel de santé, ce qui contribue à engendrer une santé à deux vitesses. C’est contre cette inéquité que, prétendant être un patient militant, s’insurgeait Rojas Vade.

Rien ne permet d’affirmer que l’intérêt des médias et du public ait succédé au diagnostic mensonger élevé au rang de cause politique par Rojas Vade. Bien au contraire, il a plutôt attiré les regards avant de donner à ses prestations un contenu explicitement médical. Cet heureux hasard qu’a représenté pour lui une succession ininterrompue de quarts d’heure de célébrité tenait d’abord à la maîtrise d’un répertoire et à l’émergence spontanée d’une arène. Après plusieurs mois de confinement et de débats sur les politiques publiques de santé[7], les médias, entreprises à but lucratif, avaient besoin de satisfaire leur marché. Le mensonge de Rojas Vade a rempli la fonction de contenu médiatique entre octobre 2019 et septembre 2021, mois qui verrait la fin dramatique de son ascension.

« Les médias sont pris entre le contrat qui les légitime, à savoir rapporter les faits de la façon la plus exacte possible en proposant des explications raisonnables et éclairées, et le besoin de capter des lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, en procédant à des mises en scène de l’information se focalisant sur les sujets les plus saillants, en en dramatisant la présentation, en spectacularisant les polémiques, (CHARAUDEAU, 2020, p. 145) ».

Pour Guy DURANDIN, le mensonge implique « a) la connaissance du vrai et du faux ; b) l’intention consciente de dire le faux à la place du vrai ; c) et enfin la connaissance des motifs pour lesquels on ne veut pas dire le vrai », (DURANDIN, 1972 : 68), ce à quoi la désinformation ajoute l’idée de « mensonges organisés, à une époque où les moyens d’information sont fort développés » (DURANDIN, 1993 : 21). Dans le cas de Rojas Vade, il y a d’abord eu un concours de circonstances plutôt qu’une stratégie délibérée, même si des éléments d’une stratégie étaient identifiables dans les mois qui ont succédé à son positionnement en tant que personnage médiatique. Il était, dans la « démocratie du public », devenu le plus éligible des candidats, puisque « les électeurs votent de plus en plus pour une personne, et non plus seulement pour un parti ou un programme » (MANIN, 2012 : 279). La désinformation, perceptible a postériori, était tardive et elle s’est déroulée avec la complicité active des mêmes médias qui l’ont ensuite dénoncée. « On a vu que les médias participaient à une ‘manipulation involontaire’ en raison de leur tendance à suractualiser, à surdramatiser, à produire des explications essentialisantes et à exposer de la conflictualité » (CHARAUDEAU, 2020, p. 142-143).

Que la maladie soit un argument politique est relativement récent et les associations de patients agissent historiquement davantage par l’influence administrative et le lobbying. Il faut probablement voir l’origine de cette modération du passé dans la nature technique et administrative de la santé publique. L’intervention dans les décisions de santé publique des patients eux-mêmes a très probablement une origine médicale, pharmaceutique et industrielle. Entre les années 1930 et les années 1950, avec la découverte du rôle de l’insuline dans le métabolisme des glucides, la diffusion du réfrigérateur domestique grâce auquel cette hormone se conserve et au perfectionnement des méthodes permettant de mesurer la glycémie, les patients se sont emparés du diagnostic et du traitement quotidiens du diabète. Les médecins leur ont ainsi cédé une part importante de leur expertise. Dans la foulée, d’autres malades — dont les hémophiles — ont accédé au statut enviable de ce que Danièle Carricaburu et Marie Ménoret appellent des patients auto-traités. Dans les années 1980, un nouveau pas a été franchi, rendant compte de la « complexité des rapports sociaux en effaçant les cloisonnements entre formes profanes et professionnelles de connaissance, entre activistes, pouvoirs publics ou État » (CARRICABURRU, MÉNORET, 2011 : 175). Inversant la logique habituelle, qui suppose que le politique investisse progressivement les champs sociaux anciens ou récents, c’est le champ social qui investit la politique, et ce grâce à l’appropriation de l’expertise.

