Le Rio Grande do Sul : une Europe brésilienne ? Une approche géographique de la perception sociale des inégalités au Brésil.
De par ses caractéristiques ethniques et climatiques, l’aspect de certains de ses paysages ainsi que la singularité de son passé au sein du Brésil, le Rio Grande do Sul est parfois qualifié d’Europe brésilienne. Considéré comme plus développé que le reste du pays, l’état le plus méridional du Brésil est aussi vu, dans l’imaginaire collectif brésilien, comme une région quasi bucolique, où il fait bon vivre et où les relations sociales sont globalement plus apaisées...
Mots clés : Brésil ; Gaúcho ; Identité ; Inégalités ; Rio Grande do Sul.
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Nicolas Le Brazidec
Agrégé de Géographie
Master 2 Recherche Géographie
Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine (IHEAL)
Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
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Le Rio Grande do Sul : une Europe brésilienne ? Une approche géographique de la perception sociale
des inégalités au Brésil
Introduction
Le Rio Grande do Sul1 est l’état le plus méridional de la fédération brésilienne. Sa principale métropole, Porto Alegre, se trouve plus près des capitales uruguayenne et argentine, Montevideo et Buenos Aires, que des principaux centres urbains brésiliens que sont São Paulo et Rio de Janeiro. Elle est encore plus éloignée de la capitale fédérale, Brasília, située à 2 000 km. Confortant la réalité d’un état situé à l’interface des mondes lusophone et hispanophone, les habitants du Rio Grande do Sul sont nommés les Gaúchos, terme désignant à l’origine les gardiens de troupeaux de la Pampa, issus du métissage entre les Portugais, les Espagnols, les Noirs et les populations indigènes.
Lors de la proclamation de la République brésilienne en 1889 sous le nom d’États Unis du Brésil, le Rio Grande do Sul hérite des frontières de l’ancienne Province de São Pedro dont les frontières étaient déjà celles de la maille administrative de la fin du XVIIIe siècle, dans les dernières décennies de la colonisation portugaise du Brésil. Cette continuité des limites territoriales de l’état du Rio Grande do Sul depuis plus de deux cents ans explique, au moins en partie, la vivacité du sentiment identitaire chez les Gaúchos.
Dans l’univers mental des Brésiliens, le Rio Grande do Sul c’est d’abord un autre Brésil, un Brésil différent. Ainsi, alors que je m’apprêtais à y faire mon premier voyage en 2006, une Brésilienne originaire de Fortaleza m’avait dit : « tu ne vas pas connaître le vrai Brésil ». Une fois sur place, je n’ai pas compté les fois où des habitants de Rio, de São Paulo, du Nordeste et d’autres régions du Brésil m’ont affirmé que « le Rio Grande do Sul, ce n’est pas le Brésil ».
Il est vrai qu’à bien des égards il se distingue des autres états de la fédération brésilienne. D’un point de vue ethnique, les dix millions de Gaúchos sont moins métissés que la moyenne de la population brésilienne. De même, sa situation méridionale (Porto Alegre se trouve au sud du 30e parallèle sud) lui confère un climat que l’on peut qualifier de subtropical voire de subtempéré dans un pays tropical. Si l’on y ajoute la présence de plusieurs millions de descendants de colons allemands, italiens et slaves arrivés entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, dont beaucoup continuent de parler des dialectes allemands et italiens, une architecture utilisant parfois la technique des colombages, le luthéranisme pratiqué dans certaines communautés villageoises et la plus importante production vinicole du Brésil, on comprend aisément pourquoi le Rio Grande do Sul se présente comme l’Europe brésilienne ainsi que le considèrent également les autres Brésiliens.
Le choix du Rio Grande do Sul comme angle d’approche des inégalités au Brésil ne résulte pas du hasard : non seulement l’état du Rio Grande do Sul est considéré comme différent mais, dans les représentations des Brésiliens il fait aussi figure d’état plus développé que le reste du pays, de territoire où « il fait bon vivre ». Être originaire du Rio Grande do Sul signifie, dans l’imaginaire collectif brésilien, que l’on appartient aux classes privilégiées de la population nationale : le Rio Grande do Sul est l’Europe brésilienne donc ses habitants disposent nécessairement d’un niveau de vie supérieur et un capital social plus élevé que la majorité des Brésiliens...
L’objectif est ici de mettre en évidence la composante territoriale des inégalités sociales. Les géographes ayant beaucoup travaillé sur la question de l’équité territoriale, ils ont plutôt eu recours à la notion de disparité qu’à celle d’inégalité. Or, ce qui fait la différence entre l’une et l’autre, c’est qu’une inégalité n’est pas nécessairement considérée comme injuste (Brunet, 1992). Ainsi, il existe aussi bien des inégalités de revenus, de scolarisation ou de formation, de logement, d’accès aux soins, à la culture, aux loisirs, à l’exercice du pouvoir que des inégalités de peuplement, de politisation… Certaines sont tout à fait quantifiables, d’autres plus difficiles à saisir parce que plus symboliques, d’où l’intérêt d’une réflexion sur les représentations.
Comment les inégalités sont-elles territorialisées à l’échelle nationale, au Brésil, et à l’échelle régionale, dans le Rio Grande do Sul ? En quoi l’appartenance culturelle peut-elle influer sur la manière de se représenter les inégalités ? Quel rôle jouent les inégalités dans la construction identitaire des Gaúchos et dans la définition de leurs rapports avec le reste de la société brésilienne ?
