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    Périphéries culturelles dans les Amériques
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Littérature, périphérie et résistance dans le Brésil d’aujourd’hui

Literatura, periferia e resistência no Brasil de hoje

Résumé
Face à une nouvelle vague autoritaire au Brésil, nous assistons à une tentative de contention d’un mouvement populaire né avec la démocratisation et qui s’est renforcé dans le pays, tout particulièrement à partir de l’accès à l’éducation publique et avec la valorisation des espaces périphériques de production culturelle. Nous vivons en ce moment sous un gouvernement qui s’érige, avant tout, contre les droits des femmes, des noirs, des travailleurs, des habitants de la périphérie, de la population LGBT ; qui s’oppose à leur insertion sociale et leurs formes d’expression. Plus que jamais, nous devons être attentifs à ce que ces voix ont à nous dire, à ce qu’elles apportent dans la compréhension de notre réalité en termes de développement des recours esthétiques disponibles pour réinterpréter le monde. Cet article prétend réfléchir sur ces impasses et ces possibilités.

Mots-clés : Périphérie; Autoritarisme; Perspective sociale; Littérature brésilienne.

Resumo
Em meio a uma nova onda autoritária no Brasil, vemos a tentativa de contenção de um movimento popular que nasceu com a democratização e que se fortalecia no país, especialmente a partir do acesso à educação pública e com a valorização dos espaços periféricos de produção cultural. Convivemos agora com um governo que se estabelece, antes de mais nada, contra os direitos dos trabalhadores, das mulheres, dos negros, dos moradores das periferias, da população LGBT; contra sua inserção social e contra suas formas de expressão. Mais do que nunca, precisamos estar atentos ao que essas vozes nos têm a dizer, ao que elas acrescentam na compreensão de nossa realidade e em termos de ampliação dos recursos estéticos disponíveis para reinterpretar o mundo. Este artigo busca refletir sobre esses impasses e essas possibilidades.

Palavras-chave: Periferia; Autoritarismo; Perspectiva social; Literatura brasileira.

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Regina Dalcastagnè

Professeure de littérature brésilienne
Université de Brasilia

* Traduction : Rémy Lucas

Reçu le 11 octobre 2020/Accepté le 12 juillet 2021

Littérature, périphérie et résistance dans le Brésil d’aujourd’hui

A la mémoire des enfants et des jeunes assassinés par la police dans les périphéries brésiliennes.

      Le chamane de la tribu des Yanomami, Davi Kopenawa, disait que « les Blancs dorment beaucoup, mais ils ne rêvent que d’eux » (Kopenawa, 2015). Face à une nouvelle rupture dans la démocratie brésilienne et aux attaques directes envers les différents groupes marginalisés, il nous faut, plus que jamais, prendre en compte ceux qui rêvent à nos côtés. Et la littérature peut nous aider à mieux voir, mais pour cela, nous devons nous repositionner dans le champ littéraire ; même si notre production récente ne revendique plus la fonction de représenter le Brésil, elle est toujours héritière du projet de nation – « une communauté imaginée » (Anderson, 1991) – qui a été construit à partir de l’effacement des différences, tout particulièrement l’effacement de l’histoire et de la culture des femmes, des noirs et des indiens. C’est pour cela qu’il me paraît très important de réfléchir tant sur le lieu où un pays s’imagine que d’observer ceux qui l’imaginent.

Le Brésil est un pays gigantesque, non seulement dans ses dimensions spatiales mais surtout dans sa diversité culturelle. Nous parlons tous un seul portugais, insistent certains, méconnaissant et délégitimant les variétés régionales, les apports africains, les plus de 200 langues indigènes qui survivent dans notre pays (dont les locuteurs sont tous les jours assassinés dans un génocide sans fin), sans oublier le portugnol de nos frontières. Il n’est donc pas possible de parler de « littérature brésilienne » sans auparavant problématiser ces termes. En fin de compte, où s’arrête le Brésil et qu’acceptons-nous de comprendre et de légitimer comme littérature ?