Dans l’ensemble de son discours, Rojas Vade faisait très rarement appel à des mots issus du langage médical. On y retrouvait en revanche des signes issus de plusieurs systèmes sémiotiques qui ramenaient tous à un même dénominateur commun médical. Les instruments médicaux, par exemple, étaient le plus souvent utilisés comme des signes de ponctuation venant appuyer un discours revendicatif. Tous ceci est caractéristique de ce qui, de façon générale, a été caractérisé comme la marque de « nouveaux mouvement sociaux ». Le développement d’un discours complexe qui était propre a Rojas Vade s’est effectué en plusieurs étapes ; il a été manifestant avant de devenir candidat, puis élu, et a progressivement gagné en sobriété. En tant que manifestant, il utilisait des manières de se mettre en scène qui empruntaient à la rhétorique éprouvée des manifestations homosexuelles des années 1990, et en particulier des mouvements sociaux liés à la pandémie de VIH. Le corps lui-même y était un espace social, une arène de ce que Jacques Ion, Spyros Franguiadakis et Pascale Viot appellent un « retournement paradoxal du processus de stigmatisation », c’est-à-dire une revendication positive de « l’attribut discrédité » (ION, FRANGUIADAKIS, VIOT, 2005 : 94). Le « métier de malade » tel que le définit Claudine Herzlich, c’est-à-dire l’acquisition de connaissances, mais aussi la mise en place d’activités et de stratégies visant à l’amélioration ou à la restitution complète de la santé (HERZLICH, 1969 : 157-164), transforment la maladie en élément fondateur d’une personnalité politique entendue comme bios politikos. Malade et engagé, et engagé parce que malade.

Patrick Charaudeau distingue quatre instances dans le dispositif d’interaction politique : l’instance politique, l’instance adversaire, l’instance citoyenne et l’instance médiatique (CHARAUDEAU, 2014 : 42). « L’instance médiatique se trouve dans un double dispositif : de monstration correspondant à sa quête de crédibilité, (et) de spectacle correspondant à sa quête de captation » (CHARAUDEAU, 2014 : 48). La transformation du mensonge initial de Rojas Vade en désinformation reposait sur le besoin de contenus et d’images des grands médias, mais la dérive a été collective et l’instance citoyenne transformée en public est devenue spontanément friande du spectacle complexe que représentait une « explosion de colère sociale[8] », dont le malade professionnel était l’un des principaux protagonistes. Tout le personnage de Rojas Vade, la totalité de son mensonge, était construit autour d’une accroche narrative, le cancer et la souffrance qu’il suppose, transformés en un récit spontanément adapté aux conditions particulières de construction médiatique qu’imposait la crise telle qu’en rendaient compte les médias.

II. Subordination et crise morale

Revenons sur la mise en scène d’une maladie autour de laquelle chacun voit rôder la mort : le cancer. La mort était omniprésente pendant ces mois qui ont vu Rojas Vade exhiber son corps dénudé et meurtri, couvet de cicatrices, chauve, la peau rougie, percée d’aiguilles et d’instruments médicaux. Si la mise en scène masochiste de la souffrance répondait à une perversion somme toute banale, le sadisme que cachait la sympathie spontanée des spectateurs qui l’applaudissaient pourrait sembler paradoxale. Mais à vrai dire, la qualité du spectacle était d’autant plus satisfaisante qu’il s’éloignait de la froide efficacité des discours politiques traditionnels. Ce qui transparaît dans cette politisation de la souffrance, c’est que le discours techno-politique semble plus fictif que la fiction elle-même, et que la représentation de la douleur imprime une touche de vérité au plus élémentaire des mensonges. Bien sûr, Nietzsche exagérait probablement pendant l’été 1887, lorsqu’il écrivait : « La volonté des malades de représenter n’importe quelle forme de supériorité, leurs instincts de chemins détournés qui livrent les bien portants à leur tyrannie », (NIETZSCHE, 1971 : 144). Il n’empêche : la note caustique du philosophe correspond bien à cette autre exagération qui est ici l’objet de notre intérêt.

Dans La généalogie de la morale, légitimement contestée pour des dérives antisémites, Nietzsche explique que, en s’opposant à la force, la faiblesse suppose en réalité que « les misérables seuls sont les bons, les impuissants, les hommes bas seuls sont les bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis des dieux », (NIETZSCHE, 1971 : 31). Ces affirmations moqueuses, qui ciblent la pitié chrétienne, s’appliquent bien à l’instrumentalisation de la pitié à laquelle s’est livré Rojas Vade. Plus loin, le philosophe allemand s’explique : « on veut faire passer la faiblesse pour du mérite, pas de doute », (NIETZSCHE, 1971 : 47). Une question est ici pertinente : y a-t-il une composante culpabilisatrice dans l’exaltation de sa propre faiblesse à laquelle s’est livré Rojas Vade ? La culpabilisation des autorités politiques, dépourvues de cette part d’empathie qui se traduirait par des politiques publiques de santé généreuses, est indéniable, mais qu’en est-il du corps social lui-même ? Quelle est la part du sentiment de culpabilité dans l’adhésion au discours victimaire de celui qui deviendrait vice-président adjoint de la Convention ? En l’absence d’une recherche de terrain, la question restera sans réponse. Il est toutefois possible d’affirmer qu’il y a là un autre paradoxe : la subordination radicale que supposent la maladie et à la mort, emportant l’adhésion de la population comme on peut adhérer à un discours, s’est traduite par une domination dans le champ politique.