La réflexion qui est proposée ici se fonde sur des observations et des entretiens réalisés dans les états brésiliens du Rio Grande do Sul, de São Paulo, de Rio de Janeiro, de la Bahia, du Minas Gerais et du Paraná entre janvier et avril 2006 et dans ceux du Rio Grande do Sul, de São Paulo, et du Santa Catarina en juillet-août 2008. Ceux-ci ont été complétés en février 2009 par des questionnaires de deux types élaborés en prévision de la rédaction de cet article. Ces questionnaires ont été distribués puis collectés via Internet ce qui introduit inévitablement un biais statistique dans la mesure où ont répondu à cette enquête des personnes ayant une pratique régulière de cet outil donc appartenant aux franges supérieures de la société brésilienne : bien que la toile soit à la fois un produit de la mondialisation et sa manifestation, elle reste un indéfectible marqueur social. Ces différentes enquêtes ont permis de faire émerger des images mentales ancrées dans un imaginaire collectif, construit et reproduit à l’échelle nationale du Brésil autant qu’à l’échelle régionale de l’état du Rio Grande do Sul ainsi que des représentations individuelles qui ne peuvent être soumises à quelque tentative de généralisation que ce soit.
Le haut niveau de développement du Rio Grande do Sul constitue un révélateur des inégalités socio-spatiales au Brésil. Il explique en grande partie les représentations de cet état qui ont été façonnées dans l’espace-temps de la construction identitaire brésilienne. De la même façon, les caractères propres au Rio Grande do Sul influencent la perception que les Gaúchos peuvent avoir des inégalités au Brésil et au Rio Grande do Sul.
I. Le développement du Rio Grande do Sul : un révélateur des inégalités socio-spatiales au Brésil ?
A. Un état plus avancé économiquement : le sud du « Sul-maravilha »
L’expression « Sul-maravilha » qu’on peut traduire littéralement par « Sud-merveille » est née sous la plume du dessinateur satirique Henfil (1944-1988) pour désigner la région de São Paulo durant la période du milagre econômico (miracle économique) des années 1969-1973. Celle-ci a été marquée par d’importants flux migratoires du Nordeste en direction du Sudeste. Dans sa réponse au questionnaire, un avocat pauliste de 31 ans souligne ainsi que « quand on pense développement au Brésil on pense avant tout au triangle formé par São Paulo, Belo Horizonte et Rio ».
Il est vrai que l’écrasante majorité de la production industrielle brésilienne est concentrée dans cette partie du Sudeste du Brésil. Pour autant, les représentations se font parfois plus englobantes, notamment celles des Nordestins pour qui le Sul maravilha s’étend largement au Sud de l’état de São Paulo. Cette carte humoristique qui circule sur Internet est très révélatrice à cet égard (carte 1).
Carte 1 – Le Brésil vu par les Nordestins. Dessin humoristique.
Elle renvoie, de façon caricaturale, à l’image d’un territoire pourvoyeur de richesses et, par là même, attractif pour les déshérités2 du Nordeste. L’immigration nordestine en direction du Sud s’est poursuivie notamment dans le contexte des années 1970 et 1980 alors que les épisodes de sécheresse se succèdent dans le Sertão. Ces citations de Gaúchos confirment que cette vision du Sud du Brésil reste ancrée dans le champ des représentations :
« Le Sul maravilha des années 1970 subsiste encore dans l’imaginaire de la majorité des Brésiliens qui ne connaissent pas le Rio Grande do Sul » (Enseignant, 27 ans, Caxias do Sul, Rio Grande do Sul).
« Beaucoup de Bahianais m’ont dit que le Rio Grande do Sul est très beau et que ce doit être bien d’y habiter » (Géographe, 27 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
En fait, c’est très majoritairement vers la région de São Paulo que se sont portés ces flux migratoires expliquant en partie la multiplication par huit de la population de la principale mégapole de l’hémisphère sud ces cinquante dernières années. La proximité relative de São Paulo par rapport au Rio Grande do Sul et son développement industriel majeur ne justifiaient pas pour les Nordestins de migrer encore plus au Sud.
B. Un développement social majeur : entre représentations sur la qualité de la vie et statistiques fondées sur l’IDH
Plus encore que sur les données économiques, c’est sur les critères sociaux que sont fondées la plupart des représentations faisant du Rio Grande do Sul un état plus développé que la moyenne des états brésiliens :
« Son développement avancé par rapport au reste du Brésil [se caractérise par] une meilleure qualité de vie, des villes plus aérées. Une forte proportion de la population a bénéficié d’une instruction élémentaire et nombreux sont ceux qui ont atteint l’enseignement supérieur » (Enseignant, 30 ans, Amapá).
Ainsi, notre enquête montre que 85 % des non Gaúchos interrogés considèrent que le Rio Grande do Sul est plus développé que le reste du Brésil ; les 15 % restant n’en font jamais un état moins développé mais l’estiment au même niveau que le reste de la fédération. Les critères auxquels les personnes ont eu recours pour justifier leurs réponses3 se répartissent comme indiqué dans le graphique 1.
Graphique 1 – Les critères d’évaluation du niveau de développement du Rio Grande do Sul selon les non Gaúchos.
On peut constater que les personnes interrogées se réfèrent tout d’abord au niveau d’éducation pour justifier leurs réponses avant même de citer les aspects économiques (l’industrie et le tourisme sont les principales activités mises en avant). La place réservée à la répartition de la terre et à la politisation de la population comme critère de développement est très symptomatique des problématiques de la nation brésilienne, une démocratie récente où la question agraire demeure un problème politique et social majeur, source de violence. La perception d’un Rio Grande do Sul « mieux organisé » revient à plusieurs reprises : 15 % des réponses en font un état mieux pourvu en infrastructures (logement, adduction d’eau, voirie) que le reste du pays.
La carte 2 présente l’indice de développement humain (IDH)4 dans les municípios5 du Brésil. Elle confirme le bon niveau de développement du Rio Grande do Sul tout en montrant qu’il est similaire à celui que l’on trouve dans l’état voisin du Santa Catarina ainsi que dans celui de São Paulo.
