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Ancrage local et enjeux internationaux d’une transnationalisation des pratiques cultuelles abakuás 

En dépit d'une forte pression exercée par la diaspora cubano-américaine de Miami, la société secrète abakuá – un phénomène religieux urbain cantonné à l'ouest de Cuba (La Havane, Matanzas et Cárdenas – n'a pas encore autorisé de cérémonies religieuses hors des frontières nationales....

Les interstices d’une construction nationale : question noire et désir de reconnaissance à Cuba (1812-1912)                            


Au cours du XIXème siècle et jusqu’au début du XXème, la population dite « de couleur », contrairement au rôle secondaire que les acteurs de l’époque s’efforcèrent de lui attribuer, par ses actes ou ses écrits, démontra une matérialité de tous les instants...


Ce travail se propose de suivre une approche chronologique des moments historiques où les Noirs et les Mulâtres ont agi, ainsi que ceux où ils ont été agis par les Blancs, pour reprendre la formule de Frantz Fanon. Cette perspective dialectique et synchronique permettra d’apprécier le lent cheminement de la question « raciale » dans la Perle des Antilles. Alors que les esclaves et les libres « de couleur » n’eurent de cesse de lutter pour leur liberté et leurs droits, les élites créoles, dans leur rapport avec les autorités coloniales, s’employèrent à les faire peser sur la scène politique, tout au long du XIXème siècle, jusqu’à les inclure de façon artificielle dans leur vision de la nation cubaine, sans pour autant les reconnaître comme des citoyens à part entière. La genèse constituée par la révolution abolitionniste menée par le Noir libre José Antonio Aponte, qui se solda par sa décapitation en 1812, servira de point de départ à ce travail qui se conclura par le massacre des membres du Parti Indépendant de Couleur en 1912, dont l’ambition était de défendre les droits de la population « de couleur ».

Mots clés: Cuba ; Nation ; Esclavage ; Noirs ; Reconnaissance.

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Karim Ghorbal

Docteur en Études Hispaniques et Latino-Américaines (Paris III)

Enseignant-Chercheur à l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis

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Les interstices d’une construction nationale : question noire et désir de reconnaissance à Cuba (1812-1912)

 

Introduction

 

          Cet article se propose de considérer les tensions dialectiques à l’œuvre dans la société coloniale cubaine au cours du XIXème et au début du XXème siècle. Il s’agira de montrer que la construction de l’imaginaire national de la plus grande des Antilles répond aux schémas rhétoriques façonnés par les élites blanches, tant esclavagistes que post-esclavagistes. Pour comprendre ce processus, il est intéressant de s’appuyer sur la dialectique du maître et de l’esclave développée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. Ce qui différencierait la chose de l’être humain, autrement dit l’esclave de l’homme libre, aux yeux du philosophe allemand, se situerait dans le « désir » de se faire reconnaître comme conscience de soi (Hegel, 1993 : 188). Le désir de reconnaissance, aux yeux de Frantz Fanon, représente le préalable à l’émancipation de la « choséité » dans laquelle le Noir (1) est enfermé : « Historiquement, le nègre, plongé dans l’inessentialité de la servitude, a été libéré par le maître. Il n’a pas soutenu la lutte pour la liberté ». Cette analyse permet au médecin antillais de conclure que « le Noir a été agi » (Fanon, 1975 : 176-179). Par ailleurs, projetée sur la question noire, l’analyse de la dialectique Hégélienne par Simone de Beauvoir permet d’expliciter nombre de postures euro-centristes adoptées par les Noirs et les Mulâtres eux-mêmes. Elle sous-tend l’idée que le maître n’est pas l’unique responsable de la subordination de l’esclave (et par extension du citoyen noir de seconde zone dans une société post-esclavagiste), dans la mesure où ce dernier a pu être tenté de se « constituer en chose » en faisant siennes certaines des valeurs du maître (De Beauvoir, 1949 : 134).

De récentes recherches tendent à démontrer, de façon convaincante, que Hegel a élaboré son idée d’une relation entre maîtrise et servitude sur la base de la révolte des esclaves de Saint-Domingue (1791-1804). Aux yeux de Susan Buck-Morss, il ne fait aucun doute que le philosophe allemand « avait connaissance de l’existence des esclaves, et de leurs luttes révolutionnaires » et qu’il « utilisa les formidables événements d’Haïti comme pivot de son argumentation », la dialectique de la reconnaissance devenant par là-même « la thématique de l’histoire mondiale, le récit de la réalisation universelle de la liberté » (Buck-Morss, 2006 : 64). Susan Buck-Morss suggère qu’en « œuvrant pour leur propre libération, les esclaves africains de Saint-Domingue obtinrent, par la force, leur reconnaissance par les Blancs d’Europe et d’Amérique, ne serait-ce que sous la forme d’un certain effroi » (Buck-Morss, 2006 : 32). La radicalité de cette révolution totale, qui démentait la conception essentialiste du Noir définit comme une « chose », trouvera l’un de ses échos les plus significatifs dans la peur panique qui animera les esprits des esclavagistes de Cuba tout au long du XIXème siècle, sentiment qui sera également partagé par les générations créoles post-esclavage dans les premières années du XXème siècle. Or, il est significatif que ce passage de l’état d’"objet" à l’état de "sujet" n’ait jamais été reconnu comme tel par les acteurs de l’époque. Selon Michel-Rolph Trouillot, la révolution Haïtienne « entra dans l’histoire avec cette particularité qu’elle était impensable alors même qu’elle se produisait ». Les observateurs contemporains furent incapables de comprendre cette révolution car leurs catégories préfabriquées les en empêchaient. Certes, les planteurs ne pouvaient pas totalement nier l’existence de cette révolution mais ils s’employèrent à banaliser ses manifestations en épurant cet acte de résistance de son contenu politique (Trouillot, 1995 : 73 et 83). Il convient de préciser que si les structures sociopolitiques propres à Saint-Domingue diffèrent de celles de Cuba, il n’en reste pas moins que l’ « impensé » d’Haïti a pu se décliné de façon paradigmatique et symbolique dans la colonie espagnole dans la mesure où nombre de tentatives révolutionnaires noires ont été réduites au silence ou, dans le meilleur des cas, minimisées au point de les considérer comme de simples gestes de désespoir dans le but de nier leur valeur politique.

La révolution de Saint-Domingue eut pour conséquence de détruire les richesses agricoles de l’île, ce qui permit à Cuba de devenir le premier producteur de sucre au monde. Les grands propriétaires terriens de Cuba furent tenus d’acquérir toujours plus d’esclaves africains pour cultiver leurs champs de canne. Au total, on estime que près d’un million d’esclaves furent introduits à Cuba entre le XVIème et la fin du XIXème siècle. Mais c’est à partir de la fin du XVIIIème siècle, lorsque la traite négrière et l’exploitation des esclaves s’intensifièrent, que commença à prendre forme une société d’un nouveau genre, notamment basée sur la marginalisation « raciale » (Tornero, 1998 : 25-26). L’étude spécifique d’une série d’épisodes historiques mettant en relief certains des fondements racistes de la construction de la nationalité cubaine permettra de montrer que les esclaves et les libres « de couleur », contrairement au rôle secondaire que les acteurs de l’époque se sont efforcés de leur attribuer, par leurs actes, ont démontré une matérialité de tous les instants. Ce travail se propose de suivre une approche chronologique de certains moments historiques où les Noirs « ont agi », ainsi que d’autres –qui ont pu coïncider– où ils « ont été agis » par les Blancs.

 

I. La conspiration d’Aponte ou la modernité des Noirs de Cuba 

          Lors des premières Cortes de Cadix, en 1811, le député mexicain Miguel Guridi y Alcocer présenta une motion en faveur de l’abolition graduelle de l’esclavage et de la suppression du trafic négrier. Cette proposition ne passa pas, notamment en raison des pressions exercées par le lobby esclavagiste cubain (Guerra, 1971 : 229-230). Cependant, les numéros du Diario de Sesiones de Cortes rapportant les débats sur l’abolition de l’esclavage, circulèrent à La Havane et furent portés à la connaissance de José Antonio Aponte, Noir libre qui fut l’un des meneurs d’un vaste mouvement à travers l’île dont le but était d’abolir l’esclavage et d’obtenir l’indépendance. Cette sédition, avortée un an plus tard, représente la première grande tentative paradigmatique de la révolution haïtienne.