Selon Max Weber, la domination « est l’un des éléments les plus importants de l’agir communautaire » (Weber, 2013 : 43). Cette affirmation, ainsi que la foule de travaux qui en découlent, jusqu’à l’idée bourdieusienne d’une violence symbolique qui accompagne une domination symbolique (BOURDIEU, 1979 : 597), s’agencent en un point de vue descendant du sain dominant vers le malade subordonné. La subordination serait donc l’assignation d’une place inférieure dans l’ordre social. Le terme subordination vient du latin subordinatio, composé de sub, sous, au-dessous de, et d’ordinatio, action de mettre en ordre, action de régler. Pour expliquer en quoi la maladie constitue une position subordonnée dans l’ordre social, il faut se référer à Talcott Parsons et à la définition de la maladie telle qu’elle figue dans Le système social. Selon ce point de vue, la maladie est une déviance biologique et sociale, (PARSONS, 2015 : 285). Pour Parsons, la maladie, caractérisée par la dépendance, est une situation qui appartient à la catégorie « passive aliénante », (PARSONS, 2015 : 285). C’est l’idée inverse, celle d’un classement depuis un point de vue ascendant, depuis le dominé vers le dominant, qui nous intéresse ici. Contrairement au modèle présenté par Parsons, Rojas Vade a posé les conditions paradoxales d’une domination par la subordination, d’une situation où le sujet/malade gagne, par sa maladie même, une place « active » et prédominante dans la société. La logique inhérente au retournement du stigmate auquel nous faisions référence plus haut se confirme ici, et ce retournement s’inscrit dans une nouvelle manière de penser la maladie ; celle qui fait des soins un droit des personnes, un droit qu’elles peuvent activement revendiquer. Parsons a considéré la maladie comme faiblesse et comme déviance, dans sa forme descendante, du dominant vers le subordonné qui en est la victime. Rojas Vade nous a mis en présence d’un point de vue ascendant, depuis le subordonné, l’exclu, l’asservi, vers ceux qui — ici la société entière — semblaient lui imposer une violence qui serait à la fois physique, économique, morale, symbolique et politique, vers tous ceux qui, activement ou passivement, le privaient des soins dont il disait avoir besoin.

Il est naturel, depuis cette perspective, que Rojas Vade, au moment d’argumenter pour se défendre lorsque son méfait a été découvert, ait répondu à la vindicte médiatique — dans le monde politique, l’indulgence a été la norme —, déclarant que s’il n’avait pas de leucémie, il était toutefois atteint d’une autre maladie, moins grave mais ô combien plus stigmatisante. Pendant les quelques mois qu’a duré sa vie politique, Rojas Vade a eu soin d’alimenter les médias. Tout y est passé, de sa vie professionnelle – il était steward pour la compagnie LAN Airlines – à sa situation économique – il était surendetté –, mais surtout, et ce dès les premières semaines de son exposition médiatique, à son orientation sexuelle – il était homosexuel. Lorsque le mensonge sur sa leucémie a été révélé, le public a tôt fait d’associer toutes les informations dont il disposait en un tout cohérent : une maladie stigmatisante associée à l’homosexualité ne pouvait être que le « sida », ce qui, en vertu de préjugés courants, ajoutait le stupre à la passion christique. Guéri d’un mal mortel, il s’est affublé d’un mal social. En réalité, on apprendrait rapidement que s’il avait bien eu par le passé une syphilis – dont il était guéri –, il souffrait en réalité d’un purpura thrombopénique immunologique, maladie génétique pour laquelle aucune discrimination ou stigmatisation des malades n’est possible, et qui était, cette fois, à la fois bégnine et hors nomenclature du plan de prise en charge sociale des maladies les plus graves mis en place sous la présidence socialiste de Ricardo Lagos (2000-2006).