Le 30 décembre 1904, Euclides da Cunha écrivait à son père depuis Manaus :

La surprise la plus réconfortante pour le Sudiste est de se rendre compte que notre Brésil est réellement vaste parce qu'il s’étend même jusqu'ici. Vraiment, je suis de plus en plus convaincu que cette déplorable Rua do Ouvidor est le pire prisme à travers lequel on voit notre terre[1] (Cunha, 1997).

La critique perspicace de l’auteur révélait le risque de réduire la perception de la réalité du pays à cette perspective si étroite. Malheureusement, 120 ans plus tard, prenant la rua do Ouvidor[2] comme métaphore de l’arrogance d’une certaine élite intellectuelle des centres urbains les plus développés du Brésil, nous devons continuer à alerter : le Brésil est beaucoup plus vaste encore que ce que nous pouvions imaginer.

L’endroit d’où l’on regarde le pays, ou le monde, influe sur comment nous le voyons, comment nous le décrivons. En d’autres termes, notre position dans la société, déterminée par les générations, les sexes, les couleurs, les classes sociales, les orientations sexuelles et autres, structure certaines expériences, nous replaçant dans une « perspective sociale » (Young, 2000) à partir de laquelle nous allons voir et interpréter ce qui se passe autour de nous. Et cela a des conséquences directes dans l’écriture littéraire, comme les enquêtes sur les romans contemporains publiés par les plus grandes maisons d’édition du pays le montrent. Nous avons des données sur les auteurs et les personnages de près de 700 romans couvrant les 40 dernières années. Ce qui nous permet de dire qu’au Brésil, ceux qui ont accès aux espaces légitimes de production littéraire forment un groupe très homogène. Ils sont, pour la plupart d’entre eux blancs, on y compte plus d’hommes que de femmes, ils habitent les grands centres urbains, tout particulièrement Rio de Janeiro et Sao Paulo, avec un niveau d’études supérieur, en général journalistes ou scénaristes de télévision, avocats et professeurs universitaires, en un mot la classe moyenne. Le monde qu’ils décrivent dans leurs textes est marqué par ces caractéristiques. Leurs personnages leur ressemblent, circulent dans les mêmes espaces urbains et sociaux, vivent les mêmes difficultés et aspirations (Dalcastagnè, 2015).

Notre littérature répercute une « réalité » qui exclut un monde d’expériences, de paysages, de langues, de problèmes et aussi de possibilités esthétiques. Il nous faut rappeler que ce qui est en jeu ce n’est pas la capacité à construire des textes et à représenter le monde, mais bien de faire que le produit de cet effort soit reconnu comme de la littérature. Carolina Maria de Jesus, par exemple, auteure d’une des œuvres les plus marquantes de la littérature brésilienne (Jesus, 1983 ; 1986) est très souvent réduite à sa condition de « témoin de sa réalité », justement pour qu’on l’éloigne de la légitimité littéraire. Noire, collectant et revendant les déchets de toutes sortes, femme à tout faire, favelada, elle avait tout contre elle pour être admise comme créatrice. Sa langue était poétique et expressive mais elle échappait aux canons littéraires admis. Être pauvre, femme et noire étaient des signes négatifs en trop dans un champ littéraire (Bourdieu, 1996) aussi restrictif et conservateur que celui du Brésil.

Et je ne me réfère pas seulement, bien sûr, aux propres producteurs littéraires ou au marché éditorial. L’historiographie et la critique sont tout autant responsables de l’éloignement de certains groupes, de certains thèmes du champ littéraire. Il suffit de se rappeler les cas emblématiques d’effacement par l’historiographie d’auteurs comme Júlia Lopes de Almeida et Maria Firmina dos Reis au XIXe siècle par exemple.

