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Nicaragua : le triplé de l’officialisme sandiniste. Retour sur les élections générales de novembre 2016

Résumé

Au Nicaragua, les élections générales du 6 novembre 2016 se sont conclues par la reconduction de Daniel Ortega à la présidence, pour la troisième fois consécutive après 2006 et 2011, puis par la large victoire des candidats du parti sandiniste à l’Assemblée Nationale. En soulignant d’abord l’intromission des pouvoirs judiciaire et électoral dans le processus électoral, l’article examine les forces politiques en présence et leurs résultats. Après avoir rappelé le caractère controversé de l’observation électorale au Nicaragua, l’article cherche à expliquer, dans une seconde partie, en quoi l’abstentionnisme s’est imposé dans le champ politique comme un objet de lutte symbolique. Instrument de contestation politique et de discréditation du processus électoral pour l’opposition, il s’agit de montrer pourquoi la gestion de l’abstentionnisme a constitué un enjeu de légitimité pour l’officialisme sandiniste reconduit au pouvoir.

Mots clés : Élections ; Processus électoral ; Abstentionnisme ; Registre électoral ; Observation électorale ; Nicaragua.

Resumen

En 2016, las elecciones generales en Nicaragua se terminaron el domingo 6 de noviembre con la tercera elección consecutiva de Daniel Ortega a la presidencia (después las de 2006 y 2011) y con la amplia victoria de los candidatos del partido sandinista en la Asamblea Nacional. Primero, el artículo estudia la intromisión de los poderes judicial y electoral en el proceso electoral así como las fuerzas políticas en presencia y sus resultados. Destacando el carácter controversial de la observación electoral, una segunda parte propone explicar en qué el abstencionismo se impuso cómo un objeto de lucha simbólica en el campo político. Instrumento de contestación y de disacreditación para la oposición, se pone de relieve porque el manejo político del abstencionismo constituyó un desafío de legitimidad para la reproducción al poder del oficialismo sandinista.

Palabras Claves: Elecciones ; Proceso electoral ; Abstencionismo ; Padrón electoral ; Observación electoral ; Nicaragua.

 

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Julien Dufrier

Doctorant en Sociologie
IHEAL / CREDA

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Nicaragua : le triplé de l'officialisme sandiniste. Retour sur les élections générales de novembre 2016

 

Introduction

          Au Nicaragua, le dimanche 6 novembre 2016, se sont tenues les septièmes élections nationales depuis la chute de la dictature somoziste (1936-1979). Quelques trois millions huit cent mille Nicaraguayens étaient appelés aux urnes pour élire les Président et Vice-président, les quatre-vingt-dix députés de l’Assemblée Nationale ainsi que les vingt représentants nicaraguayens au Parlement centraméricain. Cette journée électorale s’est achevée par une nouvelle victoire du Front Sandiniste de Libération Nationale (Frente Sandinista de Liberación Nacional) après celles de 2006 et de 2011. Daniel Ortega, Secrétaire Général du parti et septuple candidat à la présidence, est reconduit pour la troisième fois consécutive à la fonction de chef de l’Etat, accompagné de son épouse, Rosario Murillo, au poste de Vice-présidente.

Bien avant la proclamation des résultats préliminaires par le Conseil Suprême Electoral (CSE) et malgré la Ley seca(1), les partisans sandinistes, réunis sur la Plaza de las Victorias, célébraient la victoire du couple présidentiel. Si cette effervescence populaire rompait avec le calme inhabituel qui avait régné dans les rues de Managua ce dimanche, elle rendait surtout compte d’un scrutin à l’issue certaine. Au-delà, elle reflétait la « dé-démocratisation » du jeu électoral amorcée au Nicaragua en 2000, nettement à l’œuvre depuis les élections municipales de 2008 et typique aujourd’hui d’un régime hégémonique consolidé (Marti Í Puig, 2016)(2).


fig1 

Photo 1. Célébration de la victoire du FSLN, Plaza de las Victorias, Managua, dimanche 6 novembre 2016, Source : Julien Dufrier.