III. Une icône de la crise sociale

Pendant les manifestations parfois violentes qui ont secoué Santiago du Chili au mois d’octobre 2019, quelques figures hautes en couleur et emblématiques des méfaits attribués au néolibéralisme ont donc capté durablement l’attention pourtant volage des caméras de télévision, et ce à un moment où le regard de la nation chilienne tout entière était fixé sur le petit écran. S’il est aujourd’hui difficile de trouver en ligne des textes datant des heures de gloire de Rojas Vade (nous avons commencé cette recherche au moment où le cas Rojas Vade était encore un sujet d’actualité), de ces moments historiques mais éphémères pendant lesquels il est devenu l’un des hommes les plus influents du pays, les images restent nombreuses et les références à sa chute, d’autant plus brutale que son ascension a été irrésistible, occupent plus de douze pages de Google. Ce sont ces images-là qui nous intéressent à présent, celles qui le voient faire de son corps une instance médiatique, c’est-à-dire, selon Patrick Charaudeau, une instance prise

« [E]ntre une visée de captation qui l’amène à dramatiser le récit des évènements pour fidéliser son public, et une visée de crédibilité qui l’amène à traquer le caché sous les déclarations des politiques, dénoncer les malversations, interpeller voire accuser à son tour les pouvoirs publics, pour justifier sa place dans la construction de l’opinion publique », (CHARAUDEAU, 2015 : 48-49).

Pour comprendre la signification du signe iconique tel qu’il a été déployé par Rojas Vade, il faut ajouter une ligne issue du classique de Luis Hjelmslev : Le langage. Pour le linguiste danois, le signe « est un système d’unités d’expression auxquelles est attaché un contenu », (HJELMSLEV, 1966 : 55). Tout signe suppose donc un signifiant, sa forme, et un signifié, son sens. Signe en tant qu’elle signifie et signe en tant qu’elle signale, l’icône visuelle déployée par Rojas Vade et médiatisée par son propre corps traduisait le mot cancer à l’aide d’un système de symboles devenus universaux, comme l’alopécie ou les cathéters.

Selon le langage populaire et journalistique, une icône est le signe représentatif d’un courant de pensée, d’un courant artistique, ou d’une communauté ; c’est un symbole. Cela, Rojas Vade l’a été pendant toute la durée d’une carrière météorique. Il a en effet été le représentant auto-désigné d’une minorité sexuelle, des usagers de la santé publique chilienne, des peuples autochtones et des manifestants maltraités par la police des journées d’octobre 2019 et d’autres encore.

Selon le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, un symbole est un « objet sensible, fait ou élément naturel évoquant, dans un groupe humain donné, par une correspondance analogique, formelle, naturelle ou culturelle, quelque chose d'absent ou d'impossible à percevoir », (CTRL (s.d.)). Ce positionnement en symbole de causes multiples pose la question d’une « usurpation de cause » sur laquelle nous reviendrons plus loin dans ce texte et dont l’approximation la plus connue est l’usurpation de position sociale

Une icône est aussi une image pieuse, de nos jours une image pieuse du christianisme orthodoxe, après avoir été la représentation votive d’une divinité païenne. Cette acception-là en fait un synonyme des idoles que la plupart des monothéistes ont l’interdiction de vénérer. Dans la tradition du christianisme oriental, mais aussi dans l’Islam, c’est le propre des idolâtres que de s’incliner devant des représentations imagées de leurs déités. Rojas Vade incarnait une reproduction retorse des Saints et Martyrs de la religion catholique.

Dans le monde des idées, l’icône est doxique. C’est « l’opinion courante, le sens répété, comme si de rien n’était. C’est Méduse : elle pétrifie ceux qui la regardent », (BARTHES, 75 : 126). Pour Rojas Vade, un consensus s’est constitué autour d’une représentation porteuse de valeurs contestataires ; l’idéologie de la rue, en somme. À la fin de sa campagne, il résumait à lui seul la quasi-totalité des revendications que l’on retrouvait par ailleurs atomisées chez un très grand nombre de leaders dont l’émergence était souvent aussi spontanée que la sienne, mais dont les discours n’intéressaient que des fractions éparses du corps social.

Dans son opus de 1996, Klinkenberg définit l’icône comme un signe qui est à la fois « analogique et renvoie mimétiquement à un objet de la réalité », (KLINKENBERG, 1996 : 379). Ajoutons à ce propos relativement classique celui d’Umberto Eco, plus proche de nos préoccupations. Pour ce dernier, « il est très facile de reproduire des signes iconiques ‘faux’, (car) l'iconisme ne peut être que le produit d'une convention sémiotique extrêmement élaborée », (ECO, 1978 : 187).