Dans une étude que nous avons réalisée à l’Université de Brasilia, nous avons analysé un grand nombre d’articles universitaires publiés dans des revues brésiliennes les plus reconnues de ces 15 dernières années. Nous avons des résultats sur plus de 3000 articles, sur leurs auteurs, leurs institutions d’origine, sur leur corpus, leur bibliographie. En partant de l’idée selon laquelle les articles des périodiques sont révélateurs de l’état de la recherche et de l’enseignement universitaires, nous constatons que les mêmes thèmes se répètent, les mêmes auteurs sont étudiés, les mêmes théories donnant lieu aux mêmes discussions. Inutile de préciser qu’une fois de plus, ces profils sont ceux d’hommes blancs, eurocentriques, etc.

Je vous donne ces données simplement pour vous rappeler que nous avons besoin de réfléchir sur notre façon de voir le monde, de nous y situer et d’y agir. Nous devons réfléchir sur quelle littérature nous avons choisi de légitimer et sur celle que nous avons exclue quand nous faisons cela et pourquoi. Nous devons penser nos propres limites et les frontières que nous acceptons de parcourir.

Si l’on parle de perspective, l’historien de l’art Ernst Gombrich rappelait que « le regard ne dépasse pas le coin de la rue » (Gombrich, 1995 : 264). Nous ne pouvons donc pas nous claquemurer dans les universités (ou dans nos salles climatisées et éloignées du monde extérieur) et continuer à parler de la même chose, de ce qui est à portée de mains, de notre pâle imagination. Il nous faut tenter d’autres approches, au-delà du connu et du rabâché, il nous faut regarder de l’autre côté du coin de la rue pour voir ce que nos yeux ne voient pas, rechercher sur les trottoirs et dans les impasses une autre littérature, un autre Brésil (déséquilibré, peu préparé, violent mais aussi plein d’espoir).

Cela signifie, bien sûr, d’abandonner le confort de la rua do Ouvidor – ou la « perspective de la galerie de la maison coloniale (perspectiva do alpendre)[3] » selon les termes de Robert Ventura (2011). Je crois que ce qui peut nous aider dans ce mouvement ouvert sur la multiplicité de la vie et de ses représentations, c’est d’être à l’écoute d’auteur·e·s provenant de différents espaces sociaux, de couleurs différentes, aux intérêts, adresses, professions, connaissances et raisons différentes. Des auteur·e·s qui sont déjà là à faire du bruit, à créer des dissonances, à blesser les belles lettres, à tout renverser.

Ces écrivain·e·s publient à compte d’auteur, créent des collectifs, comptent sur internet et sur le bouche-à-oreille pour vendre leurs livres. Quelques-uns arrivent même à se faire publier chez des éditeurs de renom mais la majorité bataille auprès des petits éditeurs au tirage confidentiel (certains d’entre eux existant depuis longtemps). Certain·e·s se contentent de réciter leurs poèmes dans les nombreux saraus[4] littéraires qui se sont créés et se sont développés dans les banlieues des grandes villes brésiliennes. Il y en a même qui ont déjà commencé à produire une réflexion propre sur la littérature et il y a certainement beaucoup à dire sur ce sujet. Mais nous, critiques littéraires ou lecteurs, nous devons savoir les trouver et cela dépend en grande partie de leur accès au champ littéraire – les éditeurs et les librairies, les pages de journaux et les bibliothèques, les prix littéraires et les traductions, les programmes et les manifestations universitaires. Les abandonner et les laisser seuls, c’est perdre l’opportunité d’agrandir nos références sur le monde.

Pour ne pas m’étendre trop, j’aimerais présenter brièvement trois textes qui me paraissent montrer l’importance de regarder le monde sous d’autres perspectives. Tout d’abord, un poème de Conceição Evaristo, auteure noire expérimentée de l’État du Minas Gerais qui écrit depuis plus de 30 ans – poésie, fiction, voire théorie littéraire. Puis un poème de Meimei Bastos, jeune actrice et auteure de la banlieue de Brasilia, sans livre publié jusqu’à présent. Et,d pour terminer, un poème de Michel Yakini, écrivain, éditeur et militant de la littérature de la périphérie de Sao Paulo, 3 livres publiés à son actif et diverses participations dans des anthologies.