Les préparatifs de la conspiration coïncidèrent, effectivement, avec la proclamation d’Henri Christophe comme roi d’Haïti en 1811. Aponte exhortait ses hommes en leur parlant de l’héroïsme des esclaves révolutionnaires de Saint-Domingue. Aussi, lorsque le moral des insurgés était au plus bas, Aponte faisait montre de sérénité en évoquant –aussi bien qu’il invoquait– le souvenir d’Haïti, où « ceux de sa classe avaient fait la révolution et obtenu ce qu’ils désiraient » (Franco, 1977 : 17-21). La proclamation de la première république Noire eut un impact cognitif et psychologique considérable chez les esclaves et les libres « de couleur » en véhiculant l’idée selon laquelle leurs propres actions pourraient mettre un terme à leur subordination (González-Ripoll et al, 2004 : 230).

Tandis que le souvenir brulant d’Haïti était vécu comme une promesse par les rebelles noirs, les élites blanches, dominées par la peur, se refusaient à établir le lien avec Saint-Domingue de façon officielle. Le capitaine général de l’époque, le marquis de Someruelos, expliqua publiquement aux habitants de Cuba que la tentative séditieuse d’Aponte, qui n’avait, selon ses dires, ni plan ni coordination, était à mettre sur le compte des rumeurs à propos d’une loi abolitionniste émanant de la Métropole (Fischer 2004 : 42). Les maîtres interprétaient de façon dialectique tout acte de résistance comme une influence extérieure afin de prouver que les problèmes de l’esclavage pratiqué dans l’île n’étaient pas structurels mais conjoncturels. Comme le signale Ada Ferrer, à l’image des observateurs français de Saint-Domingue en 1791, « à Cuba, les planteurs et hommes d’Etat étaient incapables de voir leurs propres esclaves comme les principaux architectes de la conspiration ou de la résistance » (González-Ripoll et al, 2004 : 217). Pourtant, bien que désavouée par les commentateurs de l’époque, la transcendance politique et sociale de la rébellion menée par Aponte se reflète notamment dans la peur panique qu’elle suscita chez les Blancs, dans la mesure où, pour reprendre la formule d’Alejandro E. Gómez, elle faisait écho au « syndrome de Saint-Domingue » (Gómez, 2010).

Mise à part l’influence haïtienne, il est intéressant de constater que la singularité de cette révolte témoigne, en outre, de la façon dont les Noirs de Cuba sont parvenus à façonner un système de représentation particulier, sur la base des tensions politiques, sociales et culturelles d’une époque mue par les révolutions à l’échelle internationale. Les rebelles de 1812 interagirent avec leur environnement immédiat et selon une perspective atlantique pour préparer leur rébellion et donner un sens à leur rôle devant l’histoire (Childs, 2006 : 185). Les esclaves et les libres « de couleur » surent utiliser les interstices législatifs et économiques qui s’offraient à eux pour obtenir leur libération et protéger leurs acquis. Sans doute afin de parer à tout prétexte de révolte compte tenu de la conjoncture haïtienne, les autorités coloniales consentirent certains espaces de négociation aux esclaves –à l’image de la coartación– qui en tirèrent parti afin d’interagir avec leur milieu social (Belmonte Postigo, 2009). Cependant, la liberté n’était pas synonyme d’égalité dans le cadre d’une société de plantation cubaine profondément « racialisée ».

Comme pour démontrer que leurs valeurs ne répondaient pas forcément au schéma imposé par le régime esclavagiste, les gens « de couleur » allèrent au-delà de la « race » et de l’identité liée à la noirceur de la peau pour se réunir au sein d’associations basées sur l’origine ethnique, les cabildos de nación. À travers le cabildo, institution qui joua un rôle de premier ordre dans la conspiration d’Aponte, les Noirs se définissaient sur la base d’origines africaines communes. Cette référence à la terre ancestrale témoigne notamment, selon Paul Gilroy, « des réponses que l’Atlantique noir a apporté à la modernité » dans la volonté de se définir à l’aune de « la grandeur des cultures africaines avant l'esclavage », permettant de « fonder les normes culturelles de la politique de la diaspora à l'écart de l'itinéraire balisé du progrès occidental » (Gilroy, 2003 : 90-91). En ce sens, explique Matt. D. Childs, la rébellion d’Aponte a mis en lumière la flexibilité et la nature innovatrice de l’identité africaine à Cuba. Les Africains de Cuba se définissaient eux-mêmes en insistant à la fois sur leur ethnicité héritée d’Afrique et leur identité raciale forgée dans le Nouveau Monde (Childs, 2006 : 188). Par ce système de représentation complexe, les Noirs de Cuba faisaient preuve d’une « double conscience », au sens de Du Bois.

À la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème, les débats autour de l’esclavage se multiplient sur la scène internationale. Les révolutionnaires libres et esclaves autour de José Antonio Aponte se réfèrent avec insistance aux rumeurs selon lesquelles des décrets royaux émanant d’Espagne, d’Angleterre, du Congo ou d’Haïti les auraient déclarés libres. D’après Matt D. Childs, la circulation de rumeurs d’émancipation provenant de diverses figures monarchiques à Cuba en 1812 confirme l’importance du rôle de l’idéologie royale au moment de façonner les mouvements de résistances, qu’il s’agisse d’esclaves ou d’autres groupes subalternes. À Cuba, la multiplicité des « faisceaux » monarchiques, qui tenait aux origines diverses des esclaves et libres « de couleur » ainsi qu’à l’ère de changements politiques eu égard à l’esclavage, a souvent déterminé le choix du monarque auquel les rebelles attribuaient le pouvoir d’émancipation. Le nombre des souverains invoqués représentait la variété des référents idéologiques et politiques des esclaves qui se projetaient au-delà du seul champ colonial espagnol. Aux yeux de Childs, il serait réducteur de voir la rébellion d’Aponte selon l’optique du « monarchisme naïf » en considérant que les rebelles pouvaient uniquement construire leur mouvement à travers l’autorité du pouvoir monarchique. Aussi, les références multiples aux rois d’Espagne, de Grande Bretagne, du Congo et d’Haïti, seraient plutôt à considérer comme une forme ritualisée de planification de la révolte qui, en plus de catalyser les forces vives du mouvement, conféreraient une légitimité politique aux actions des rebelles dans leur lutte contre l’élite coloniale (Childs, 2006 : 169-171). Ultérieurement, la tension générée par le passage d’un esclavagisme de type patriarcal à une exploitation intensive (Tomich, 2004 : 69), ajoutée au spectre de la révolution haïtienne ravivée par la rébellion d’Aponte, servira d’ailleurs de point d’inflexion dans les rapports ambivalents et conflictuels entre l’élite créole et l’empire colonial espagnol en déliquescence à partir des premières années du XIXème siècle.

 

II. La citoyenneté créole au prisme du constitutionnalisme colonial

          La fonction juridico-politique d’une constitution est notamment de concevoir la citoyenneté. L’un des fondements de la politique des libéraux lors des premières Cortes de Cadix (1810-1814) fut la proclamation de l’égalité entre Espagnols et Américains. L’article 18 du projet de Constitution spécifiait qu’étaient citoyens « les Espagnols ayant deux ascendants originaires des domaines espagnols des deux hémisphères ». Cependant, l’article 22 du projet constitutionnel limitait les droits fondamentaux d’une grande partie de la population d’outremer, en particulier les castas pardas, selon la terminologie coloniale, c’est-à-dire les individus libres et « ayant au moins un ascendant originaire d’Afrique ». De cette manière, on excluait de la citoyenneté et surtout des futurs recensements électoraux, presque un tiers de la population américaine (Fradera, 2005 : 81). Les libéraux justifièrent cette représentation inégale en invoquant l’ « hétérogénéité » ethnique de la société américaine.