Il faut, pour comprendre la référence aux icônes visuelles que nous tentons ici, préciser en quoi le cancéreux tel que Rojas Vade l'offrait aux médias se posait en référent, c’est-à-dire en objet devenu un syntagme visuel que pouvaient traduire un ensemble de signes. Seul un voyage depuis l’original vers le « support matériel du signe », (KLINKENBERG, 1996 : 383-384) — dans ce cas, l’ensemble des stimuli visuels auxquels Rojas Vade a conféré le cancer comme référent—, permet de comprendre comment l'expression est devenue un contenu. Le type est, en sémiotique, une représentation mentale (KLINKENBERG, 1996 : 385). Entre un stimulus d’un côté (Rojas Vade tel qu’il apparaissait à l’issue d’une mise en scène) et le référent de l’autre (le cancéreux), il y avait une co-typie, c’est-à-dire des conformités simultanées à une même représentation mentale.

En réalité, Rojas Vade n'était l’icône du cancéreux qu’en tant qu’il empruntait des éléments à sa stéréotypie pour les offrir au monde nécessairement crédule. Un trajet menait du cancéreux à Rojas Vade, devenu sa représentation idéalisée, tandis qu’un deuxième trajet pourrait mener de Rojas Vade à une représentation imagée des signaux qu’il empruntait et dont il est une composition vivante. Le signal, défini comme le « fait qui a été produit artificiellement pour servir d’indice », (PRIETO, 1968 : 96), devenait ainsi une condition de la supercherie. Le cathéter, l’alopécie (feinte), la peau rougie et les cernes annonçaient la leucémie. Leur lecture exprimait une maladie qui n’était pas explicitement citée dans le syntagme qu’ils composaient, mais demeurait présupposée.

La sémiologie distingue le dénoté d’un signe ou d’un syntagme, à savoir sa signification explicite, de son connoté, à savoir ce qu’il ne signifie pas explicitement mais peut être déduit de son utilisation à un emplacement donné d’un syntagme dans une communauté donnée. Pour Barthes, « un système connoté est un système dont le plan d’expression est constitué par un système de signification », (BARTHES, 1985 : 77). De ce point de vue, tout énoncé, y compris les énoncés non verbaux, est porteur de plusieurs niveaux d’information, les informations issues du sens des propositions, que l’on peut appeler littéral, et celles non énoncées qui en découlent, il peut s’agir d’informations politiques ou sociales, mais aussi, comme dans ce cas, d’informations médicales. Avec une expertise rhétorique inattendue, Rojas Vade a mis en avant des signes qui aboutiraient donc à un diagnostic connoté, celui auquel nous nous livrons tous sans autre formation médicale, celui que traduisent les représentations iconiques que nous fournissent les médias, organisant un réseau d’indications en discours intelligible.

Dans l’analyse sémiotique des icônes, « toute représentation d’un objet communique la fonction de cet objet », (KLINKENBERG, 1996 : 414). Il n’y avait rien de gratuit dans le syntagme visuel méthodiquement construit par Rojas Vade, mais l’analyse de l’imposture suppose que l’on se penche sur le recours à une deuxième sémiotique, au langage sous sa forme écrite, dont Rojas Vade a fait usage d’une manière originale. La mise en scène a été complexe ; les images captées par les médias chiliens au mois d’octobre 2019 montraient des zones de texte déployées à-même son corps. Celles-ci se composaient de larges bandes blanches – des bandes adhésives à usage médical –, collées sur son corps dénudé, sur lesquelles étaient apposés les textes résumant le deuxième niveau du discours de celui qui deviendrait le vice-président adjoint de la Convention. On y lisait des messages tels que « Chili, n’y survivent que ceux qui payent », « Une santé digne pour tous », « Crie liberté à en faire saigner ta gorge ». Certains de ces messages étaient collés sur son crâne alopécique, superposant dans un même espace des éléments de deux systèmes sémiotiques qui se renforçaient mutuellement.

L’avant dernier point de l’analyse linguistique de cette aventure politique pose la question de la polysémie du syntagme Rojas Vade. Dans un premier temps, les deux systèmes sémiotiques superposés auxquels il a été fait allusion plus haut ne concernaient que des questions de santé publique. Progressivement, des thèmes devenus consensuels parmi les manifestants des journées d’octobre 2020 ont trouvé leur place dans les zones de texte, comme les appels contre la répression policière du mouvement social. Rojas Vade, devenu média, communiquait donc désormais un discours complexe où s’entremêlaient plusieurs systèmes de signes – celui des signes visuels et celui de la langue – qui se complétaient mutuellement. Le contenu politique du discours était d’autant plus digne de foi qu’il était supporté par une sémiotique du cancer.