Carte 2 – L’IDH dans les municípios du Brésil,
(IDH moyen du Brésil (2000) : 0,76 ; IDH moyen mondial (2000) : 0,70).
Néanmoins, il est intéressant de constater que certaines opinions de non Gaúchos ayant visité le Rio Grande do Sul se révèlent plus nuancées :
« Le Rio Grande do Sul a perdu de son prestige national : pour l’éducation et les avancées technologiques, il se distinguait davantage dans les années 1990 » (Fonctionnaire, 42 ans, Goiás).
C. Un état plus politisé : le Rio Grande do Sul, là où tout a commencé ?
Vingt pour cent (20%) des personnes interrogées estiment que les Gaúchos sont plus politisés que la majorité des Brésiliens. La réponse d’un carioca6 s’avère assez éclairante :
« J’ai été élevé dans l’admiration des personnalités politiques gaúchas qui ont gouverné le Brésil et qui furent toujours soucieuses du développement national » (Etudiant, 38 ans, Rio de Janeiro).
Rappelons ici que l’élite des grands propriétaires terriens du Rio Grande do Sul, dont les leaders ont été formés dans les universités européennes, a largement participé au mouvement d’abolition de l’esclavage durant l’époque impériale (1822-1889) puis à la proclamation de la République. A. Rückert7 souligne d’ailleurs l’influence du positivisme d’Auguste Comte dans l’émergence des idées libérales dans cet état qui fit avancer le débat républicain.
De la fin du XIXe siècle au début du XXe, la vie politique brésilienne est dominée par des hommes politiques originaires des états de São Paulo et du Minas Gerais. C’est un Gaúcho, Getúlio Vargas, qui met fin à ce monopole par un coup d’État en 1930. À la tête du Brésil jusqu’en 1945, il impulse l’industrialisation du pays (développement d’une industrie aéronautique, par exemple) et plus généralement son développement économique (création de la principale compagnie minière brésilienne8, par exemple) et soutient l’enseignement supérieur. La scène politique de l’Ere Vargas a été largement occupée par des hommes politiques originaires du Rio Grande do Sul. Entre 1961 et 1964, c’est à nouveau un Gaúcho qui assume la présidence du Brésil, João Goulart, originaire, comme l’était Getúlio Vargas, de São Borja, petite ville de la frontière entre Rio Grande do Sul et Argentine.
Durant la dictature militaire (1964-1985), en totale opposition avec l’idéologie travailliste qui avait dominé la vie politique brésilienne depuis les années 1930, trois des cinq présidents qui se sont succédé à la tête du pays étaient Gaúchos : Artur da Costa e Silva (1967-1969), Emílio Médici (1969-1974), d’origine italienne, et Ernesto Geisel (1974-1979), d’ascendance allemande.
Lors de la redemocratização du Brésil, le Rio Grande do Sul reste très investi dans la vie politique brésilienne. Dès 1988, Porto Alegre est une des premières municipalités du pays à porter à sa tête un maire du Parti des Travailleurs (parti du président Luiz Inácio Lula da Silva, au pouvoir depuis 2002). Plusieurs Gaúchos ont occupé ou occupent encore des postes importants dans les deux gouvernements Lula : Tarso Genro (ministre de l’Éducation entre 2004 et 2005 et depuis 2007 de la Justice), Olívio Dutra (ministre de la Ville entre 2003 et 2005) ou Nelson Jobim (ministre de la Défense depuis 2007).
D. Un état moins inégalitaire que le reste du Brésil
L’idée selon laquelle les classes moyennes sont particulièrement étoffées dans le Rio Grande do Sul est très répandue dans l’opinion publique brésilienne. C’est à cette vision d’un état moins inégalitaire que la moyenne nationale, dans un pays où les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres sont parmi les plus fortes au monde, que renvoient les réponses représentées par le graphique 2 :
Graphique 2 – Le Rio Grande do Sul est-il plus ou moins inégalitaire
que le reste du Brésil ? (réponses des non Gaúchos).
Lorsqu’on demande aux non Gaúchos d’expliquer leurs réponses, les justifications sont diverses. La répartition des revenus est considérée comme égalitaire par les uns tandis que très discriminante par les autres. Santé, habitation, éducation sont plutôt vues comme des critères d’égalité alors que les inégalités liées à l’origine ethnique ne sont que peu citées. Il est intéressant de constater que 30 % des personnes interrogées (toutes se sont déjà rendues dans le Rio Grande do Sul) ont tendance à spatialiser leur réponse en signalant l’existence d’inégalités ville/campagne, centre-ville/périphérie ou bien entre le Nord de l’état et le Sud. Mais beaucoup avouent avoir des difficultés à justifier leur réponse ce qui montre bien le caractère parfois insaisissable de l’origine de ces perceptions.
L’indice de Gini permet de mesurer le degré d’inégalité de la distribution des revenus sur un territoire donné. Il est exprimé par un nombre variant de 0 à 1 où 0 signifie l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 l’inégalité totale (une personne détient tout le revenu, les autres n’ont rien). La carte 3 montre, d’un point de vue statistique, que le Rio Grande do Sul fait, effectivement, partie des états les moins inégalitaires du Brésil pour ce qui est de la distribution des revenus (seul le Santa Catarina présente un indice inférieur, donc un profil plus égalitaire).
Carte 3 – L’indice de Gini dans les états brésiliens,
(Indice de Gini moyen du Brésil (2008) : 0,56).
II. Des représentations façonnées dans l’espace-temps de la construction identitaire brésilienne
A. Les Gaúchos vus par les autres Brésiliens
La perception des inégalités au sein du Brésil et, en particulier, entre le Rio Grande do Sul et le reste du Brésil se nourrit largement du sentiment de la différence, de l’altérité. Passés les stéréotypes auxquels pensent beaucoup de Brésiliens lorsqu’on leur parle du Rio Grande do Sul (un mineiro9 me les a assez bien résumés : « le chocolat, le festival de cinéma de Gramado, le churrasco10, la Pampa et Gisele Bündchen11 »), les qualificatifs renvoyant aux Gaúchos sont souvent les mêmes (graphique 3). Voici ceux qui ont été cités dans les réponses à l’enquête :
Graphique 3 – Les qualificatifs utilisés par les Brésiliens pour qualifier les Gaúchos.