Cet article analyse le processus électoral de l’année 2016 et les résultats du scrutin à l’aune du recul démocratique engagé au Nicaragua. Il s’inscrit dans le cadre théorique de l’autoritarisme électoral formulé par Andreas Schedler. Ce dernier singularise les régimes politiques « qui jouent le jeu des élections multipartites en tenant des élections régulières pour élire le chef de l’Exécutif et les représentants de l’Assemblée Nationale. Pourtant, ces modes de gouvernement violent profondément et systématiquement les principes démocratiques de liberté et de justice au point de faire des élections un instrument de gouvernement autoritaire plutôt qu’un instrument de démocratie »(3) (Schedler, 2013 : 4). Ainsi, l’article s’intéresse, dans un premier temps, aux forces politiques présentes ou exclues de la compétition électorale. Dans un second temps, il interroge la centralité de l’abstentionnisme dans ces élections nationales, d’une part pour l’officialisme sandiniste, entendu comme le groupe d’agents politiques installé aux fonctions de gouvernement depuis 2007 et hégémonique dans les institutions des pouvoirs législatif, judiciaire et électoral, et d’autre part pour l’opposition écartée du scrutin.

I. Principales caractéristiques du processus électoral de 2016

            A. L’arbitrage des institutions judiciaire et électorale ou comment évincer la principale force d’opposition de la compétition

           La reconduction au pouvoir de Daniel Ortega au sortir du processus électoral de 2016 s’inscrit dans un projet réélectionniste initié dès 2007. Il se révèle notamment dans la systématisation des stratégies d’évitement du jeu électoral compétitif, rendue possible par le contrôle partisan des pouvoirs judiciaire et électoral (Marti I Puig, 2010, 2013, 2016). Si l’élection présidentielle de 2011 s’est caractérisée par la judiciarisation du processus électoral(4), c’est par la voie législative et la Réforme Partielle de la Constitution Politique de janvier 2014 que Daniel Ortega s’est ouvert la voie à une nouvelle candidature en 2016. De jure, la modification de l’article 146 de la Carta Magna autorise la réélection au-delà de deux mandats présidentiels consécutifs.

Par ailleurs, en 2016, l’intervention de la Cour Suprême de Justice (Corte Suprema de Justicia, CSJ) dans le processus électoral a permis d’éliminer de la compétition la principale force d’opposition politique à l’officialisme sandiniste : la Coalición Nacional por la Democracia (CND). En effet, le 2 juin 2016, cette coalition pluripartite annonce sa candidature par la voix de son coordinateur national Eduardo Montealegre, représentant légal du Partido Liberal Independiente (PLI), formation politique habilitée à présenter la CND sous sa personnalité juridique (casilla). Par la résolution du 8 juin 2016, à cinq mois de l’élection, la Sala Constitucional de la CSJ tranche un recours de 2010 opposant différentes factions rivales du PLI. L’autorité judiciaire supprime la représentation juridique d’Eduardo Montealegre et l’attribue à Pedro Reyes. Dirigeant du PLI de moindre envergure, celui-ci se porte candidat à l’élection pour les libéraux indépendants. La CND se retrouve alors sans casilla pour concourir. Le 15 juin, le ticket aux postes de président et vice-président de la CND, respectivement Luis Callejas-Violeta Granera, est contraint de retirer définitivement sa candidature. Enfin, le 28 juillet, sur demande du nouveau représentant du PLI, les magistrats du CSE destituent seize députés et douze suppléants dissidents du groupe parlementaire pliiste (BAPLI). Néanmoins, le 20 septembre Pedro Reyes, incapable de diriger la BAPLI, renonce à sa candidature au profit de José Del Carmen Alvarado, considéré comme un candidat plus consensuel par la direction des libéraux indépendants.