Le dernier point que nous traiterons ici brièvement mérite une contextualisation temporelle et spatiale : ce qui nous intéresse à présent est la séance inaugurale de la Convention fraîchement élue qui s’est tenue le 4 juillet 2021, presque deux ans après les journées insurrectionnelles d’octobre 2019. Rojas Vade s’y est présenté sans aucun des traits qui le rendaient reconnaissable pendant l’explosion sociale, sobrement vêtu de noir et pieds nus. Il était devenu, en cette occasion, la métaphore in absentia de ses propres discours, qui n’avaient plus besoin d’être énoncés ou figurés pour être entendus et compris. « Le degré conçu (n’était) pas manifesté dans le contexte » (KLINKENBERG, 1996 : 429) et il était pourtant assourdissant. À ce point de l’histoire, la réussite du candidat fraîchement élu était totale.

IV. L’imposture

Selon le linguiste Patrick Charaudeau, spécialiste des discours politiques, « l’imposture résulte (…) d’un processus de substitution d’instances de parole » ou un « Je-énonciateur construit positivement, une image voire une identité – fausse du Je-locuteur ; mais cette image ou cette identité est donnée pour vraie », (CHARAUDEAU, 2020 : 72). L’imposture n’est possible que si les codes propres à une fonction sociale — qui sont langagiers pour Charaudeau, mais qui peuvent tout aussi bien être vestimentaires, pictographiques, gestuels ou autres —, que l’on associe naturellement à la concordance du Je-énonciateur et du Je-locuteur, sont maîtrisés par l’imposteur. Il y a du « reconnaissable » dans toute imposture.

Lorsque l’on évoque les pratiques codifiées, on pense tout naturellement à Erving Goffman et à sa définition de la norme : « une sorte de guide pour l’action soutenu par des sanctions sociales » (GOFFMAN, 1973 : 101). Ce sont là des « types de conduite ou de pensée extérieurs à l’individu, mais doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à l’individu » (DURKHEIM, 1894 : 23). Il est pertinent de citer ici ces situations codifiées que sont les dialogues cérémoniels décrits par Philippe Descola dans Les Lances du crépuscule (DESCOLA, 1993 : 189-192). Lorsque deux Achuar se rencontrent, la politesse les force à énoncer l’aujmatin : « nous autres véritables Achuar, ne sommes-nous pas présents ? », (DESCOLA, 1993 : 189), un Achuar se signale comme véritable Achuar sans que son appartenance au groupe puisse-être mise en doute. Connaissant la formule introductrice de l’aujmatin Achuar, une personne mal intentionnée mais au fait de la norme sociale ne pourrait-elle pas se signaler comme Achuar de manière véreuse ?

La question de la norme sociale suppose d’emblée une approche partant des sciences sociales et de leurs textes majeurs. Il est pertinent de citer ici le père du néo-libéralisme, Milton Friedman, et le neuvième chapitre de Capitalisme et liberté, celui qui se penche sur la question des patentes professionnelles (FRIEDMAN, 2016 : 207-237). Il s’agit d’un chapitre portant sur la codification légale des usages professionnels dont la fonction est de protéger ceux qui les exercent face à l’usurpation réalisée par ceux qui n’en respectent pas les normes de formation, d’exercice et de tarification. Ce sont des usages professionnels ouverts à une fraude qui tient toujours de l’imitation réussie. Ne peuvent être contrefaites que des normes codifiées. L’usurpation de fonction, forme la plus élaborée de l’imposture, agit ici comme une restitution au profane des usages autrefois exclusifs d’un segment circonscrit de la population. Les professions, métiers socialement organisés et reconnus, se protègent contre une mystification dont ils définissent le fond et la forme.

Dans un article publié en 2006 par la Revue d’éthique et de théologie morale, Patrick Choutet et Béatrice Birmelé posent une question qui concerne notre propos : « Être malade impliquerait-il des tâches nécessitant les mêmes caractéristiques que celles de tout métier : une rigueur, une régularité, une démarche d’équipe ou collective, un apprentissage, une expérience, une expertise ? » (CHOUTET, BIRMELÉ, 2006 : 106). Joignant notre voix à celle de Claudine Herzlich, nous répondrons par une affirmative modérée ; la maladie « possède certains caractères du métier ; elle se prépare et s’apprend », (HERZLICH, 2005 : 157). Devenue métier, et donc codifiée, la maladie peut se contrefaire. Cela, Rojas Vade l’a démontré.