La réalité d’un complexe de supériorité alimenté par un orgueil lui-même fondé sur une certaine conception de la réussite est confirmée par ces citations :
« Les Gaúchos considèrent que leur état est trop développé pour faire partie du Brésil » (Enseignante, 25 ans, São Paulo).
« Là où ils (les Gaúchos ayant quitté le Rio Grande do Sul) se sont installés, ils ont construit des formes de territorialité où ils semblent, parfois, s’affirmer comme étant en avance sur le reste de la nation brésilienne, non sans un certain sentiment de supériorité lié à leur origine » (Géographe, 51 ans, Sergipe).
« Les Gaúchos voient le Rio Grande do Sul comme une enclave de progrès et de travail au milieu des autres états, particulièrement celui de Rio de Janeiro et ceux du Nord et du Nordeste. Ils véhiculent le stéréotype selon lequel dans les autres états on ne pense qu’à s’amuser, que le niveau culturel est plus faible et que la population n’attache pas d’importance à son développement personnel (…) [ni] aux grandes questions régionales ou nationales » (Avocat, 31 ans, São Paulo).
On peut proposer deux types d’explication à ce sentiment d’orgueil démesuré des Gaúchos. D’abord, les habitants du Rio Grande do Sul ont fait preuve d’une grande mobilité à travers le Brésil ces dernières décennies. La majorité des migrants est originaire de l’ouest de l’état où l’inégale répartition de la terre et la volonté d’éviter la division de propriétés déjà peu étendues entre les descendants, les a poussés à l’émigration vers les états voisins du Santa Catarina et du Paraná puis du Mato Grosso do Sul, du Mato Grosso et du Rondônia d’une part, et du Goiás, du Minas Gerais et de la Bahia d’autre part. Cette migration fait d’eux les principaux acteurs des fronts pionniers du soja et pourrait donc expliquer aux yeux des Brésiliens cette idée d’un volontarisme (le poncif du Gaúcho travailleur) teinté d’arrogance.
La seconde explication pourrait s’enraciner dans un passé plus lointain. Dans la première moitié du XIXe siècle, les grands propriétaires terriens du Sud du Rio Grande do Sul envoyaient leurs fils étudier en Europe. La tradition orale rapporte qu’ils en revenaient cultivés et maniérés alors qu’à la même époque, le Rio Grande do Sul était le théâtre d’une guerre de frontière opposant le Brésil et l’Uruguay, à laquelle les jeunes hommes partis en Europe n’avaient donc pas participé. Ceci expliquerait que les hommes de Pelotas, principale ville du Sud de l’état, fassent encore l’objet de grasses plaisanteries à ce sujet. Mais cela a aussi contribué à forger l’image d’un état en avance sur le reste du Brésil.
B. Un facteur historique fondamental. Le Rio Grande do Sul serait donc bien l’Europe brésilienne…
Lorsqu’on demande aux Brésiliens d’expliquer sur quoi repose, selon eux, le développement supérieur du Rio Grande do Sul, voici comment se répartissent leurs réponses (graphique 4) :
Graphique 4 – Les facteurs d’explication du haut niveau de développement du Rio Grande do Sul selon les non Gaúchos.
La théorie selon laquelle la présence de colons allemands et italiens est à l’origine du bon niveau de développement du Rio Grande do Sul se trouve confirmée par cette remarque d’un catarinense (lui-même descendant de polonais) :
« Le Rio Grande do Sul est plus développé que le reste du Brésil du fait de la colonisation européenne et des principes qu’elle a véhiculés concernant le travail. Elle a développé l’idée que le travail est facteur de dignité et que l’éducation est aux fondements du développement social » (Architecte, 32 ans, Santa Catarina).
Dès la fin du XVIIIe siècle et jusqu’à l’indépendance du Brésil en 1822, la couronne portugaise place sous son contrôle l’immigration de ses sujets vers sa colonie sud-américaine. Après l’Indépendance (1822), c’est le gouvernement brésilien qui prend en main l’organisation des flux migratoires et met en place une politique d’immigration de masse12.
Le Sud du Brésil est particulièrement concerné par ce nouveau type de peuplement. Cette région demeure assez fortement agitée à cette époque : d’une part, la frontière avec l’Uruguay n’est toujours pas stabilisée et d’autre part, le Rio Grande do Sul entre en sécession entre 1835 et 1845. Cet épisode est connu sous le nom de guerre des Farrapos. La colonisation n’y revêt donc un caractère stratégique en vue du maintien de l’équilibre géopolitique en faveur du Brésil dans la région. Les premiers colons allemands arrivent à Porto Alegre en 1824. Le flux de migrants se poursuit durant tout le XIXe siècle et encore au début du XXe siècle. Les Allemands fondent de nouvelles colonies principalement au nord et à l’ouest de Porto Alegre. En 1875, débute un autre mouvement migratoire important : celui des Italiens. Les basses terres fertiles étant déjà occupées par les Allemands, les Italiens s’installent dans la Serra, zone de moyenne montagne située au nord de Porto Alegre, où ils fondent deux importantes colonies : Garibaldi et Bento Gonçalves.
Image 1 – De haut en bas et de la gauche vers la droite. Village de descendants de colons italiens (Gramado). Village de descendants de colons germaniques (Nova Petrópolis). Paysage de vignobles (Bento Gonçalves). Descendants de colons germaniques jouant des musiques folkloriques (Nova Petrópolis).