Cette disqualification du principal parti opposant(5) a donc fermé l’espace de la compétition électorale et, de facto, a pratiquement verrouillée l’issue du scrutin. La campagne s’est révélée de basse intensité. La confrontation entre différents projets politiques a été confisquée. Il faut aussi souligner l’asymétrie des moyens financiers, logistiques (infrastructures, matériels, etc.) et de communication (presse, radios et canaux télévisuels)(6) entre les candidats en compétition. En paraphrasant Marti Í Puig (2016), c’est bien la capacité du pouvoir sandiniste à modeler l’offre partisane qu’il faut retenir : exclusion des concurrents au pouvoir et désorganisation de la dissidence, et ce, par l’arbitrage des institutions judiciaire et électorale.

                 B. Partis et candidats de la campagne électorale : le FSLN et les partis « zancudos » (8): pour une intelligibilité des résultats du scrutin

Le 18 août 2016, date de la publication officielle par le CSE des candidats à la présidence/vice-présidence et aux députations, six formations politiques sont engagées dans la compétition électorale.

Tableau 1. Partis et candidats des élections nationales du 6 novembre 2016.

Tableau 1

Deux alliances : Unida Nicaragua Triunfa (pour la casilla du FSLN) et Alianza para la República (APRE), ainsi que quatre partis : les Partido Liberal Constitucionalista (PLC), Partido Alianza Liberal Nicaragüense (ALN), Partido Liberal Independiente (PLI) et le Partido Conservador (PC) forment l’offre partisane en lice pour le scrutin du 6 novembre 2016.

Mais, pour l’opposition évincée de la campagne, les autres formations politiques ont servi de faire valoir au parti officialiste en jouant le jeu d’un multipartisme sous contrôle. La terminologie de partis « zancudos » renvoie donc à cette configuration d’organisations satellites gravitant autour du FSLN.

Le tableau ci-après présente les résultats des élections générales.

Tableau 2. Résultats des élections générales de novembre 2016 au Nicaragua.

Tableau 2

Bien qu’à la tête d’une alliance multipartite, le FSLN concourt sous son nom conservant son capital politique et symbolique.

Comme il a été mentionné, après l’éviction de la Coalición Nacional Por la Democracia, le PLI présente son nouveau dirigeant Pedro Reyes comme candidat présidentiel. Fin septembre, il est remplacé par José del Carmen Alvarado. Le PLI est sorti divisé de ce processus électoral. Il est relégué à la troisième place de ce scrutin 2016 avec un score de 4,5% (en comparaison avec les 31% du scrutin de 2011). Il dispose d’une faible représentation à l’Assemblée Nationale (2 députés comparés aux 27 élus en 2011). Par ailleurs, le pouvoir sandiniste a orchestré et tiré profit des divisions internes pliistes, jusqu’à annihiler son opposant politique. De plus, la chute du PLI a favorisé le redressement du Parti Liberal Constitucionalista d’Arnoldo Alemán. Deuxième force politique à l’issue du vote avec 15% des voix (5,9% en 2011), la logique bipartite FSLN-PLC instaurée depuis 2000 et le dit pacte Ortega-Alemán se sont réactualisés sans entrave. Plus encore, avec le score obtenu aux élections législatives et dans le système présidentialiste unicaméral en vigueur, le FSLN se retrouve en situation de majorité absolue (2/3 des sièges de l’AN). Avec soixante-et-onze sièges, il est en capacité de gouverner et de légiférer sans l’appui des députés du PLC. Enfin, l’ALN, le PC et l’APRE obtiennent à elles trois conjuguées seulement 8%.

 fig 4

Photo 2 : Affiche de campagne du FSLN, Rotonda Rubén Dario, Managua, novembre 2016. Source : Julien Dufrier.