La société s’est toujours protégée contre les usurpations de fonction, impostures qui joignent la fraude à l’abus, lorsqu’elles mettent en danger l’ordre économique hérité du XVIIIe siècle (FOUCAULT, 2004 : 29-48), et même si les tendances à la dérégulation s’inscrivent dans la marche de la postmodernité, il demeure une longue liste d’usurpations qui, parce qu’elles mettent en danger l’ordre établi, sont sévèrement punies. Il s’agit, aussi bien au Chili qu’en France, de l’usurpation de fonctions publiques et de l’autorité qu’elles supposent. L’exemple chilien le plus notable de loi punissant l’usurpation d’une fonction est la modification de la loi 12.927 par le décret-loi 23 du 19 septembre 1973[9] qui punit le port illégal des uniformes militaires. L’importance concédée à l’usurpation de cette fonction, que l’on résume par l’usage indu d’une robe, est à trouver dans la date du décret, à peine une semaine après le coup d’État du général Pinochet (11 septembre 1973).

Le charlatanisme tel qu’il était défini au XVIIe siècle et reste souvent compris aujourd’hui, suivait de près la médecine et son succès était comparable à celui des sciences médicales. Le charlatan « est un homme qui, par des termes extraordinaires et incompréhensibles, par des apparences spécieuses et affectées, par des flatteries abusives et frauduleuses, et par des promesses aussi vaines que dommageables, abuse de la facilité, de l’ignorance et de la bonne foi des malades » (BONNEMAIN, 1963 : 233). Le charlatan partagerait avec les sciences médicales l’origine de son succès : une même catégorie de craintes concernant la morbidité et la mort précoce orientent chacun vers l’art qui s’adapte le mieux à son segment social.

L’usurpation de Rojas Vade, dont l’issue légale n’a abouti que deux ans après le début du scandale, est intéressante en ce qu’elle viole les usages en même temps que la loi et les règlementations administratives, et ce de multiples manières. Dans La Distinction, Pierre Bourdieu pose les enjeux des luttes pour « l’appropriation des propriétés distinctives qui confèrent leur physionomie aux différents styles de vie » (BOURDIEU, 1979 : 280). Il s’agit de

« [T]out ce qui, dans le monde social, est de l’ordre de la croyance, du crédit et du discrédit, de la perception et de l’appréciation, de la connaissance et de la reconnaissance, nom, renom, prestige, honneur, gloire, autorité, tout ce qui fait le pouvoir symbolique comme pouvoir reconnu » (BOURDIEU, 1979 : 281).

Puisqu’il s’agit toujours de la position sociale, il n’est pas abusif de déplacer ces enjeux des positions patrimoniales vers des positions plus traditionnellement politiques, y compris les charges électives, le génie de Rojas Vade se trouvant dans une compréhension instinctive de la maladie comme étant un bien convoité qui assure une position sociale prééminente et garantit le succès d’une « carrière sociale » (GOFFMAN, 1988 : 87). Bourdieu définit les stratégies menant à une imposture comme une « sorte de bluff ou d’usurpation d’identité sociale qui consiste à devancer l’être par le paraître », (BOURDIEU, 1979 : 282-283). Là où nous sommes habitués à entrevoir l’usurpation de position sociale dans la maîtrise frauduleuse des codes vestimentaires et des habitudes, Rojas Vade a manipulé les symptômes et leurs expressions les plus visibles, se réservant l’exclusivité du diagnostic. Son usurpation de la fonction de malade a été permise par la crise aigüe que vivait le Chili en 2019 et 2020, un moment où vacillait la rigidité des normes sociales.

Conclusion

Nous rédigeons ces lignes deux ans après les révélations qui ont mené à la chute de Rojas Vade. S’il avait envisagé dans un premier temps de participer malgré tout aux délibérations de la Convention, le tollé médiatique autour de son mensonge l’en a dissuadé. La loi ne prévoyant pas le cas d’une supercherie comme la sienne, il a été impossible de l’exclure de la Convention, et il a fallu une réforme constitutionnelle pour qu’il lui soit permis d’en démissionner.  Le 25 mars 2022, sur injonction du Comité d’Éthique, Transparence, Prévention et Sanction des violences de la Convention Constitutionnelle, il a restitué la totalité de sa dette, s’élevant à $13.718.216 (environ 13.000 €).