Il est certain que les capacités d’organisation du travail et l’esprit d’entreprise qui caractérisaient ces migrants ont joué un rôle dans la constitution d’un semis de petites entreprises familiales dans le secteur du cuir, de la chaussure, du bois, de la brasserie, à Porto Alegre et dans sa région, dès la fin du XIXe siècle. Au cours du XXe siècle, beaucoup de ces petites structures familiales se sont constituées en puissantes entreprises, qui existent encore dans la Région Métropolitaine de Porto Alegre : Neugebauer (chocolat), Gerdau (sidérurgie et produits métallurgiques), Renner (peintures)...
Aujourd’hui, les classes moyennes gaúchas sont, en partie, composées des descendants de ces immigrés qui se sont enrichis dans l’industrie et le commerce. Ceci est d’ailleurs aussi vrai pour les descendants d’Italiens installés dans la Serra Gaúcha où ils ont développé une viticulture en pleine expansion tandis que dans les villes ont été créées des industries parmi les plus puissantes du Brésil : Marcopolo (premier constructeur mondial d’autobus), Tramontina (ustensiles de cuisine), Todeschini (meubles)…
Le graphique 4 met aussi en évidence le rôle des pouvoirs publics dans le développement du Rio Grande do Sul, dans un pays – et sur un continent – marqué par une forte corruption de la classe politique. En effet, c’est le Parti des Travailleurs, resté seize ans à la tête de la municipalité de Porto Alegre qui en a fait la première ville au monde à avoir mis en place le budget participatif, idée aujourd’hui reprise dans bon nombre de villes brésiliennes et du monde entier.
C. Des représentations empreintes de déterminisme géophysique : il y a le froid, les montagnes et la neige…
« Il existe des inégalités d’origine géographique qui dépendent des caractères des lieux où l’on vit » (R. Brunet, 1992). Le rôle de ce que Fernand Braudel appelait « la part du milieu » est, en effet, souvent avancé par l’opinion publique pour expliquer les phénomènes géographiques en France comme au Brésil. Ainsi, le graphique 4 indique que 15 % des personnes interrogées pensent que le facteur géophysique (à la fois dans sa composante topographique et dans sa dimension climatique) se trouve à l’origine des différentes inégalités entre le Rio Grande do Sul et le reste du Brésil :
« Le froid plus fréquent et son relief ont été des facteurs qui ont aidé [le développement du Rio Grande do Sul] ne serait-ce que dans l’émergence d’un tourisme différent du reste du pays, qui est tropical » (Enseignant, 38 ans, São Paulo).
En effet, la région de la Serra Gaúcha, qui conjugue altitude et haute latitude (relativement au reste du pays) est la région la plus froide du Brésil. Il peut même y neiger en hiver. Les populations locales ont exploité ce particularisme en créant une architecture « alpinisée » faite de chalets fleuris et proprets qui attirent des touristes de tout le Brésil venant y déguster chocolats suisses et fondues, notamment à Gramado. En l’occurrence, si déterminisme physique il y a, il est moins subi qu’instrumentalisé à des fins commerciales.
Certains Brésiliens vont plus loin en avançant que le climat froid joue sur le caractère des habitants du Rio Grande do Sul et sur le fait qu’ils seraient plus distants, moins chaleureux, que la plupart des Brésiliens :
« Les Gaúchos aiment à dénigrer leurs plages (…). Je pense que cela tient à la logique d’affirmation de leur différence face aux autres Brésiliens : c’est une manière de dire, "eux, les autres Brésiliens, ont deux saisons alors que nous, Gaúchos, nous en avons quatre. Nous devons supporter le froid ce qui fait que nous sommes plus résistants qu’eux. Ils ont de belles plages de pays tropical et nous, nous avons des plages laides, sans vagues, plates, avec une eau couleur chocolat, froide, comme en Europe" » (Etudiant en histoire, Minas Gerais).
« Les non Gaúchos pensent que du fait du climat froid et des influences italiennes et germaniques, le Rio Grande do Sul est un état plus propice au développement, ce qui renforce le sentiment de non "brésilianité" des Gaúchos» (Etudiant, 28 ans, Rio Grande do Sul).
Ces deux citations semblent suggérer, à nouveau, une certaine instrumentalisation des caractères climatiques du Rio Grande do Sul par ses habitants qui, finalement, perpétuent les stéréotypes à des fins identitaires, dans une logique d’affirmation de leur différence.
III. Les inégalités au Brésil et au Rio Grande do Sul vues par les Gaúchos
A. Le Brésil vu du Rio Grande do Sul : une lecture selon un modèle centre-périphérie ?
Les inégalités socio-économiques sont au cœur de la vision qu’ont les Gaúchos du reste du Brésil comme le mettent en évidence ces quelques citations :
« À Salvador, il n’existe pratiquement pas de classe moyenne comme à Porto Alegre. (...) Rio de Janeiro est une belle ville mais la violence me fait très peur. (...) Je vois le Nord du Brésil, par exemple les états de l’Amazonas ou du Pará, comme encore « primitifs », à l’exception des villes de Belém et Manaus » (Enseignante, 27 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
« Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est la cohabitation entre la pauvreté et la richesse. Par exemple, à São Paulo, les quartiers biens structurés de la zone sud de la ville contrastent avec un centre ancien dégradé, peu voire pas d’espaces verts où les sans abris vivent sous les ponts et sont victimes de violences policières. A Rio de Janeiro, le front de mer est réservé aux privilégiés alors que les flancs des morros13 sont peuplés par les pauvres où les trafiquants se partagent l’espace et vendent leurs drogues aux playboys des beaux quartiers. Dans le Nordeste, toutes les villes du littoral voient les quartiers proches du front de mer occupés par de grandes résidences et des hôtels de luxe rejetant en périphérie les quartiers de pêcheurs » (Professeure d’université, 40 ans, Bento Gonçalves, Rio Grande do Sul).