            C. L’observation électorale

De 1990 à 2011, les élections locales et générales au Nicaragua ont fait l’objet d’une observation nationale et internationale continue, notamment de l’Organisation des Etats Américains (OEA), des Nations-Unies, de l’Union Européenne (UE) et du Centre Carter(8). Comme le montre Judith Kelley (2008), cette intromission d’institutions et d’organisations étrangères dans la vie politique nationale s’est imposée comme une norme et le label de légitimation du processus de sélection des gouvernants dans de nombreux pays. Mais, à partir des élections municipales de 2008, les premières réticences et obstructions à l’observation électorales au Nicaragua sont constatables. Le Conseil Suprême Electoral y a refusé ou restreint l’accréditation des missions d’observation de l’OEA et du Centre Carter (Marti Í Puig, 2016). En 2011, lors des élections générales, les responsables des missions de l’OEA et de l’UE ont soulevé les irrégularités et les difficultés à superviser le déroulement du vote (accréditation tardive, mobilité restreinte des observateurs).

Un pas est franchi durant le congrès national du FSLN des 4 et 5 juin 2016. Intronisé candidat du parti, le président Ortega y déclare l’interdiction de toute observation internationale pour les élections générales de novembre. En mobilisant la rhétorique nationaliste, anti-impérialiste et anti-yankee (los « sinvergüenzas », les sans-gêne), il engage dès lors un bras de fer avec l’OEA et son secrétaire général Luis Almagro. L’absence programmée d’observateurs va immédiatement conduire la CND (qui sera privée de compétition électorale quelques jours plus tard) à dénoncer la « farce électorale » échafaudée par le pouvoir sandiniste. Ces critiques et alertes répétées de l’opposition trouvent écho dans les menaces de sanctions internationales contre le Nicaragua. Le projet de Loi H.R 5708 ou Nicaraguan Investment Conditionality Act of 2016 (Nica-Act) est adopté par la Chambre des Représentants du Congrès nord-américain le 21 septembre 2016(9). Pourtant, il faut pondérer son impact immédiat sur la décision officialiste d’autoriser finalement la venue d’une délégation réduite de l’OEA… à une quinzaine de jours des élections. En effet, le 20 octobre l’OEA et le gouvernement sandiniste ont conclu un accord lors de la Mesa de conversación e intercambio constructivo. Il prévoit un dialogue de quatre-vingt-dix jours, une visite post-électorale de Luis Almagro le 1er décembre 2016 ainsi que des réunions bimensuelles. Ces rencontres visaient officiellement à appuyer le renforcement des institutions démocratiques au Nicaragua en respect du système juridique interaméricain. Sans conséquence sur le déroulement et l’issue du scrutin du 6 novembre, cette concession ressortait davantage d’une suspension des rapports de force entre l’OEA et Daniel Ortega que d’une rétrogradation du pouvoir politique. Cette pression sur le gouvernement sandiniste a plutôt permis une opération d’apaisement et de relégitimation mutuelle pour chacune des parties.

Par ailleurs, lors de cette rencontre du 20 octobre 2016 et par la voix des ses trois représentants, Daniel Ortega a autorisé l’accréditation de plusieurs organisations nationales (Grupo Cívico Etica y Transparencia par exemple). D’observateurs, les différents acteurs homologués par l’officialisme sont devenus des accompagnateurs électoraux « invités » par le gouvernement. Daniel Ortega est ainsi parvenu à imposer son agenda et sa terminologie. Il a aussi habilement formé sa propre cohorte d’observateurs nationaux en convoquant l’Observatorio Electoral Universitario (présidé par les membres du Consejo Nacional de Universidades). Mais aussi internationaux : une Misión Internacional de Expertos Electorales est mandatée. Cette mission est composée de délégations argentine, brésilienne, chilienne ou paraguayenne. En gage de crédibilité, elle est présidée par l’ex Vice-Chancelier argentin Raúl Alconada et composée de trois anciens chefs d’Etat latino-américains : Alvaro Colom (Guatemala), Fernando Lugo (Paraguay) et Manuel Zelaya (Honduras).