La perspective noire, féminine de Conceição Evaristo révèle un univers d’exploitation et de racisme, mais également de lutte et de résistance. Des thèmes qui peuvent être traités par des hommes blancs de l’élite préoccupés par cette situation mais qui, lorsque ces thèmes apparaissent dans leurs œuvres, ont une critique distanciée et socialement éloignée. Je me souviens d’un poème provocateur de Chico Alvim qui n’a qu’un titre et un vers : “Mais…elle est bien propre”[5] (Alvim, 2000). La brièveté du poème qui dialogue avec le racisme à la brésilienne cache tout ce qui n’a pas besoin d’être dit sur l’employée domestique car c’est une certitude partagée entre les patrons de ces employées : “elle est noire, elle est pauvre, elle est donc laide, mais …elle est bien propre et de ce fait elle peut être admise dans la maison”[6] . Et le diminutif (limpinha = bien propre) se fait présent avec l’idée de paternalisme et d’infériorisation. Le poème est critique, ironise le discours esclavagiste de notre élite mais même ainsi, il ne dit rien, de fait, sur la jeune femme employée.

La même chose arrive dans La Passion selon G.H. de Clarice Lispector, quand l’auteure place sa protagoniste dans la chambre de son ex-bonne, face à un dessin fait au charbon sur le mur : un homme, une femme et un chien, statiques, immenses et ahuris. Comme centre du monde qu’elle s’imagine être, l’ex-patronne suppose de suite que ces dessins sont une espèce de message qui lui est adressé :

Depuis des années je n’avais été jugée que par mes pairs et par mon propre entourage qui était en somme constitué de moi-même et par moi-même. Le regard de Janair était le premier regard d’une personne extérieure dont je prenais conscience.[7] (Lispector, 1998 : 61)

A partir de là et de l’écrasement d’un cafard, G.H. entre en longues divagations sur sa propre existence et Janair est oubliée. D’elle, il ne reste que la description d’un dessin sur le mur, description faite par sa patronne qui – rappelons-le – est contaminée par la rancune et par les différences de classe.

Il faut une Carolina de Jesus ou une Conceição Evaristo pour donner voix à cette femme, pour que l’on puisse entendre et comprendre qu’elle a une histoire propre et des rêves comme chacun d’entre nous.

Voix femmes

A voz de minha bisavó                       La voix de mon arrière grand-mère
ecoou criança                                       fait écho à l’enfant
nos porões do navio.                          dans les cales du navire

Ecoou lamentos                                  Fait écho aux plaintes
de uma infância perdida.                  d’une enfance perdue.

A voz de minha avó                            La voix de ma grand-mère
ecoou obediência                                fait écho à l’obéissance
aos brancos-donos de tudo.              aux blancs-tout-puissants

A voz de minha mãe                           La voix de ma mère
ecoou baixinho revolta                      fait écho à une révolte sourde
no fundo das cozinhas alheias,        au fond des cuisines des patrons
debaixo das trouxas,                          sous les paniers
roupagens sujas dos brancos,          de linge sale des blancs
pelo caminho empoeirado                sur le chemin poussiéreux
rumo à favela.                                      qui monte à la favela.

A minha voz ainda                              Ma voix encore
ecoa versos perplexos,                        fait écho aux vers perplexes
com rimas de sangue                          aux rimes de sang
e fome.                                                   et de faim

A voz de minha filha                           La voix de ma fille
recolhe todas as nossas vozes,          recueille toutes nos voix
recolhe em si                                        recueille en elle
as vozes mudas caladas                     les voix muettes tues
engasgadas nas gargantas.               étouffées dans nos gorges.

A voz de minha filha                          La voix de ma fille
recolhe em si                                       recueille en elle
a fala e o ato.                                       la parole et les actes.