L’élite créole cubaine, à la différence des autres colonies de l’Amérique espagnole –hormis Porto Rico– ayant obtenu leur indépendance au cours du premier tiers du XIXème siècle, était prisonnière du système esclavagiste qui faisait sa fortune autant qu’elle déterminait sa servitude politique. Le créolisme cubain était alors relativement exempt du sentiment haineux vis-à-vis des Péninsulaires, tel qu’il pouvait exister dans d’autres colonies d’Amérique espagnole. À cet égard, il est significatif que le langage populaire cubain n’ait pas forgé de mot pour qualifier avec mépris les Espagnols nés en Péninsule, à l’image des termes gachupín au Méxique et chapetón au Pérou (Moreno Fraginals, 2002 : 168). Mis à part les liens économiques qui unissaient l’élite cubaine à la monarchie, l’ombre portée d’Haïti contribua à fondre l’antagonisme Colonie/Métropole au profit de l’opposition Blancs/Noirs. Les créoles pouvaient laisser à plus tard le combat contre la Péninsule pour se consacrer pleinement à la seule confrontation vitale à leurs yeux, celle –à la dimension quasi eugénique– qui les opposait aux esclaves et aux libres « de couleur ».

Simón Bolívar, bien qu’il fût favorable à une émancipation des esclaves, partageait le mépris de l’élite blanche –dont il était issu– à l’endroit des individus « de couleur » et redoutait l’avènement de la « pardocratie » (Helg, 2003 ; Lynch, 2010 : 149-150 ; Gómez, 2010 : 336-341). De façon symptomatique, à la veille du Congrès de Panama, le Libertador confiait au général Santander : « La liberté de Cuba peut attendre ; nous avons assez d’un seul Haïti dans la Caraïbe » (Baquero, 1977 : 143). Le ministre espagnol José María Calatrava avait pleinement conscience que la soumission des créoles dépendait du maintien du système esclavagiste. En 1823, il expliquait la cause fondamentale de cette soumission à l’ambassadeur nord-américain Kilpatrick : « La peur que les Cubains ressentent vis-à-vis des Noirs est le moyen le plus sûr dont dispose l’Espagne pour garantir sa domination dans cette île » (Franco, 1968 : 9). Bien que certains créoles participèrent aux conspirations maçonniques dites des Rayos y Soles de Bolívar et de l’Águila Negra, au cours des années 1820, leurs échecs démontrent, en partie, que leur motivation profonde n’était pas de gagner leur indépendance par les armes, de peur que les esclaves ne profitent de la confusion pour se soulever. La peur du Noir fut une réalité tangible parmi les conspirateurs cubains qui étaient liés, de près ou de loin, au système esclavagiste. (Soucy, 2006 : 86-89).

Oubliés les premiers élans pseudo-égalitaires des premières Cortes de Cadix, le processus constituant de 1837 remit à l’ordre du jour la question de l’ « hétérogénéité » ethnique de ses possessions caribéennes. Le député valencien Vicente Sancho, l’un des membres les plus influents du Parti Progressiste aux Cortes, exposait clairement les données du problème cubain : l’archaïsme du système esclavagiste et l’hétérogénéité ethnique de la population cubaine rendait très difficile l’instauration d’un régime constitutionnel dans l’île. Pour Sancho, il ne faisait aucun doute que l’importance numérique des hommes « de couleur » constituait la principale barrière aux aspirations séparatistes et indépendantistes des créoles cubains. Il les mettait en garde en prononçant cette phrase célèbre : « L’île de Cuba, je dis que si elle n’est pas espagnole, elle est noire, nécessairement noire, et cela, personne ne l’ignore » (DS, III, 1836-1837 : 2.508). La Constitution de 1837 ne concédait aucune représentation politique aux territoires d’outremer qui se voyaient soumis à un régime politique « spécial ». Lors des débats qui eurent lieu aux Cortes la même année, il fut d’ailleurs signalé que les Blancs seraient les seuls à être pris en compte comme base de la représentation nationale. Cependant, si l’on admettait l’idée d’une loi électorale différente pour Cuba, il conviendrait de distinguer la façon dont les habitants de la colonie, Noirs, Blancs et Mulâtres représenteraient et seraient représentés. Certains créoles réformistes, à l’image de José Antonio Saco, proposèrent que l’on compte les Noirs libres dans le recensement électoral de manière à augmenter le nombre de députés blancs, sans que les Noirs ne puissent être élus. (Saco, 1963 : 131).

Les réformistes créoles conféraient à l’esclavage une dimension politique. Ils considéraient l’institution servile comme un obstacle, non pas à leurs aspirations indépendantistes, mais à l’octroi de libertés politiques accrues, ainsi qu’à leur "désir de reconnaissance" par la Mère Patrie. Les deux moyens dont ils pensaient disposer pour gagner la reconnaissance de l’Espagne étaient, dans un premier temps, de stopper l’introduction d’esclaves noirs sur le sol cubain et, par la suite, de favoriser l’immigration de travailleurs blancs. En 1835, José Antonio Saco s’exprimait en ces termes : « L’Espagne nous reconnaît, nous aime et se rappelle de nous seulement pour nous saigner et nous consumer (…). Il ne nous reste qu’une solution : blanchir, blanchir, et alors nous faire respecter » (Luz y Caballero, 1949 : 172).

Au tournant des années 1840, la population « de couleur » dépassa en nombre celle des habitants blancs de l’île. Dans ce contexte, les autorités coloniales se servirent des esclaves comme d’une « formidable armée », selon la formule de Félix Varela (CEDM, t. II : 94). Les capitaines généraux de l’époque, Gerónimo Valdés (1841-1843) et Leopoldo O’Donnell (1843-1848) étaient d’ardents partisans de la thèse de l’ « équilibre racial ». Ils préconisaient l’augmentation du nombre d’esclaves par le biais de la reproduction naturelle et décidèrent que la conservation de la colonie antillaise dépendait de la proportion adéquate entre les deux composantes ethniques de l’île, laquelle devait être de l’ordre de six Noirs pour quatre Blancs (Naranjo Orovio, García González, 1996 : 81). Cette politique, basée sur la manipulation des divisions raciales, était le couronnement de la conception coloniale d’unité et de centralisation du pouvoir des libéraux. L’esclavage faisait office d’arbitre entre une colonie en quête de reconnaissance et un empire colonial en reconstruction. Si les débats constitutionnels plaçaient souvent les individus « de couleur » au cœur de la problématique coloniale, ceux-ci n’étaient considérés que comme des agents passifs. Pourtant, les nombreux soulèvements d’esclaves et les conspirations des libres « de couleur » ne pouvaient laisser les maîtres indifférents quant à leur rôle d’agents actifs.

 

III. La conspiration de La Escalera et le déni de reconnaissance

          C’est au cours de la première moitié du XIXème siècle, au moment où le trafic négrier est à son apogée, que les rébellions d’esclaves sont les plus nombreuses à Cuba. En 1843, les esclaves des plantations cubaines franchissent un pallier dans leur lutte. Leurs révoltes prennent une tournure politique et sociale sans précédent (Yacou, 2010 : 259-270). Cette année-là, les provinces de La Havane et de Matanzas furent le théâtre d’insurrections dont l’organisation fut singulière. Les soulèvements de mars et novembre 1843 furent largement commentés par les créoles réformistes, qu’ils soient intellectuels ou propriétaires. Sur le plan officiel, les hacendados n’étaient nullement disposés à reconnaître l’effroi soulevé par la résistance des esclaves. D’ailleurs, Tomás Gener et Félix Varela, dans une lettre fondatrice du réformisme créole, transmettaient cet avertissement à leurs amis progressistes : « Il ne faut jamais qu’ils sachent que nous les craignons» (CEDM, t. II : 94). Tous s’accordaient à admettre que la violence mise en œuvre afin de terrasser ces tentatives révolutionnaires noires était aussi atroce que justifiée. Cependant, au-delà de la condamnation de rigueur, dans leur correspondance privée, certains esclavagistes, au premier rang desquels le grand propriétaire Miguel de Aldama, accordèrent à ces révoltes d’esclaves une légitimité certaine. Ce dernier jugeait qu’il était normal que des esclaves, « véritables martyres de la liberté » se soulèvent et luttent pour leur liberté (CEDM, t. VI : 181-186). Cette posture est toutefois à relativiser dans la mesure où cette reconnaissance n’intervient que lorsque les créoles sont au pied du mur et que la paternité logistique de ces rébellions est accordée à des Blancs, des Anglais en l’occurrence.