L’entreprise politique de (dé)légitimation du processus électoral et de l’élection de la formule Ortega-Murillo s’est pourtant poursuivie après le scrutin, notamment par la confrontation des différents rapports d’organisations nationales accréditées ou non pour observer la journée électorale. Leurs conclusions sont difficilement vérifiables. Il s’agit là d’une des caractéristiques idéaltypiques de l’autoritarisme électoral. Elle a trait aux problèmes de l’observation électorale et à la capacité constitutive de ces régimes à « générer l’ambigüité et l’incohérence calculée » (Schedler, 2013 : 13). Par ailleurs, l’Union Européenne n’a pas été invitée officiellement par le gouvernement. Par conséquent, elle n’a pas envoyé de mission. Et l’OEA n’a pas rendu public son rapport d’observation. Le 17 janvier 2017, à l’issue des trois mois de dialogue, l’organisme interaméricain et le gouvernement nicaraguayen ont publié un communiqué indiquant la signature d’un « Accord de travail conjoint » en vue des élections municipales du 5 novembre prochain.

II. L’abstentionnisme : l’enjeu politique majeur du scrutin

            A. L’appel de l’opposition à « l’abstentionnisme citoyen »

         La campagne officielle s’est caractérisée par l’absence de confrontation entre les projets politiques des différents candidats, résultat de l’éviction du principal parti d’opposition et de l’hégémonie du FSLN sur le terrain de la compétition électorale. L’irruption de l’abstentionnisme et son utilisation comme arme politique dans le processus électoral de 2016 provient directement de la relégation de la Coalición Nacional por la Democracia (CND) dans l’informalité politique.

Avant tout, la CND menée par le PLI d’Eduardo Montealegre doit être analysée comme un regroupement ad hoc de huit partis politiques d’idéologies divergentes mais réunis autour d’un objectif commun : présenter un bloc d’opposition capable de disputer le pouvoir au FSLN lors des élections de novembre 2016. Parmi ces partis, il faut mentionner le Movimiento de Renovación Sandinista (MRS), le Partido Acción Ciudadana (PAC) et la Unión Demócrata Cristiana (UDC). Après le retrait de la représentation juridique du PLI à E. Montealegre par la CSJ, les candidats de la CND abandonne de facto leur candidature. Privée définitivement du jeu concurrentiel partisan officiel, de vives tensions au sein de cette coalition mènent à la sortie du MRS et du PAC en septembre 2016. A cet égard, il faut souligner la fragilité de l’opposition politique au Nicaragua. Si elle est soumise aux rivalités intra-partisanes à l’exemple du PLI (et du PLC), elle est surtout contrainte aux alliances sporadiques, à la fois contre-idéologiques et ne reposant que sur un dénominateur commun : défaire le FSLN.

Deux mouvements vont émerger de la CND : Ciudadanos Por la Libertad (CPL) et le Frente Amplio por la Democacia (FAD) menés respectivement par les deux ex-candidats Luis Callejas et Violeta Granera. Ces deux mouvements vont s’immiscer dans la campagne électorale avec pour unique arme politique l’appel à l’abstentionnisme citoyen.

Le FAD accompagné du MRS sont les acteurs principaux du combat pour l’abstentionnisme en dénonçant quotidiennement la « farce » et le « cirque électoral». Ils vont parvenir à fédérer une myriade de mouvements citoyens. En occupant régulièrement l’espace public par des mobilisations et en investissant l’espace médiatique national et international, ils vont porter le slogan « No hay por quién votar » (Il n’y a personne pour qui voter). Puis ils vont réussir à imposer le leitmotiv : « Yo no boto mi voto » (je ne jette pas mon vote). Leur objectif est symbolique. Il consiste à donner un sens politique et un contenu pratique à l’abstentionnisme. Ce dernier n’est pas présenté comme une forme d’apathie citoyenne sinon comme un moyen de résistance politique en l’absence de compétition électorale ouverte. Des personnalités politiques comme Dora María Tellez, ex-guerrillera sandiniste et membre du MRS, vont publiquement intervenir et se positionner en faveur de l’abstention.

fig 5

Photo 3 : M.D Téllez, siège du MRS, Managua, mai 2016. Source : Julien Dufrier.