O ontem – o hoje – o agora.            Hier, aujourd’hui, maintenant.

Na voz de minha filha                       Dans la voix de ma fille
se fará ouvir a ressonância               se fera entendre la résonnance
o eco da vida-liberdade.                    l’écho de la vie-liberté.
(Evaristo, 1990)

En délivrant les voix étouffées des gorges de ces femmes, Conceição Evaristo apporte à notre littérature d’autres espaces d’énonciation : les cales des bateaux négriers, l’arrière-cuisine des patrons, le chemin poussiéreux de la favela, le propre corps réduit au silence qui soulève le panier de linge sale. Elle marque également la différence de ces espaces avec celui des blancs-tout-puissants. Passé, présent et futur se rapprochent dans l’espoir que cette expérience pourra enfin trouver écho.

La jeune Meimei Bastos ne remet pas en cause, quant à elle, le silence de ces femmes qui l’ont précédée : elle a sa propre voix – et le mot « voix » a ici tout son sens parce que Meimei l’utilise dans des joutes de slam des banlieues de Brasilia. Sa poésie naît comme voix, comme performance. Et, tout comme Carolina de Jesus, elle aborde la ville sous une autre optique, celle du contre-champ. Tous les noms propres sont ceux de quartiers, avenues et espaces publics de Brasilia ou de ses « villes satellites ».

Eixo                                                                                      Axe

Tinha um EIXO atravessando meu peito                      Il y avait un AXE qui traversait ma poitrine
tão grande que dividia a minha alma em                       si grand qu’il divisait mon âme en
L2 SUL e NORTE.                                                               Avenue L2 SUD et NORD

Uma W3 entalada na garganta virou nó.                       Une avenue W3 coincée dans ma gorge, noueuse

Eles têm o Parque da Cidade,                                           Ils ont le Parque da Cidade

Nós o Três Meninas,                                                           Nous les Três meninas

Eles a Catedral,                                                                    Eux la Catedral 

Nós Santa Luzia,                                                                  Nous Santa Luzia

Eles Sudoeste,                                                                      Eux le Sudoeste 

Nós Sol Nascente                                                                 Nous le Sol Nascente,

Eles o Lago Paranoá,                                                           Eux le lac Paranoá

Nós Águas Lindas.                                                               Nous les Águas lindas.

Sou filha da Maria,                                                              Je suis la fille de Marie

que não é Santa e nem puta.                                             qui n’est ni sainte ni pute

Nasci e me criei num paraíso que chamam de Val       Je suis née et j’ai grandi dans un paradis qu’ils appellent Val
e me formei na Universidade Estrutural.                       et j’ai fait mes études à l’Universidade Estrutural

Fui batizada no Santuário dos Pajés                               J’ai été baptisée au Santuário dos Pajés

por um guerreiro Fulni-ô.                                                 Par un guerrier Fulni-ô

Eu não troco o meu Recanto de Riachos Fundos        Je n’échangerai jamais mon Recanto de Riachos Fundos
e Samambaias verdes pelas tuas Tesourinhas.             et Samambaias vertes pour tes Tesourinhas

Essa Brasília não é minha.                                                Cette Brasilia n’est pas la mienne

Porque eu não sou planalto,                                             Car je ne suis pas du centre-ville
eu sou PERIFERIA!                                                            je suis PÉRIF!

Porque eu não sou concreto,                                            Parce que je ne suis pas béton
eu sou QUEBRADA!                                                           je suis TIÉQUAR!
(Bastos, 2017)

La relation entre le tracé du « Plan Pilote »[8] de Brasilia et son propre corps paraît générer une identité qui est rapidement déconstruite à partir des pronoms utilisés : il y a un « nous » et un « ils » qui communiquent mais ne s’assimilent pas. La comparaison entre la ville prétendument riche et organisée et ses périphéries pauvres gagne une nouvelle dimension devant le grand nombre de volumes de poésies faites pour célébrer la capitale. Le « je » de la narratrice fait son choix, entre le planalto et la périphérie, entre le béton et la poussière – marquant ainsi l’endroit où elle préfère être et avec qui. C’est un choix qui a ses racines dans la propre histoire de ce quartier et qui a des filiations avec d’autres traditions artistiques de la banlieue (la littérature mais aussi la musique, le théâtre et les arts plastiques).