De la même manière qu’ils avaient la conviction que la révolte des esclaves de Saint-Domingue était à mettre uniquement sur le compte de la Révolution Française et que la conspiration d’Aponte s’expliquait par l’influence haïtienne, les acteurs de l’époque –officiels, propriétaires et intellectuels– étaient persuadés que les projets visant à abolir l’esclavage ne pouvaient émaner que d’une source extérieure à Cuba et, en tout état de cause, blanche. La conspiration, dont les ramifications étaient aussi complexes qu’étendues, aux yeux des créoles comme des autorités coloniales, ne pouvait être le fait des seuls esclaves et libres « de couleur ». D’emblée, les Anglais furent montrés du doigt et accusés d’être les principaux instigateurs du complot. Le 19 février 1844, Leopoldo O’Donnell affirmait au secrétaire d’État à Madrid qu’il avait « la conviction morale que la conspiration [était] due aux manigances des sociétés abolitionnistes et aux intrigues des Anglais » dans la mesure où la « stupidité naturelle des Noirs ne pouvait guère être à l’origine d’une conspiration ayant demandé des années de préparation et qui véhiculait des idées ne pouvant être à leur portée » (AHN, Estado, legajo 8039/13, n°20). Domingo del Monte, figure majeure du réformisme créole, partageait aussi cette analyse : « L’examen attentif de ce complot (…) démontre que la machination était dirigée par une intelligence supérieure à celle des Noirs » (Monte, 1929 : 163).

S’il est vrai que les agents abolitionnistes britanniques jouèrent un rôle relatif dans la conspiration dite de La Escalera, il convient de préciser que les révoltes des esclaves ruraux connurent un climax au début des années 1840 en raison d’une exploitation toujours plus inhumaine. Au même moment, les libres « de couleur », particulièrement dans les villes, étaient demandeurs d’une égalité qui allait de pair avec leur ascension sociale. Cette époque marque aussi la prise de conscience, chez certains créoles, qu’un changement politique est possible, ou tout au moins, nécessaire. David Turnbull, consul britannique à La Havane et abolitionniste convaincu, profita alors des contradictions qui animaient la société cubaine et tenta de faire office de catalyseur entre les revendications de ces trois groupes sociaux (voir Paquette, 1988). Toutefois, on évoque souvent ce rôle catalyseur de Turnbull, notamment auprès des esclaves ruraux, sans pour autant avancer les preuves de ces contacts. Un travail reste à faire quant aux méthodes des abolitionnistes britanniques et à la portée réelle de leur action. Les esclaves n’avaient nul besoin d’aide pour se révolter. Les Blancs sont souvent présentés comme les éléments moteurs des rébellions esclaves. Or, s’il est évident que "le Noir a été agi" sur le plan "historiographique", il est évident et indéniable que "le Noira agi" sur le plan "historique". Du reste, Nelly Schmidt explique qu’aucun « courant anti-esclavagiste occidental n’apparut hors d’un contexte de résistance des esclaves eux-mêmes, que ce soit par la rébellion, le marronnage, la résistance au quotidien, le refus du travail, le sabotage, l’empoisonnement du bétail, du commandeur ou des maîtres de plantations » (Schmidt, 2006 : 22).

Représentation du supplice infligé aux esclaves qui étaient attachés à une échelle (escalera) pour être fouettés (Núñez Jiménez, 1998 : 159).

Image 1 : Représentation du supplice infligé aux esclaves qui étaient attachés à une échelle (escalera) pour être fouettés (Núñez Jiménez, 1998 : 159).

Dès la découverte de la conspiration en décembre 1843, une féroce répression s’abattit sur les esclaves qui furent torturés et exécutés sans la moindre forme de procès. Des libres « de couleur » de renom, tel que le poète Gabriel de la Concepción Valdés alias Plácido, furent également pris pour cible par les autorités. La conspiration de La Escalera, au même titre que la rébellion d’Aponte, s’inscrit dans le paradigme inauguré par la révolution de Saint-Domingue dans la mesure où elle met une nouvelle fois en évidence la lutte pour la liberté et la reconnaissance entreprise par les Noirs et la négation de ce désir par les Blancs.

 

IV. De la guerre d’indépendance à la « guerre des races »

          À l’approche des années 1870, les Noirs de Cuba, qui s’étaient jusque-là distingués par leurs rôles d’agents « actifs » (rébellion d’Aponte, conspiration de La Escalera) et « passifs » (constitutionnalisme) sur la scène politico-sociale de la colonie caribéenne, étaient en passe d’assumer cette double casquette en même temps. Le 10 octobre 1868 marque le début de la première guerre d’indépendance cubaine, initiée par le riche propriétaire originaire de Bayamo, Carlos Manuel de Céspedes. Ce n’est pas un hasard si la lutte armée contre la Mère Patrie, qui allait durer dix ans, éclata dans la région orientale de Cuba, la moins marquée par l’esclavage. Dans un décret daté du 27 décembre, Céspedes aborda en ces termes la question de l’esclavage : « La révolution de Cuba, en proclamant l’indépendance de la patrie, a également proclamé toutes les libertés et pourrait difficilement tolérer la grande inconséquence de les limiter à une seule partie de la population du pays. Cuba libre est incompatible avec Cuba esclavagiste » (Pichardo, 1977 : 370-371).

En théorie, les esclaves libérés s’engageant au combat aux côtés des révolutionnaires créoles devaient accéder au rang de citoyens à part entière. Dans les faits, les dirigeants blancs acceptèrent difficilement l’idée qu’un Africain ou un Noir créole puisse être considéré comme un Cubain (Scott, 2001 : 88). Si les hommes « de couleur » représentaient plus de 60% du corps de la nouvelle armée révolutionnaire, les officiers étaient presque tous Blancs. En dépit de ces limitations de fond, dans la forme, cette armée d’un nouveau genre, intégrée par des Blancs, des Noirs et des Mulâtres, symbolisait à merveille la rhétorique révolutionnaire selon laquelle les couleurs s’effaçaient devant le sentiment national. Les Noirs et les Blancs n’existaient plus ; désormais, tous étaient Cubains (Ferrer, 1999 : 3). Cette conception tranchait avec celle de la Société Anthropologique Cubaine qui, au cours des années 1860, définissait comme Cubain « tout homme blanc né à Cuba » (Moreno Fraginals, 1983 : 47). Ce nouveau système de représentation impliquait une re-conceptualisation de la nationalité et de la place des personnes « de couleur », d’autant que l’Espagne entendait justement contrecarrer les insurgés sur ce terrain. En Péninsule, alors que les libéraux du début du siècle avaient utilisé la « race » et l’esclavage pour préserver la possession de Cuba, la création de la Société Abolitionniste Espagnole, en 1865, inaugura une nouvelle ère. Segismundo Moret, ministre d’Outremer, proposa un projet d’abolition graduelle de l’esclavage qui fut approuvé par les Cortes le 4 juillet 1870. Répondant de toute évidence à des considérations d’ordre stratégique, le gouvernement espagnol cherchait à obtenir l’appui des Noirs et des Mulâtres afin de préserver le statu quo colonial (Scott, 2001 : 317).

La Guerre des Dix Ans modifia considérablement la perception de la question noire à Cuba. À partir de 1878, la population « de couleur », qui avait été jusque-là considérée en tant que force de travail et de danger insurrectionnel potentiel, fit son entrée dans l’Histoire de Cuba en tant qu’agent de changement (García Mora et Naranjo Orovio, 1997: 116-117). Cette évolution est notamment illustrée par l’emploi du terme d’origine congo mambi, d’acception pourtant péjorative à la base, pour désigner l’ensemble des combattants indépendantistes cubains, sans distinction de couleur de peau (Ortiz, 1985 : 337). La participation active des Noirs aux processus indépendantistes et le fait qu’ils aient risqué leur vie pour obtenir leur liberté et celle de leur pays, bouleversaient les schémas dialectiques de l’élite créole qui refusait de les reconnaître comme les agents de leur propre émancipation et de celle de Cuba.