Le Frente Amplio por la Democacia est ainsi parvenu à parasiter la campagne officielle et à exercer une forme de pression sur le pouvoir de Daniel Ortega. Sa stratégie a consisté à promouvoir publiquement l’abstention, à clamer haut et fort la menace de sa forte ampleur et par anticipation, à dénoncer les manœuvres programmées du régime pour la masquer.

Il est difficile de mesurer l’impact effectif de cette campagne abstentionniste sur le taux réel d’abstention en 2016, officiellement de 31,8%. Un taux qui est par ailleurs le plus bas depuis les deux dernières élections comme le montre le tableau 3.

Tableau 3. Résultats des processus électoraux depuis 1979.

Tableau 3

Réfuté par les partisans du « Dedo limpio, conciencia limpia »(10) (doigt propre, conscience propre), qui l’estiment à plus du double, ce taux doit être questionné au regard de l’affluence observée aux Centres de votes le jour du scrutin d’une part, et à l’aune d’un registre électoral dénoncé comme un artefact du pouvoir électoral d’autre part.

           B. La gestion politique du registre électoral

Il est difficile de révéler un lien direct entre l’action du FAD et la gestion de la menace abstentionniste par le pouvoir sandiniste. Mais il faut rappeler l’une des préoccupations majeures du scrutin pour ce dernier : attester factuellement, au niveau national tout comme sur la scène internationale, du soutien toujours plus large des électeurs au projet gouvernemental « chrétien, socialiste et solidaire » (Peraza, 2016). Ainsi, anticiper et minorer ce risque a constitué un enjeu politique pour-et-dans lequel la composition du corps électoral a reçu une attention particulière. Car, depuis la Réforme électorale de mai 2012, il revient au Conseil Suprême Electoral d’administrer la délivrance des cartes d’identité, document indispensable à l’exercice du droit de vote, tout comme de gérer la mise à jour du registre électoral. C’est pourquoi, s’il est ardu de démêler les contentieux entre les chiffres officiels et ceux de l’opposition ou des observateurs accrédités (ou non), il s’agit néanmoins de montrer en quoi le registre électoral a fait l’objet d’un travail politique spécifique pouvant artificiellement masquer l’abstention tout en élevant le score du FSLN.

En effet, les multiples controverses comptables pendant et au sortir de ce processus se sont principalement cristallisées autour du registre électoral officiel, relayé médiatiquement comme le « Padrón electoral Roberto Rivas »(11). Lors de sa présentation aux partis politiques, Roberto Rivas a indiqué que l’institution électorale avait procédé à une épuration du registre. Par cette opération, quatre registres électoraux différents ont été élaborés : un registre « brut » de 4.925.405 électeurs correspondant au nombre d’électeurs potentiels : « actifs, passifs, morts et absents » ; un registre « actif » composé des 4.365.161 électeurs aptes à voter ; un registre « passif » de 644. 859 réunissant les électeurs résidants à l’étranger et ceux n’ayant pas voté lors de la dernière élection présidentielle. Enfin un registre « réel » d’environ 3.800.000 votants, résultat de la soustraction des électeurs du registre passif à ceux de l’actif. Ce registre « réel » est approximativement égal à celui de 2011 (environ 1% de plus).

fig6

Photo 4. Affichage des listes électorales et du registre passif (vert), District III, Managua, 27 octobre 2016. Source : Julien Dufrier.

fig7

Photo 5. Bureau de vote, Colegio José de la Cruz Mena-Barrio La Luz, Managua, 6 novembre 2016. Source : Julien Dufrier.

Servant au calcul des taux d’abstention et de participation, ce chiffre est contesté par la CND puis le FAD dès sa publication, par les organisations nationales Etica y Transparencia et l’Instituto para el Desarrollo y la Democracia également. D’abord, il sous-évalue l’électorat en âge légal de voter(12). Ensuite, il complexifie l’exercice du droit de vote pour les abstentionnistes du scrutin 2011, renvoyés directement au registre passif (et potentiellement ceux de 2016 pour l’élection de 2021). Enfin, en raison de la mobilisation constante de l’électorat sandiniste et en dépit d’une tendance abstentionniste, ce registre conduit mécaniquement à stabiliser (voire à augmenter) le score du FSLN et le taux de participation (Peraza, 2016).