Pour finir, le poème de Michel Yakini qui apporte un regard au ras du sol, assis sur un trottoir défoncé, ses tongs aux pieds. Il habite les coins de rue mais a encore le parfum du jardin (d’où Carolina de Jesus dit être entrée dans le monde[9] et d’où elle parlait de lui). Le « je » poétique glisse en écoutant les batuques et fait des graffitis sur les murs en faisant des rimes :

Mapas de asfalto                                           Cartographie de l’asphalte

há tempos que o céu                                            il y a longtemps que le ciel

das beiradas                                                          des confins

acorda cinzento                                                    se réveille gris

as pedras ficam intactas                                     les pierres restent intactes

endurecendo vidas                                              durcissant les vies

pelas esquinas                                                      par ses coins de rue

a esperança passa                                                l’espoir s’envole

como ventania                                                      en coup de vent

pelas ladeiras                                                        par ses ruelles en pentes

e o asfalto grita                                                     et l’asphalte crie

denunciando                                                         dénonçant

mentiras vencidas                                               les mensonges vaincus

são heranças de uma                                          ce sont les vestiges d’une

cidade açoitada                                                    ville fouettée

em silêncio                                                            en silence

nos mocambos de hoje                                       dans les villages marrons

germina a resistência                                          germe la résistance

do amanhã                                                            de demain

em cada quintal                                                   dans chaque jardin

um trançado                                                         un entrelacs

autoestima se firma                                            de fierté prend corps

no olhar da mulecada                                         dans le regard des gamins

vejo uma trilha                                                     je vois un chemin

sedenta de história                                              avide d’histoire

é batuque,                                                             c’est le son des tambours

rodeando as intenções,                                      qui enveloppe les projets

cravando horizontes                                           qui enracine les horizons

grafitando nos                                                      graffitant sur les

muros, poemas                                                    murs, des poèmes

da nossa virada                                                    de notre revanche

declamando ação,                                               (re)clamant l’action

sacudindo vozes                                                   réveillant les voix

e na espreita das ruas                                         et à l’affut des rues

ecoam as rimas                                                    résonnent les rimes

num versar ritmado de                                      dans des vers rythmés

redenção!                                                              de rédemption
(Yakini, 2012)

Le poème de Yakini ne s’intéresse pas à l’opposition centre/périphérie, il est bien dans sa banlieue et très à l’aise dans son territoire. Le parcours rapide fait à partir de ces trois poèmes illustre, d’une certaine façon, la trajectoire de la propre écriture périphérique, qui commencerait par la prise de conscience de son importance pour la réaffirmation d’une identité noire et de classe, qui passerait par le débat avec la littérature de l’élite et marquerait une sorte de conquête d’un endroit à soi, d’un endroit où l’on peut faire de la poésie avec les éléments que l’on trouve dans ces banlieues : les gamins, les murs, les jours gris, les batuques et la résistance.

Devant ces œuvres et toutes celles publiées par les grands éditeurs brésiliens, il faut souligner que ces écrivains ne sont pas, comme souvent ils aiment à se définir, les interprètes désincarnés d’une esthétique éthérée, étrangère à la terre qui souille nos pieds. Ils souffrent de la même façon que les autres ; ils voient le monde à partir d’une perspective propre, socialement structurée et ils font partie d’un camp qui stimule certains gestes et répertoires et en interdit d’autres. C’est pour cela qu’il est important de démocratiser l’accès à la voix/voie littéraire, c’est-à-dire augmenter la pluralité des perspectives sociales capables de se faire entendre dans la littérature. C’est un problème politique mais aussi et essentiellement littéraire, vu que ces nouvelles perspectives peuvent apporter de nouveaux modes d’expression, en promouvant, sait-on jamais, une espèce d’élargissement dans l’univers des possibles.