Comme l’ont montré Rebecca J. Scott et Michael Zeuske, à Cuba, l’émancipation graduelle fut l’occasion, pour nombre d’ex-esclaves de revendiquer leur « droit d’avoir des droits » devant des institutions publiques comme les bureaux de notaires et les tribunaux de première instance. L’une des manifestations de ce désir de reconnaissance officielle de la part d’hommes et de femmes récemment libérés, fut la conquête d’un deuxième nom de famille. En effet, précisent les deux historiens, « pour passer du statut de propriété à celui d’hommes ou de femmes libres, les esclaves émancipés avaient besoin d’un nom de famille qui leur soit propre, garant de leur identité » (Scott et Zeuske, 2004 : 529). Cette démarche répondait à la volonté d’effacer la mention sin otro apellido (sans autre nom de famille), que les notaires employaient afin de signifier « qu’une personne avait accédé depuis peu à l’usage des institutions notariales et juridiques ». Si la mention abrégée soa n’indiquait pas directement la couleur de la peau, elle soulignait néanmoins l’origine esclave d’une personne. Nombreux furent les descendants d’Africains, à l’image des vétérans noirs Esteban Montejo et Ricardo Batrell, à tenter d’acquérir un deuxième nom de famille afin de revendiquer « le droit d’avoir un nom égal à celui de tout autre citoyen » (Scott et Zeuske, 2004 : 539). Ce type de démarche à la dimension performative (Austin, 1994) était une façon de répondre à l’idéologie de fraternité raciale, tout aussi performative, systématisée dans l’intention que les Cubains « de couleur » viennent grossir les troupes indépendantistes.

José Martí (1853-1895) aura sans doute grandement contribué à véhiculer la vision téléologique selon laquelle la Guerre des Dix Ans, berceau de l’égalitarisme cubain, représenterait la genèse de la nation cubaine. En 1894, dans un article intitulé « El plato de lentejas » publié dans La Patria (New York), l’ « Apôtre » de la lutte pour l’indépendance soutint que « la révolution, faite par les propriétaires d’esclaves, déclara libres les esclaves ». Cet écrit, aussi incisif envers l’Espagne que conciliant à l’égard des esclavagistes créoles, ne suggérait-il pas que les Noirs de Cuba devaient se montrer reconnaissants envers les Blancs ? (Fuente, 2000 : 48-49). Cette rhétorique relative à la Guerre des Dix Ans, selon laquelle seuls les Blancs avaient « agi », était partagée par de nombreux intellectuels et anciens combattants créoles. À titre d’exemple, l’avocat et journaliste Manuel Sanguily, héros de la première guerre d’indépendance, pensait que même si l’on acceptait l’idée que des milliers d’hommes « de couleur » avaient été aux côtés des Cubains (blancs) durant la Révolution, « son origine, sa préparation, son initiative, son programme et sa direction, c’est-à-dire la Révolution dans son caractère, son essence et ses aspirations, fut l’œuvre exclusive des Blancs » (Helg, 2000 : 63). Les Noirs étaient tenus, par conséquent, de montrer de la gratitude à l’endroit des révolutionnaires blancs qui avaient brisé leurs chaînes, de la même manière qu’ils avaient contribué à libérer Cuba du joug colonial.


Image 2 : Carlos Manuel de Céspedes octroyant la liberté à l’un de ses esclaves. La Discusión, 10 octobre 1905 (Fuente, 2000 : 52)(2).

 

La figure du héros indépendantiste était difficile à envisager, du point de vue des élites blanches, lorsqu’il s’agissait d’un homme « de couleur ». La polémique autour de la figure du poète mulâtre Plácido, dont l’exécution par les autorités coloniales en 1844 en faisait un emblème de la cause indépendantiste, est significative à cet égard. En 1880, Manuel Sanguily nia la capacité de rébellion de Plácido et critiqua ses qualités de poète (Moreno Fraginals, 2002 : 261), se faisant l’écho de l’image négative du Mulâtre véhiculée par Domingo del Monte trente-cinq ans auparavant (Monte, 1929 : 149-150). De la même manière, la figure du mulâtre Antonio Maceo (1845-1896), héros des guerres d’indépendance de 1868 et 1895, suscita des réactions contradictoires. Trois ans après sa mort, à une époque placée sous le sceau de l’anthropologie criminelle (Voir Naranjo Orovio, 2006), une commission nationale décida d’exhumer sa dépouille dans le but de démontrer que les caractéristiques de son crâne le rapprochaient plus du Blanc que du Noir (Helg, 2000 : 145-147). Alors qu’il était Blanc aux yeux de l’élite créole radicale, le teint hâlé de sa peau était parfois invoqué avec crainte et mépris. Les colonnes du journal conservateur pro-espagnol Diario de la Marina dressèrent le portrait d’un chef militaire cruel dont le but était d’instaurer une dictature noire comme celle d’Haïti (Helg, 2000 : 107-108).

L’idéologie intégrationniste, dont le propos officiel était d’effacer l’idée de « race » au profit de celle de « nationalité », cachait en réalité une stratégie visant à perpétuer la hiérarchie sociale héritée du temps de la colonie. Les élites blanches avaient toujours recours aux mêmes arguments eugéniques (la « désafricanisation » ; l’immigration blanche) et sécuritaires (la menace représentée par l’exemple d’Haïti) afin d’ébaucher les véritables traits de la Nation à laquelle ils aspiraient et qui, en tout état de cause, était blanche. Dans ce contexte, les luttes politiques et sociales des Noirs et des Mulâtres furent souvent balisées par les frontières conceptuelles imposées par la culture dominante. Aussi, lorsque le Directoire des Sociétés de la Race de Couleur fut créé en 1887, son existence fut remise en question par l’écrivain et homme politique mulâtre, Martín Morúa Delgado (1857-1910). Morúa s’opposa à la création du Directoire car il pensait que, dans la mesure où l’esclavage avait été aboli, les Noirs et les Mulâtres ne devaient pas s’auto-différencier des Blancs mais au contraire faire un effort pour s’intégrer dans la société dominante : « Tant que l’on fera des concessions aux classes de couleur, affirmait-il, celles-ci demeureront dans l’infériorité à laquelle les avait condamné le régime passé (…). Il faut tout obtenir comme membres de la société cubaine et pas comme individus de telle ou telle race » (Helg, 2000 : 48). Face à la campagne diffamatoire orchestrée par le Diario de la Marina, qui laissait entendre que l’indépendance de Cuba déboucherait fatalement sur l’avènement d’un deuxième Haïti, Juan Gualberto Gómez réfuta cette filiation dans le journal La Igualdad en 1893. Cette défense, remarquable aux yeux de Tomás Fernández Robaina (Fernández Robaina, 1990 : 32-33), est toutefois vivement critiquée par Aline Helg qui juge que, de façon symptomatique, le président du Directoire, Juan Gualberto Gómez, né de parents esclaves, répondit aux arguments racistes émanant des élites blanches en reprenant à son compte les stéréotypes relatifs à la barbarie africaine, la sorcellerie ou encore l’image négative de la révolution haïtienne (Helg, 2000 : 72). Le journaliste noir Rafael Serra, compagnon d’exil de José Martí à New York, pensait lui aussi que les personnes « de couleur » pourraient échapper à leur situation subalterne par le biais de l’éducation et de la culture ainsi que par l’abandon de toute tradition d’origine africaine (Giolitto, 2009 : 57). Frantz Fanon explique très bien le processus de cette « déviation existentielle » que la culture blanche a imposé au Noir : « Culpabilité et infériorité sont les conséquences habituelles de cette dialectique. L’opprimé tente alors d’y échapper d’une part en proclamant son adhésion totale et inconditionnelle aux nouveaux modèles culturels, d’autre part en prononçant une condamnation irréversible de son style culturel propre » (Fanon, 2006 : 47). Si cette analyse est à nuancer dans le cas cubain, il n’en demeure pas moins que certains intellectuels « de couleur », qui défendaient pourtant avec courage les droits de leur communauté, furent parfois amenés à adopter une position qui tendait à effacer les traits de la culture africaine pour épouser totalement ceux de la culture dominante.

Certains historiens, à l’image d’Alejandro de la Fuente, suggèrent que la rhétorique égalitaire a rendu plus difficile l’exclusion sur une base raciale et a ouvert une brèche qui a permis aux personnes « de couleur » d’utiliser ce mythe en leur faveur. Il est vrai que l’adoption du suffrage universel masculin, en 1901, interdisait que les Noirs et les Mulâtres soient exclus des droits électoraux (Fuente, 2000 : 27-34). Néanmoins, cette rhétorique, qui s’appuyait sur le présupposé conceptuel de l’absence de « race », avait également pour conséquence d’empêcher les personnes « de couleur » de se livrer à une lutte pour la reconnaissance d’inégalités justement basées sur leur origine ethnique.