Tableau 4. Tableau comparatif des taux de participation et d'abstention CSE / Hagamos Democracia.

Tableau 4

L’écart de plus d’un million cinq cent mille voix et la variation du taux d’abstention de 31,8% à 72,7% suivant les chiffres officiels du CSE ou les estimations indiquées par José Peraza dans la Revista Envío de novembre 2016 donnent la mesure de la polémique et de la polarisation politique au Nicaragua.

Conclusion

            Le régime politique au Nicaragua s’inscrit dans l’idéaltype des régimes hégémoniques qui, par le contrôle des institutions étatiques, sont « en capacité d’anticiper et d’annihiler l’incertitude inhérente à la célébration d’élections démocratiques » (Marti Í Puig, 2016 : 248). En excluant son principal concurrent, la victoire de l’officialisme sandiniste était scellée.

Photo 6

Photo 6 : Cérémonie d’investiture du couple présidentiel Daniel Ortega-Rosario Murillo. Source : Julien Dufrier.

Néanmoins, faute de confrontation programmatique formelle entre candidats, la conflictualité entre le pouvoir reconduit et l’opposition privée d’élections s’est cristallisée autour de l’abstentionnisme. Ce dernier s’est progressivement imposé comme l’enjeu symbolique de la légitimité du processus électoral, des résultats du scrutin et in fine de la reproduction de l’officialisme au gouvernement de l’Etat. Pour le pouvoir, l’entreprise de légitimation a consisté à biaiser la participation à travers la manipulation du registre électoral. Il s’est agi de minimiser le risque d’abstention d’une part, et de rendre cette victoire plus importante qu’aux élections précédentes d’autre part.

Marginalisée lors de ces élections, l’OEA a signé avec le gouvernement nicaraguayen le 28 février 2017 un Memorándum de Entendimiento. Cet accord prévoit l’envoi d’une Mission d’Accompagnement Electoral pour superviser les élections municipales du 5 novembre 2017. Par ailleurs, le 5 avril dernier, les députés Ros-Lethinen et Sires ont réintroduit un Nica-Act 2 pour faire pression sur le gouvernement sandiniste. Il faudra donc suivre les élections municipales du mois de novembre prochain au Nicaragua. Echéances majeures dans la solidification du régime à l’échelle locale, le processus électoral 2017 se trouvera une fois de plus au centre des rapports de force entre le FSLN et les partis opposés à l’ortéguisme mais aussi entre Daniel Ortega, l’OEA et le Congrès nord-américain.

Notes de fin
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(1) La « Ley seca » interdit la vente et la consommation de boissons alcoolisées du vendredi soir précédent l’élection au lundi suivant.

(2) Dans cet article, l’auteur analyse la dérive autoritaire du jeu électoral au Nicaragua depuis « l’Accord de Gouvernabilité » conclu entre Daniel Ortega et le président Arnoldo Alemán en 2000. Qualifié « El Pacto », cet accord a consisté en une répartition de postes entre le FSLN et le Parti Libéral Constitutionnel dans les administrations des pouvoirs judiciaire et électoral notamment.

(3) Traduction libre de l’ouvrage d’Andreas Schedler par l’auteur.

(4) Dès 2009 et en perspective des élections 2011, le candidat Ortega introduit un recours (recurso de amparo) auprès de la Corte Suprema de Justicia pour contourner l’article 147 de la Constitution. Ce dernier interdit la réélection immédiate. Le 30 septembre 2010, la CSJ, dont les magistrats sont à majorité sandiniste, autorise le candidat Ortega à se représenter. C’est donc par la voie judiciaire que la candidature et par conséquent la réélection ont pu être obtenues.