« J’ai déjà eu l’occasion de visiter des villes du Nordeste. Les contrastes en termes de pouvoir d’achat sont énormes par exemple à Natal, Maceió, Recife. (…) Les classes populaires se trouvent marginalisées puisque le capital reste concentré entre les mains d’un petit nombre d’individus. Comme dit le proverbe : "celui qui en a les moyens donne les ordres, celui qui est dans le besoin obéit" » (Employée de banque retraitée, 62 ans, Canoas).
Visiblement, les personnes vivant dans les villes et les régions citées ci-dessus ont conscience de l’existence de telles représentations comme ce chef d’entreprise (30 ans) de Recife (Pernambouco) selon lequel les Gaúchos « pensent que le Nordeste est une région inutile qui ne fait que consommer leurs richesses à eux ».
La carte 4 est une création humoristique qui circule sur Internet tant sur les forums de discussion que par l’intermédiaire des boîtes mails. Sa portée scientifique demeure, certes, assez limitée mais en jouant sur les poncifs, elle nous informe sur les représentations des Gaúchos au sujet des autres régions du Brésil :
Carte 4 – Le Brésil vu par les Gaúchos. Dessin humoristique.
Dans un premier temps, soulignons que cette carte reflète une organisation du Brésil selon un modèle géographique centre/périphérie. En effet, le centre est ici constitué, inévitablement, par le Rio Grande do Sul et les périphéries se déclinent selon les fonctions que les Gaúchos leur attribuent. D’abord, l’est du Santa Catarina et du Paraná ainsi que les états de la région Centre-Ouest sont considérés comme une sorte de sphère d’influence du Rio Grande do Sul en raison de la présence de nombreux Gaúchos liée au front pionnier du soja. Les littoraux du Santa Catarina et ceux du Nordeste se trouvent réduits à leur fonction touristique. De la même façon, les habitants de l’état de São Paulo sont considérés comme des clients du commerce gaúcho intervertissant le modèle réel puisque, dans les faits, c’est le Rio Grande do Sul qui est une périphérie intégrée au centre du Brésil qu’est São Paulo. Le reste du Brésil se voit relégué dans une situation de périphérie délaissée entre espaces marqués par la grande pauvreté (les favelas de Rio), région se complaisant dans l’assistanat (le Sertão du Nordeste) et déserts forestiers ou encore réserves de populations indigènes (l’Amazonie).
Cette forme de carte mentale faisant des territoires brésiliens non Gaúchos au mieux des lieux de villégiatures et au pire des territoires englués dans le sous-développement voire, tout simplement, des non-lieux n’est-elle pas finalement très proche du rapport que les Européens peuvent avoir avec les pays tropicaux, en particulier le Brésil ? Uneemployée de banque retraitée (62 ans) de Canoas affirme d’ailleurs au sujet du Rio Grande do Sul : « le climat joue en notre faveur ». Le climat envisagé comme facteur d’inégalités n’est donc pas simplement mis en avant par les non Gaúchos. Tristes tropiques…
B. Les Gaúchos par eux-mêmes
Avant d’envisager les inégalités à l’échelle régionale du Rio Grande do Sul, il semblait intéressant de revenir sur l’identité gaúcha et la manière dont certaines inégalités peuvent se construire à partir de celle-ci. Les citations suivantes confirment en grande partie les remarques des non Gaúchos exposées plus haut :
« L’histoire a formé un type humain marqué par la force, l’individualisme, aventurier et libre. Les immigrants allemands et italiens ont mêlé leurs traditions avec les valeurs des populations déjà installées dans le Rio Grande do Sul à leur arrivée, (…) la capacité d’initiative, le travail, la lutte » (Femme sans profession, 57 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
« Dans le Nordeste et le Sudeste, il y a des régions où être Gaúcho est un point fort quand on cherche du travail » (Etudiante, 27 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
« Beaucoup de Gaúchos sont arrogants et pensent que ce sont eux qui font tourner le Brésil » (Enseignante, 31 ans, Encantado, Rio Grande do Sul).
La représentation du Gaúcho comme pionnier défricheur et bâtisseur capable d’impulser le développement des régions où il s’installe semble donc assez ancrée dans l’opinion publique du Rio Grande do Sul. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer que les Gaúchos soient parfois accusés de racisme. La manière dont certains Gaúchos utilisent leur origine géographique comme marque de distinction sociale est analysée ici de façon intéressante :
« L’altérité est envisagée comme une façon de se différencier. C’est une forme d’auto-affirmation, une manière de se reconnaître comme appartenant à une condition supérieure. Ainsi, les colons allemands et italiens de l’état revendiquent leur origine européenne mais, quand ils migrent vers le centre du pays, ils s’affirment Gaúchos. C’est une façon de se reconnaître dans une identité différente, celle-ci étant le signe d’un statut social supérieur reconnu comme tel par ceux que l’on veut dominer » (Géographe, 27 ans, Canoas, Rio Grande do Sul).
À nouveau, on peut parler d’une instrumentalisation de l’identité et des stéréotypes qui vont avec, cette fois pour les mettre au service de stratégies de pouvoir.
C. Une vision plus fine des inégalités internes à l’état du Rio Grande do Sul
Les visions généralisatrices et les représentations n’empêchent pas les Gaúchos de témoigner d’une conscience aiguë des lignes de fractures qui traversent leur état. Le graphique 5 montre que si la majorité des Gaúchos considèrent leur état comme moins inégalitaire que l’ensemble du Brésil, pour 18 %, au contraire, leur état l’est plus, alors qu’aucun non gaúcho n’avait formulé de tel jugement préférant affirmer que le Rio Grande do Sul l’était ni plus ni moins.
Graphique 5 - Le Rio Grande do Sul est-il plus ou moins inégalitaire que le reste du Brésil ?