La fondation, en 1908, du Parti Indépendant de Couleur (PIC), dirigé par les vétérans Evaristo Estenoz et Pedro Ivonnet, fut l’objet d’une campagne de diffamation politique et médiatique sans précédent. Une nouvelle fois, l’argument d’une dictature noire à l’image d’Haïti fut brandi. Pourtant, loin de vouloir se livrer à une « guerre des races », comme les élites blanches le suggéraient, les membres de cette organisation politique progressiste composée d’ex-esclaves et d’anciens combattants, réclamaient que soit reconnue leur participation massive lors de la lutte indépendantiste et plaidaient en faveur de l’intégration des Noirs et des Mulâtres au sein de la société, ainsi que pour leur participation au gouvernement. L’idéologie du PIC, fondée sur la mémoire collective des Noirs et des Mulâtres, ainsi que sur leurs souffrances liées à l’esclavage, remettait en question le mythe de l’égalité raciale à Cuba et menaçait la structure sociale de l’île. Dans la mesure où la population « de couleur » était sous-représentée au sein des formations politiques traditionnelles, sa montée en puissance était jugée inquiétante (Bouffartigue, 2000 : p. 135). Le 11 février 1910, le sénateur libéral Martín Morúa Delgado proposa une loi électorale visant à interdire constitutionnellement l’existence de formations politiques composées de membres d’une seule « race » (Fernández Robaina, 1990 : 71). Les membres du PIC, s’ils étaient sensibles à l’idéal post-racial de José Martí, refusaient toutefois de souscrire à l’imaginaire égalitaire biaisé des élites blanches. L’insurrection armée du PIC en 1912, qui avait pour objet d’abroger la loi Morúa, fut sévèrement réprimée. Les rebelles furent exécutés de la main même de vétérans blancs qui les avaient pourtant côtoyés au sein de l’armée de libération. Cette année-là, Manuel Sanguily qui était secrétaire d’État du gouvernement libéral portant la responsabilité de la répression, n’hésita pas à se retourner contre ses anciens camarades indépendantistes Evaristo Estenoz et Pedro Ivonnet. Si le nombre exact des victimes ne sera sans doute jamais connu, différentes estimations font état du massacre de 2 000 à 6 000 individus (Helg, 2000 : 312). De façon paradigmatique, les élites blanches, comme elles l’avaient fait par le passé lors de la rébellion d’Aponte et la conspiration de La Escalera, répondirent au désir de reconnaissance des Noirs et des Mulâtres par la violence extrême.

 

Conclusion

          Alexis de Tocqueville affirmait que « le nègre », ayant « perdu jusqu’à la propriété de sa personne, (…) ne saurait disposer de sa propre existence sans commettre une sorte de larcin » (Tocqueville, 1986, t. I: 470). José Antonio Saco illustre ce mécanisme lorsqu’il s’indigna à la suite de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, car, à ses yeux, "on" avait octroyé aux esclaves, "sans qu’ils ne le méritent", les mêmes droits qu’aux Blancs (Portuondo Zúñiga, 2005 : 163). En définitive, comme le signale Françoise Vergès, l’abolitionnisme –selon une perspective euro-centriste– « voit dans l’esclave une victime qui ne pourrait être l’agent de sa propre émancipation » (Vergès, 2001 : 92). Or, la téléologie nationale défendant l’idée selon laquelle les anciens maîtres avaient « octroyé » la liberté aux esclaves, suggérait que leurs descendants n’étaient pas dignes des nouvelles prérogatives sociales et citoyennes qui leur avaient ainsi été accordées et pour lesquelles, par voie de conséquence, ils ne se seraient pas battus.

Les arguments avancés par les élites créoles de la fin du XIXème et du début du XXème siècle ressemblent à s’y méprendre à ceux développés par les générations antérieures. L’abolition de l’esclavage, en 1886, et la fin de la domination espagnole à Cuba, en 1898, n’ont pas mis un terme aux inégalités sociales qui découlaient d’une structure économique reposant en grande mesure sur le binôme sucre-esclaves. En dépit de formulations de principe tendant à sa réhabilitation relative, la population « de couleur » connut de grandes difficultés pour intégrer une société civile qui la marginalisait sur les plans socio-économique, politique et culturel.

Même si les Noirs de Cuba furent, de fait, des acteurs majeurs dans la lutte pour l’indépendance, leur quête légitime pour que l’on reconnaisse leurs droits ne trouva pas d’écho positif. Nombre de séparatistes blancs ressentirent, autant qu’ils interprétèrent, chaque conflit impliquant une participation massive des Noirs comme une résurgence de l’exemple haïtien (Gómez : 2010, 467). Cette peur, aussi traumatisante qu’intéressée, témoigne de deux constantes dans l’histoire de la colonie antillaise : premièrement, l’effroi suscité par les nombreuses rébellions auxquelles ont pris part les Noirs implique forcément une forme de reconnaissance de la part des élites blanches ; deuxièmement, ces dernières ont démontré qu’elles savaient user de stratagèmes rhétoriques racistes pour contester aux Noirs leur totale intégration dans la société cubaine. Enfin, malgré des conditions hostiles, les Noirs de Cuba sont parvenus à préserver et développer certains espaces d’expression qui leur sont propres et n’ont jamais renoncé au combat pour la reconnaissance.

 

Notes de fin

______________________

(1) Il convient de préciser que les catégories « Noir », « Mulâtre », « de couleur » et « Blanc », ainsi que le concept de « race », ne sont utilisées ici que dans la mesure où elles répondent aux systèmes de représentation des acteurs de l’époque. Du reste, comme l’a signalé Fernando Ortiz, « la race n’est rien de plus qu’un état civil signé par des autorités anthropologiques » (Ortiz, 1940 : 162).

(2) En écho contradictoire à cette représentation de Céspedes, l’huile sur carton du peintre Afro-cubain Alexis Esquivel, réalisée en 1993, met à mal son image traditionnelle d’abolitionniste et suggère la peur profonde que le « père de la patrie » ressentait à l’endroit des Noirs :

Image 3 : Carlos Manuel de Céspedes y la libertad de los negros, 1993 (http://eichikawa.com/2011/04/los-padres-de-la-patria-i.html)

 

Abréviations

AHN : Archivo Histórico Nacional, Madrid.

CEDM : Centón epistolario de Domingo del Monte, 7 vols., (1923-1957). La Habana: Imprenta El Siglo XX.

DS : Diario de Sesiones del Congreso de los Diputados, III. (1836-1837).

 

 

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Pour citer cet article:

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Los cimarrones de la provincia de Cartagena de Indias en el siglo XVII: Relaciones, diferencias y políticas de las autoridades

En este artículo se presentan tres aspectos novedosos opuestos a las tesis tradicionales relacionadas con los cimarrones de la provincia y gobernación de Cartagena de Indias en el siglo XVII: Las relaciones establecidas por los habitantes de los palenques, las diferencias entre y al interior de éstos y las políticas de las autoridades metropolitanas y coloniales frente a los fugitivos...

Les usages des références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal

À partir d'observations et d'entretiens menés lors d'un terrain ethnographique de sept mois à Montréal, je montrerai quels sont les usages de références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal...


Il sera question d'un groupe particulier de pratiquants, constitué en association, qui mobilise des conceptions de l'Afrique afin de redéfinir une authenticité du vodou excluant toute l'influence que le catholicisme eut sur cette religion. Par la production d'un discours universaliste et afrocentré, ces chefs de culte tendent à se positionner en représentants des pratiquants vodou, mais également de la communauté haïtienne de Montréal. Cependant, le faible succès de ces initiatives qui valorisent le vodou par l'accent mis sur son origine africaine laisse penser que seulement une faible part des pratiquants vodou à Montréal adhère à ces constructions identitaires.

Mots-clés : Vodou; Réafricanisation; Religions transnationales; Haïti; Montréal.

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Hadrien Munier

Doctorat

Centre de Recherches et d'Études Anthropologiques – Université Lyon 2

Centre d’Études sur les Arts, les Lettres et les Traditions – Université Laval

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Les usages des références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal

 

 

Introduction

          Depuis la création, en France, d'un champ de recherches sur les Amériques noires par Roger Bastide (1967), cette part de l'anthropologie passa d'un intérêt pour les « traditions » africaines à une analyse des usages de ces dites traditions (Capone, 2005a). Les usages de références à l'Afrique dans les religions afro-américaines ont donc fait l'objet de plusieurs recherches en anthropologie. Celles-ci permettent de saisir la teneur des discours que les chefs religieux de certains cultes afro-américains cherchent à diffuser et les processus de légitimation qui les sous-tendent. Au Brésil, certaines maisons de culte du candomblé se revendiquent d'une pureté africaine, incarnée par le culte de la nation nagô (yoruba), en opposition à des cultes considérés comme « dégénérés » à cause de la visibilité de leurs emprunts aux pratiques religieuses indiennes et/ou européennes (Capone, 1999). Ailleurs, certains initiés de la santería, culte pratiqué à Cuba s’exportant actuellement au Mexique (Argyriadis, 2005) ou à Miami (Capone, 2005b), se présentent également comme les dépositaires d'une tradition africaine intacte afin de renforcer leur légitimité dans un contexte de rivalités religieuses (Argyriadis & Capone, 2004).