(5) Aux élections présidentielles de 2011 lors desquelles Daniel Ortega est réélu au premier tour (avec 62,46% des voix), Fabio Gadea, candidat du PLI, a obtenu un score de 31% Ce parti s’est donc converti en la seconde force politique du pays.

(6) La famille Ortega-Murillo dirige directement cinq chaînes de télévision (Canal 4, 8-Telenica, 13, 22, 91), indirectement les chaines publiques Canal 2, Canal 6 et sept stations de radio.

(7) Le terme de « partidos zancudos » (partis moustiques littéralement) se réfère aux organisations partisanes autorisées à participer aux élections sous la dictature somoziste, autrement dit à l’opposition officielle construite par le pouvoir. Son emploi renvoie ici aux partis satellites gravitant autour du parti sandiniste hégémonique. Ils ont pour fonction de légitimer le processus électoral et ses résultats.

(8) L’une des missions du Centre Carter ou Fondation Carter, crée en 1982 par Jimmy Carter, président des Etats-Unis entre 1977 et 1981, est l’observation électorale notamment dans les pays d’Amérique latine et des Caraïbes.

(9) Le projet de loi est porté devant la Chambre par la députée républicaine de Floride Ileana Ros-Lethinen et le député démocrate du New Jersey Albio Sires. En cas d’adoption, cette loi obligerait le gouvernement des Etats-Unis à s’opposer aux prêts accordés au Nicaragua par les Institutions Financières Internationales. Elle imposerait de mettre un veto aux demandes futures de crédits si le gouvernement du Nicaragua n’organisait pas des élections libres, justes, transparentes, supervisées par des observateurs nationaux et internationaux crédibles. URL : https://www.congress.gov/bill/114th-congress/house-bill/5708

(10) Les mouvements du CPL et FAD ont utilisé cette expression pour justifier l’option politique abstentionniste. En effet, l’acte de vote au Nicaragua se termine par l’impression du pouce dans de l’encre.

(11) Roberto Rivas est magistrat et membre du Conseil Suprême Electoral depuis 1997. Il le préside depuis 2002.

(12) Chaque année, 130 000 personnes atteignent l’âge de 16 ans, âge légal pour exercer le droit de vote au Nicaragua. Cette donnée démographique signifie une augmentation de presque 600 000 électeurs entre deux scrutins présidentiels. Une des critiques majeure adressée au CSE par le FAD est de ne pas avoir ajouté la totalité de ces primo-électeurs au registre électoral réel.

Bibliographie

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Marti Í Puig Salvador (2010). « Daniel Ortega : Desinstitucionalizar para gobernar », Revista Mesoamérica, nº52-Décembre-Janvier : pp. 5-33.

Marti Í Puig Salvador (2013), « Nicaragua : la consolidación de un régimen híbrido ». Revista de Ciencia Política, Vol. 33, n°1 : pp. 269-286. Ed. Universidad de Salamanca.

Marti Í Puig Salvador (2016). « Nicaragua : desdemocratización y caudillismo ». Revista de ciencia política, Vol. 36, n°1 : 239-258. Salamanca : Ed. Universidad de Salamanca.

Peraza José Antonio (2016). « Cómo hicieron el fraude perfecto ». Revista Envío, n°416, Novembre. Managua : Universidad Centroamericana. [URL : http://www.envio.org.ni/articulo/5272 Consulté le 20 avril 2017]

Schedler Andreas (2006). Electoral Authoritarianism : The Dynamics of Unfree Competition. London, Lyne Rienner Publishers.

 

Pour citer cet article

Julien Dufrier, « Le triplé de l’officialisme sandiniste. Quelle gestion politique de l’abstentionnisme dans le processus électoral de novembre 2016 au Nicaragua ? », RITA [En ligne], n°10 : juin 2017, mis en ligne le 10 juillet 2017. Disponible en ligne: http://revue-rita.com/regards10/nicaragua-le-triple-de-l-officialisme-sandiniste-retour-sur-les-elections-generales-de-novembre-2016.html