Remettre en question les discours hégémoniques sur le Brésil et sur sa réalité au lieu de simplement les reproduire, c’est également un pari sur l’utopie à partir de la rupture dans nos façons de voir et d’interpréter le monde qui nous entoure. L’utopie selon le philosophe André Gorz est “la vision du futur sur laquelle une civilisation règle ses projets, fonde ses buts idéaux et ses espérances ” (Gorz, 1988 : 22). Les propres agents sociaux peuvent donc savoir que sa complète réalisation n’est pas possible mais qu’elle “oriente l’action politique et renforce le mécontentement envers le monde existant ” (Miguel, 2015 : 29-45). Son absence, dans la littérature et les arts en général, implique l’absence de questionnement sur la notion de réalité du propre lecteur/spectateur, qui se sent bien confortable en voyant ses attentes et certitudes confirmées.

Nous n’avons pas – en ce moment et plus que jamais – le luxe de ne pas croire, de ne pas nous projeter dans un pays plus démocratique, moins violent, moins inégalitaire. Nous avons encore besoin, évidemment, de la littérature pour penser notre histoire, nos relations avec le monde, mais il faut qu’elle vienne incommoder le sommeil des tièdes et ôter la tranquillité des injustes, comme le dit Conceição Evaristo. Il nous faut continuer à croire dans la fertilité de la vie même si tout, autour de nous, insiste pour nier ses possibilités. Cela me paraît être notre geste de résistance le plus significatif envers les autres et envers l’impondérable.

Notes de fin

[1] “a mais consoladora surpresa do sulista está no perceber que este nosso Brasil é verdadeiramente grande porque ainda chega até cá. Realmente, cada vez mais me convenço de que esta deplorável Rua do Ouvidor é o pior prisma por onde toda a gente vê a nossa terra” (Cunha, 1997) (Traduit de l’original par Rémy Lucas).

[2] Rappelons que la rua do Ouvidor se trouve dans le centre de Rio et était au XIXe et XXe siècles un espace fréquenté par les intellectuels.

[3] L’expression de Ventura se référait à la perspective de Gilberto Freyre sur les champs de cannes-à-sucre : « Avec un pied dans la cuisine et un regard avide sur les plaisirs afro-brésiliens, Freyre a vu la case des esclaves du point de vue de la maison du maître, il a regardé les champs de cannes-à-sucre depuis la galerie de la maison coloniale »

[4] Rassemblement culturel des quartiers périphériques (souvent dans des cafés) où chacun vient réciter ses propres textes ou ceux des autres.

[5] “Mas... é limpinha”

[6] “é negra, é pobre, por isso é feia, mas... é limpa e, assim, pode ser admitida dentro de casa”

[7] “Havia anos que eu só tinha sido julgada pelos meus pares e pelo meu próprio ambiente que eram, em suma, feitos de mim mesma e para mim mesma. Janair era a primeira pessoa realmente exterior de cujo olhar eu tomava consciência” (Lispector, 1988: 28).

[8] Le Plan pilote est la partie centrale de Brasilia. Son nom vient du tracé original de la ville, construite au cœur du Brésil en 1960.

[9] “Eu não entrei no mundo pela sala de visitas. Entrei pelo quintal” / “Je ne suis pas entrée dans le monde par le salon. J’y suis entrée par l’arrière-cour”. (Jesus, 1983: 198).

Bibliographie

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Pour citer cet article
Regina Dalcastagnè, « Littérature, périphérie et résistance dans le Brésil d’aujourd’hui. », RITA [en ligne], n°14 : septembre 2021, mis en ligne le 23 septembre 2021. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/introduction-au-dossier-litterature-peripherie-et-resistance-dans-le-bresil-d-aujourd-hui.html