(réponses des Gaúchos).
Cette citation reflète bien une pensée partagée par beaucoup de Gaúchos :
« C’est un état avec une meilleure qualité de vie que les autres régions du pays, principalement le Nord et le Nordeste » (Géographe, 27 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
« Les infrastructures ne sont pas encore complètes mais, comparées aux régions du Nord et du Nordeste, il faut bien reconnaître que nous sommes mieux lotis » (Professeure d’université, 40 ans, Bento Gonçalves, Rio Grande do Sul).
Certaines réponses se font cependant plus nuancées :
« Ils (les non Gaúchos) croient que c’est une région riche et sans pauvreté, que toutes les maisons sont équipées de chauffages pour l’hiver (…) En gros, ils considèrent que l’état du Rio Grande do Sul est riche avec une population qui vit bien » (Professeure d’université (Campinas, São Paulo), 32 ans, originaire de Bento Gonçalves, Rio Grande do Sul).
« Une petite partie de la population vit très bien, dans des villas, des constructions luxueuses et hyper protégées à l’intérieur de hauts murs. Une part plus grande de la population se trouve marginalisée, accédant difficilement à l’emploi, gagnant de bas salaires, devant parcourir de longues distances pour trouver un travail et batailler ferme pour parvenir à trouver un logement » (Enseignant, 25 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
D’autres apportent un éclairage supplémentaire en affirmant que les classes moyennes étant plus étoffées dans le Rio Grande do Sul qu’ailleurs, le sentiment d’exclusion des plus démunis peut s’en trouver renforcé :
« Il y a encore pas mal de pauvreté qui contraste avec une classe moyenne (inférieure et supérieure) représentant une part importante de la population et des gens très riches qui constituent une petite minorité » (Géographe, 27 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
« L’industrie de la chaussure et les grandes exploitations agricoles utilisent une main d’œuvre rémunérée à l’heure, ce qui ne garantit pas un revenu stable au travailleur » (Vétérinaire, 47 ans, São Francisco de Paula, Rio Grande do Sul).
La remarque qui suit souligne, en outre, que les inégalités dans le Sud ne sont pas toujours comparables à celles des états les plus septentrionaux du Brésil parce que les besoins n’y sont pas les mêmes :
« Les inégalités, ici, renvoient à l’importance des besoins par rapport aux régions de climat différent. (…) Le climat fait que les besoins matériels du Nord et du Nordeste sont moins grands (moins de vêtements et, par conséquent, de meubles). Dans le Nordeste, par exemple, il n’est pas nécessaire de posséder d’armoires pour ranger les vêtements puisqu’on n’a pas besoin de gilets de laine, de bottes, de couvertures etc. parce qu’il ne fait pas froid » (Femme au foyer, 57 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
Lorsque l’on interroge les Gaúchos sur les principales inégalités qui caractérisent leur état, les réponses (graphique 6) combinent données spatiales et critères thématiques :
Graphique 6 – Les principales inégalités caractérisant le Rio Grande do Sulselon ses habitants.
Les inégalités régionales sont donc celles qui viennent d’abord à l’esprit dans la moitié des cas, ce que confirment ces différentes remarques :
« Il existe des inégalités significatives entre la Serra Gaúcha et la région de Porto Alegre d’une part et le reste de l’état, d’autre part. Le modèle de développement de la Serra est fondé sur les PME associées à une agriculture familiale très diversifiée alors que les régions Nord, Sud et Ouest de l’état présentent un modèle agroindustriel, monocultural sur de grandes propriétés » (Enseignant, 27 ans, Bento Gonçalves, Rio Grande do Sul).
« La moitié Sud de l’état est, de manière générale, assez pauvre parce que, historiquement et en raison de sa géomorphologie et de sa localisation, l’économie de ses municipios était fondée sur l’élevage et la production de charque14. Si on ajoute à cela le fait que cette région était aussi utilisée pour protéger la frontière on comprend pourquoi la propriété de la terre y est concentrée entre peu de mains » (Etudiant, 28 ans, Porto Alegre, Rio Grande do Sul).
La cartographie de l’indice de Gini dans les municípios du Rio Grande do Sul (carte 5), confirme ces dires :
Carte 5 - L’indice de Gini dans les municípios du Rio Grande do Sul
Les inégalités les plus criantes concernent tout particulièrement les régions proches des frontières de l’Argentine et de l’Uruguay (les Campos), là où se concentrent les latifúndios15tandis que les municípios représentés en jaune clair correspondent à la Serra. Alors que les fazendeiros16 du Sud de l’état avaient eu recours à l’esclavagisme – quoique moins massivement que dans le Nordeste du Brésil – ce ne fut pas du tout le cas des colons de la Serra, arrivés pour l’essentiel après l’abolition de l’esclavage (1850), en partie pour se substituer aux esclaves. L’éternelle question de la répartition des terres fait donc du Rio Grande do Sul un état fortement ancré dans la réalité brésilienne et, de manière générale, latino-américaine.
Il en est de même pour les inégalités liées au sexe ou à l’origine ethnique ce qui semble montrer que le machisme et les préjugés raciaux sont tout aussi ancrés dans cet état qu’ailleurs au Brésil :
« Il continue d’y avoir de grandes différences entre les sexes dans la mesure où les hommes gagnent plus que les femmes, sans compter cette plaie qu’est la discrimination raciale. Ici, certains se considèrent plus européens que les autres parce qu’ils ont la peau plus blanche » (Professeure d’université, 40 ans, Bento Gonçalves, Rio Grande do Sul).
« La vision d’un état développé, blanc et différent du reste du Brésil est très répandue. Ceci tient à la fois au fait que l’état du Rio Grande do Sul vend cette image au reste du pays, mais aussi à ce que le fait d’être blanc est généralement associé à un certain niveau de développement. C’est du déterminisme ethnique » (Géographe, 30 ans, Canoas, Rio Grande do Sul).