Cette quête d'authenticité, s'opposant en apparence aux processus syncrétiques passés et présents, passe par la démonstration d'une « tradition africaine » conservée, c'est-à-dire par des remaniements touchant autant les panthéons que les modalités rituelles. Sur un modèle proche de la « théorie des masques » de Roger Bastide (1996), un certain nombre des acteurs de ces réafricanisations avancent l'idée selon laquelle les correspondances entre les esprits issus de cultes africains et les saints catholiques n'ont plus d'utilité. En effet, pour eux, il n'est plus nécessaire de cacher leur culte derrière une apparence de catholicisme populaire pour éviter les persécutions dont furent victimes les esclaves africains des Amériques puisque ce régime de domination est révolu (Capone, 1999). Ils considèrent donc que supprimer des éléments catholiques contenus dans leur culte leur permet de retrouver la forme authentiquement et originellement africaine des cultes syncrétiques afro-américains.

Ces processus de réafricanisation, qui témoignent à la fois d'une volonté de recréer des liens avec l'Afrique chez certains membres des populations noires des Amériques et d'un usage stratégique de la tradition dans des champs religieux marqués par d'importantes rivalités, sont depuis peu mis en œuvre dans le vodou haïtien. C'est en recourant à un imaginaire de l'Afrique particulier, dont la notion de ginen (1) témoigne, et en reliant celui-ci à un nouvel imaginaire, marqué par l'afrocentrisme, que certains chefs religieux tentent de produire une nouvelle pratique du vodou.

S'appuyant sur des observations et des entretiens menés lors d'un terrain ethnographique de sept mois à Montréal (2), cet article tente d'interroger les implications du processus de réafricanisation ayant lieu actuellement dans le vodou haïtien. Il s'agit d'analyser comment les usages actuels de références à l'Afrique sont mis en œuvre pour servir des enjeux de pouvoir au sein du vodou. Comme je le montrerai, les chefs religieux à l'initiative de cette réafricanisation produisent des discours qui les positionnent en tant que représentants, selon les cas, des pratiquants vodou, de la communauté haïtienne de Montréal ou de tous les Haïtiens, diaspora incluse. Par extension, on peut se demander quelles conséquences engendre cette reformulation du vodou sur les modes d'affiliation religieuse, et comment la réaction des pratiquants permet d’en comprendre les enjeux.

Je commencerai par donner quelques repères historiques et spatiaux sur la communauté haïtienne de Montréal afin de comprendre quels collectifs peuvent être concernés par les discours des officiants vodou. Je décrirai ensuite une cérémonie organisée par une association religieuse prônant une réafricanisation du vodou. Ces données empiriques amèneront enfin une analyse sur les modalités et les enjeux de la réafricanisation du vodou dans un contexte diasporique.

 

I. La communauté haïtienne de Montréal : migrations, marginalisation et hétérogénéité sociale.

          La communauté haïtienne de Montréal s’est constituée par différentes vagues successives de migrants et par leurs descendants. La compréhension de son hétérogénéité sociale actuelle passe par la prise en compte de cette histoire migratoire.

Les premières vagues migratoires importantes d'Haïtiens à Montréal commencèrent au milieu des années soixante, ;elles étaient alors constituées d'universitaires et de personnes exerçant des professions libérales qui fuyaient la dictature duvaliériste établie dès 1957 (Dejean, 1978). Les vagues suivantes, également provoquées par la dictature, étaient composées par des migrants dont le pouvoir économique allait en diminuant (Piché et al., 1983). Ceux-ci, en nombre plus important que leurs prédécesseurs de milieux aisés, occupèrent une place plus marginale dans la société d'accueil.

Actuellement, «(les Haïtiens) forment une population de près de 150 000 personnes concentrées essentiellement à Montréal mais avec un noyau important dans la région de Toronto et Hull Ottawa » (Voltaire, 2007:54). À Montréal, la population haïtienne « n'est pas confinée dans une seule zone de la ville, dans une sorte de ghetto, (…) elle est au contraire éparpillée dans toute la région montréalaise, avec (des) points de concentration » (Dejean, 1990). La raison principale du choix de cette implantation est liée aux prix des habitations qui, concernant les migrants des dernières vagues, devaient correspondre aux faibles revenus de leurs emplois (Bernèche & Martin, 1984). C'est par exemple le cas pour Rivière-des-Pairies, où « de nombreuses familles élurent domicile (…) par le biais de coopératives d'habitation » (Dejean, 1990). Ces processus de migration et d'implantation donnèrent naissance à la communauté haïtienne de Montréal, mais il ne faudrait pas la considérer comme un groupe homogène, puisque ses membres ont des histoires migratoires différentes et viennent de milieux sociaux variés, ils ont donc des conditions de vie hétérogènes.

Une partie de la population d'origine haïtienne de Montréal vit dans des conditions de précarité se manifestant dans différents domaines de la vie quotidienne. La discrimination raciale (3), les phénomènes de violence et de délinquance des adolescents et jeunes adultes, (Jean-Claude Desruisseaux et al., 2002), le VIH/sida (Robillard et al., 2004:17) et la déqualification professionnelle (Vatz-Laaroussi, 2009: 19-20) sont autant de facteurs participant à marginaliser la communauté haïtienne à Montréal.

Cette situation, causée par de multiples facteurs, peut être rapprochée du contexte de violence structurelle analysé par Philippe Bourgois (2001) au sein de la population d'origine portoricaine du quartier de East Harlem à New-York. En effet, il existe une logique d'exclusion sociale, dont les causes sont moins visibles que les conséquences, plaçant une partie de la communauté haïtienne de Montréal dans une situation d'exclusion sociale.

Ces conditions de vie peuvent être associées à ce que Arthur Kleinman, Veena Das et Margaret Lock appellent la souffrance sociale : « la souffrance sociale résulte de ce que les pouvoirs politiques, économiques et institutionnels font aux personnes et, réciproquement, de la manière dont ces formes de pouvoir elles-mêmes répondent aux problèmes sociaux »(4) (Kleinman et al., 1997 : ix). La notion de souffrance sociale permet alors de considérer ces multiples expériences de la marginalisation dans un ensemble amenant à « lier les problèmes personnels aux problèmes sociaux » (ibid.). Peut-être parce que cette pluralité de facteurs s'exerce simultanément sur les membres de la communauté haïtienne de Montréal, ceux-ci sont particulièrement conscients de leur propre situation d'exclusion.

Cette marginalisation actuelle, vécue par une partie de la communauté, a été évoquée plus ou moins directement par les pratiquants vodou rencontrés lors de l'enquête de terrain.  Mais, la conscience de ce statut est également décelable dans les rituels de certains groupes de pratiquants vodou, dont l'un est présenté ici.

 

II. Les usages d'imaginaires de l'Afrique dans une cérémonie vodou à Montréal

          Le 13 mars 2010 j'assistai à une cérémonie en hommage aux victimes du séisme, catastrophe qui avait ravagé Haïti le 12 janvier 2010. Mirna, par téléphone quelques jours auparavant, m'avait expliqué qu'elle et son groupe souhaitaient que cette cérémonie ait lieu deux mois après le séisme afin d'avoir le caractère solennel d'une commémoration. Elle me présenta également cet événement comme des « funérailles symboliques », en insistant sur le fait que c'était un rituel de « vodou religieux ». Cette expression, qui peut paraître surprenante, prend son sens lorsqu'on connaît le discours produit par le groupe de cette manbo (5). Comme il apparaît plus loin, cela renvoie au type de pratique du vodou prôné par l'association l'Église Vodou d'Haïti, dont Mirna fait partie.