Celui qui apparaissait comme l’exemple le plus réussi d’une participation citoyenne à la vie publique, qui légitimait l’amateurisme du personnel politique — dans une définition vertueuse qui se traduirait par une dépolitisation, au sens profane, du politique lui-même —, est devenu un argument en faveur de sa professionnalisation. D’autres se chargeront d’analyser en quoi il a contribué à la faillite de la Convention, dont le projet de Constitution a été rejeté le 4 septembre 2022 par 61,89% des électeurs.

Pour finir, réservons quelques lignes à nos considérations sur les médias, et ce dans une analyse qui repose en grande partie sur les définitions de Guy Durandin. La désinformation, c’est le mensonge en tant qu’il est véhiculé et nourri par les médias. « Une information comporte deux éléments : le contenu et la source. Le contenu, c’est ce qui est dit. La source, c’est qui le dit », (DURANDIN, 1993 : 12) ; au-delà de la source, il y a les « canaux ». Les messages mensongers diffusés par les médias, qui sont donc les canaux de l’information, mais aussi de la désinformation, se composent de signes. Ces derniers peuvent faire l’objet de réductions, d’exagérations, d’inventions, de créations et d’omissions (DURANDIN, 1993 : 128-137).

Rojas Vade a développé toutes les formes de cette variété unique de mensonge qu’est la désinformation, à travers une pratique qui semblait experte de la presse et de la télévision. La question pertinente concernerait ici l’origine de cette expertise. Il nous semble qu’il y a eu, dans l’infox de Rojas Vade, plus de spontanéité que de préméditation, et que l’adaptation du discours à son canal tenait d’une alchimie préparée de longue date par les médias eux-mêmes. Nous avons vu qu’ils sont prisonniers de leur double dispositif, de monstration et de captation, et que ce double dispositif suppose que soient ménagées les opinions dominantes à un moment donné, et que soient dramatisés les évènements prépondérants de la vie politique dans les nations démocratiques (CHARAUDEAU, 2015 : 48). Rojas Vade satisfaisait ce double dispositif en étant à la fois une personnalité politique et un spectacle attractif. Le drame est ici celui d’un dysfonctionnement de la vie démocratique, grave en ce que, si le procédé « vadien » était moralement repréhensible, le fond des questions qu’il abordait correspondaient à des préoccupations légitimes de l’électorat qui l’a choisi comme son porte-parole. L’opprobre, « l’accablant témoignage de l’exécration publique[10] », est retombée sur l’homme, mais aussi sur l’institution qui l’avait élu et sur les thématiques dont était porteur son discours.

Se pose pour finir la question de comprendre comment, par l’adoption des formes de la vérité qui déguisent et masquent la substance du mensonge, il est possible d’agir sur tout un peuple au point de s’en faire désigner le porte-parole, le représentant, et comment un tel agir repose sur une expertise qui n’a pas besoin d’être explicite, ni même consciente, pour être efficace. La crise sociale a été le milieu favorable dans lequel s’est développé un mensonge qui deviendrait révélateur d’un drame plus profond, celui d’un état, devenu désormais chronique, de crise politique et sociale.

Notes de fin

[1] Traduisible par « Clan Bâtard ».

[2] Traduction libre de l’anglais.

[3] LaTercera est un journal anciennement lié au Parti Radical qui a soutenu le coup d’État du 11 septembre 1973 et que l’on considère désormais ancré au centre droit.

[4] Le Plan Auge établit une liste de 87 maladies dont la prise en charge par l’État est garantie. Mis en place en 2005, il fait l’objet d’un large consensus.

[5] Institutions de Santé Prévisionnelle.

[6] Plan d’Accès Universel à des Garanties Explicites.

[7] Rojas Vade est devenu célèbre pendant la deuxième vague de covid, en octobre 2020.

[8] L’expression a été utilisée par le journal Le Monde le 21 octobre 2019. L’Obs lui a préféré le terme « émeutes ».

[9] Source : Biblioteca del Congreso, Chile.

[10] Discours de Robespierre sur la peine de mort prononcé à l’Assemblée nationale le 30 mai 1991.

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Pour citer cet article

Eduardo Carrasco Rahal, « Mensonge et désinformation. Rojas Vade, la crise sociale comme milieu favorable », RITA, [en ligne], n°16 : 2023, mis en ligne le 1er avril 2024. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/expressions-libres-16/mensonge-et-desinformation-rojas-vade-un-cas-emblematique-de-scenarisation-de-soi-eduardo-carrasco-rahal.html