« Dans ma ville, dont beaucoup d’habitants sont d’origine européenne, italienne pour être précise, le nom de famille a toujours eu son importance car il indique d’où on vient, si on est de bonne famille ou non. De même, les préjugés concernant les personnes ont toujours été forts dans cette ville. En général, on est mal vu lorsque l’on est accompagné d’une personne noire ou bien d’origine indigène » (Professeure d’université (Campinas, São Paulo), 32 ans, originaire de Bento Gonçalves, Rio Grande do Sul).
Le tableau 1 permet de comparer la répartition de la population en fonction de l’origine ethnique au Brésil et dans l’état du Rio Grande do Sul. Les contrastes présentés ici sont la conséquence des faits historiques déjà présentés.
Blancs | Noirs | Métis | Jaunes ou indigènes | |
Brésil | 49.4% | 7.4% | 42.3% | 0.8% |
Rio Grande do Sul | 82.3% | 5.9% | 11,4% | 0.4% |
Tableau 1 – Répartition de la population du Brésil et du Rio Grande do Sul,
en fonction de l’origine ethnique (Source : IBGE).
Dans un contexte géographique où les populations noires et métisses sont très nettement minoritaires, on comprend que les inégalités liées à la couleur de la peau se fassent plus criantes. Or, toutes les statistiques confirment que les populations de couleurs sont, en moyenne, celles qui ont les plus faibles revenus, les moins bonnes conditions de logement, de scolarisation, qui sont les plus touchées par le chômage etc. dans l’état du Rio Grande do Sul. Racisme, inégale répartition des terres, bidonvilles : l’Europe brésilienne demeure donc largement ancrée dans la triste réalité latino-américaine.
Conclusion
« Le Rio Grande do Sul n’est pas un état, c’est un pays ! ». Les manifestations séparatistes de ce genre existent mais elles sont très minoritaires. Il n’en reste pas moins que les Gaúchos sont connus pour être les seuls Brésiliens à arborer l’autocollant de leur drapeau sur leur voiture, notamment lorsqu’ils vivent en dehors du Rio Grande do Sul, à connaître l’hymne de leur état et à le chanter lors des grandes occasions. La semaine Farroupilha qui a lieu chaque année au mois de septembre en fait partie. Elle commémore la révolte des Farrapos, rebelles Gaúchos qui se sont insurgés durant dix ans contre le pouvoir fédéral de Rio – alors capitale du Brésil – jugé trop centraliste. Le vingt septembre, date à laquelle a démarré la révolte en 1835, est aujourd’hui férié dans le Rio Grande do Sul : c’est le « jour du Gaúcho ».
À cette occasion, le journal télévisé national et les émissions de divertissement qui montrent les Gaúchos en costumes typiques en laissant penser que tout le monde s’habille de cette façon contribuent largement à reproduire les stéréotypes circulant sur les habitants du Rio Grande do Sul.
Image 2 – Différents aspects de la culture et du folklore Gaúchos
lors de festivités à Porto Alegre en mars 2006.
Pour autant, au delà de la perception que peut en avoir l’opinion publique brésilienne, les inégalités qui traversent le Rio Grande do Sul semblent montrer que cet état se trouve gagné par ce qu’on pourrait appeler une « brésilianité » croissante et qu’il est en train de se fondre dans les caractéristiques du Brésil. Comme me l’a rappelé une géographe gaúcha : « Le Rio Grande do Sul n’est pas une Europe telle qu’on peut la vendre au reste du Brésil ».
Notes de fin
1 Pour la localisation des états brésiliens, se référer à la carte 3.
2 Né dans l’état du Pernambouco et issu d’une famille pauvre de huit enfants, le président Lula a précisément suivi cet itinéraire puisque sa famille a migré dès les années 1950 vers la région de São Paulo.
3 Le questionnaire étant entièrement composé de questions ouvertes, les réponses ne correspondent donc pas à des items qui auraient été proposés aux personnes interrogées qui ont répondu avec leurs propres mots.
4 L’indice de développement humain présente l’avantage de ne pas réduire le développement à sa seule dimension économique. Dans le but de prendre en compte son caractère multidimensionnel, le calcul de l’IDH combine la prise en compte de la longévité et de la scolarisation/alphabétisation à celle du PIB.
5 La plus petite subdivision administrative du territoire brésilien ; l’équivalent de nos communes.
6 Habitant de Rio de Janeiro.
7 Professeur de géographie à l’Université fédérale du Rio Grande do Sul de Porto Alegre. Communication orale.
8 Companhia Vale do Rio Doce (CVRD).
9 Habitant de l’état du Minas Gerais.
10 Viande grillée au feu de bois, plat traditionnel du Rio Grande do Sul.
11 Top model la mieux payée au monde, originaire de Horizontina.
12 Les dirigeants brésiliens de l’époque sont favorables au blanchiment de la race, utilisant le métissage pour éliminer progressivement la présence des Noirs. Pour ce faire, ils mirent en place une politique volontariste de blanchiment de la population brésilienne avec le soutien de politiques publique favorisants l’immigration venue d’Europe (Allemands, Italiens, Polonais, Ukrainiens…) mais aussi du Japon.
13 Relief résiduel en saillie. Il est possible de traduire par « morne » en français ou « pain de sucre ».
14 Viande séchée qui était essentiellement destinée à nourrir les esclaves.
15 Vastes domaines agricoles.
16 Grands propriétaires terriens.
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Pour citer cet article :
Le Brazidec Nicolas, « Le Rio Grande do Sul : une Europe brésilienne ? Une approche géographique de la perception sociale des inégalités au Brésil. », RITA, N°2 : août 2009, (en ligne), Mis en ligne le 01 août 2009. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/dossier-thema-37/le-rio-grande-do-sul.html