Il faut tout d'abord savoir que ces « funérailles symboliques » furent organisées dans un centre culturel haïtien de Montréal : La Perle Retrouvée (6). Ce lieu, situé dans une ancienne église à l'angle du boulevard Pie IX et de l'autoroute métropolitaine, est l'organisme culturel haïtien le plus important à Montréal. Cela indique la volonté des organisateurs de diffuser largement la conception du vodou qu'ils défendent auprès des Haïtiens vivant à Montréal. La cérémonie avait lieu un samedi soir, comme c'est souvent le cas lorsque des pratiquants vodou organisent des cérémonies publiques à Montréal. Il y avait une vingtaine de personnes parmi le public et les organisateurs étaient une dizaine. Au cours de la cérémonie, d'autres spectateurs arrivaient, mais le nombre total de personnes présentes ne dépassa pas cinquante.

La cérémonie débuta par une allocution d'Emeline en créole, lors de laquelle elle parlait à la fois au nom des familles pleurant leurs morts et au nom des disparus eux-mêmes. Puis, Mirna demanda à l'ensemble des personnes de se lever et de répéter après elle une prière en français. Elle commençait par une invocation à Olohoum, la divinité qui, selon les officiants, a créé les différents lwa (7)afin qu'ils aident les humains. Il est érigé en dieu unique, supplantant le dieu catholique pour les membres de l'Église Vodou d'Haïti. Puis, vint une énumération des principaux lwa (8) et de leurs spécificités. La prière finit en demandant « au nom d'Olohoum, des escortes des lwa et de tous nos ancêtres, que tous les enfants réunis en ce lieu soient sous vos protections et vos gardes ». Cela constituait une bénédiction collective qui mettait le groupe sous la protection du dieu et des lwa, une manière d'entrer dans le rituel en unissant les différentes personnes présentes.

 

A. La notion de ginen

Une série de chants en créole, adressés à différents lwa, fut entonnée par Emeline, une manbo proche de l'Église Vodou, à laquelle le public répondait en chœur en répétant les paroles.

Les deux derniers des trois chants avaient davantage le caractère d'un hommage aux morts que le premier, intitulé « mwen soti lasous » (« je suis allé à la source »). Le second était « sonen lambi a pou nan ginen tande » (« sonnez la conque pour qu'elle soit entendue en ginen »). L'allusion aux morts résidait dans l'évocation de la ginen car elle était, ici, l'Afrique imaginée où reposaient les esprits des ancêtres. La référence au lambi, un coquillage dans lequel on souffle pour communiquer à distance, y était utilisée pour signifier que les ancêtres étaient prévenus de l'arrivée des morts qui les rejoignaient. Le dernier chant, « yo vini gade, yo vini tande » (« ils viennent regarder, ils viennent écouter »), incitait les oungan et manbo à « parler pour eux ». Par ce chant, les participants s'adressaient aux morts mentionnés comme s'ils étaient présents à cette cérémonie.

Les officiants insistaient sur la notion de Ginen, en tant qu'espace d'ancestralité, Afrique mythique, à la fois explicitement et implicitement. L'ancestralité explicite de la Ginen vient du fait qu'elle est le lieu où résident les ancêtres et les lwa. Cette conception correspond à ce que rapporte Alfred Métraux lors de son ethnographie sur le vodou en Haïti dans les années cinquante : « Les loa, tout au moins les plus importants, vivent en « Guinée ». Ce nom a d'ailleurs perdu sa véritable signification géographique, car la « Guinée » est une sorte de Walhalla non localisé que les loa quittent lorsqu'ils sont appelés sur terre. » (1958:80). L'usage de cette notion est également mentionné par Karen Mc Carthy-Brown lorsqu'elle décrit la manière dont est pratiqué le vodou à New-York et qu'elle rapporte une phrase prononcée au début de chaque cérémonie vodou, à New-York comme à Montréal : « d'en haut jusqu'en bas, en Ginen ils entendent. »(9) (2001:377).

Implicitement, ginen est un terme renvoyant à la part du vodou issue d'Afrique. Par exemple, les lwa Rada sont dits ginen, donc africains, alors que les lwa Petro sont dits créoles, c'est-à-dire issus de et résidant en Haïti. Ce sens donné au terme Ginen est utilisé par les membres de l'Église Vodou pour construire l'image d'une Afrique ancestrale mobilisée dans leur rhétorique religieuse, garantissant à leur pratique rituelle une authenticité que les autres pratiquants vodou auraient perdue. La référence à la ginen se comprend ici comme un souvenir de l'Afrique dans la pratique du vodou. En renvoyant à une résidence éloignée des lwa et des ancêtres, la notion de ginen recèle ici l'idée d'une origine africaine des esprits. Mais cette conception n'est pas anodine car elle renvoie à l'importation du vodou par les esclaves lors de la traite transatlantique. Cette notion conserve la mémoire du passé africain de la population haïtienne en la sacralisant.

Après cette période de chants, un des oungan participant à l'organisation de la cérémonie prononça un discours dans lequel il développait une conception de l'Afrique différente de la notion de ginen.

 

B. Des discours afrocentristes.

Debout derrière la table installée sur la scène, Jules André prit la parole durant une vingtaine de minutes. Contrairement aux chants précédents, dans lesquels l'Afrique n'était mentionnée que de façon allusive, il y est ici fait directement référence. Mais cette référence à l'Afrique renvoyait moins à ses habitants et ses sociétés actuelles qu'à un symbole que peuvent mobiliser les lointains descendants d'esclaves déportés en Haïti.

«Jules André : Initiés vodou de tout ordre mystique Asogwe, Kwakwa, Makaya, Kimanga, Makousi, nous vous saluons dans le nom d'Olohoum. Nous saluons aussi les initiés des autres confessions de foi : les chrétiens catholiques et protestants, les francs-maçons, les rosicruciens, les martinistes, les judaïstes et les islamistes. Nous leur disons : le vodou est un grand pye mapou (arbre) au pied duquel viennent togwe (se réunir)toutes les autres professions de foi.

Et (nous sommes réunis ici à l'initiative) de manbo (Mirna) et de oungan (Bob) du Temple des Mystères Vodou. C'est un temple vodou qui s'occupe de vos problèmes personnels, des problèmes que vous pouvez rencontrer tous les jours, de vos problèmes mystiques. Donc n'hésitez pas à consulter le Temple des Mystères pour ce qui a trait à ces questions.

Nous avons aussi l'organisation Milokan, de oungan Dominique. Nous avons aussi le temple de madame (Emeline), c'est un temple qui est très connu à Montréal. Nous avons aussi l'association de Amalik, connue sous le nom Makandal. Donc c'est à la faveur de tous ces faisceaux que nous avons pu nous réunir ce soir.

Mais (ce) rituel funéraire est le résultat d'une résolution prise par les oungan, manbo et empereurs haïtiens à l'occasion de la tenue d'un congrès vodou à l'Hôtel Christopher à Port-au-Prince les 1er, 2, 3 mai 1998. Cette démarche religieuse s'inscrit dans le cadre d'un grand mouvement vodou, qui commença à Port-au-Prince en 1987 avec ZANTRAY (10). La vision de ces grands hommes de foi était, quand l'heure aura sonné, pour conduire notre dépouille se reposer à l'occident éternel, qu'il y ait en même temps que les autres cérémonies mystiques, une cérémonie religieuse, sociale, qui a la même valeur sur le plan civil que les autres professions de foi acceptées en Haïti.

Nous allons ouvrir notre livre sacré à l'enseignement 50 : ''Je suis un être d'éternité''. (Jules André ouvre le livre sur la table) « En se séparant de notre corps, notre âme a entamé un cercle d'éternité. »

Nous voulons que cette cérémonie se fasse avec des vodouisants, par des vodouisants et pour des vodouisants. (…) nous, vodouisants, nous vivons, nous expérimentons depuis des millénaires, depuis la civilisation pharaonique. Ils étaient les premiers à inspirer ce passage de la vie matérielle à la vie spirituelle, elle est la mère de la réflexion physique du christianisme. (…).

L'empereur Boukman nous donné des instructions à l'occasion du fameux ''congrès'' vodou de libération qui a eu lieu du 13 au 14 aout 1791. L'empereur Boukman a jeté au feu sacré de cette cérémonie l'image de l'esclavage. Le geste de l'empereur à cette époque traduisait déjà le refus du christianisme et l'échec de l'esclavage.

Et nous, après avoir douté de la foi et à douter de la deuxième instruction, nous continuons à prier le dieu des autres et nous nous continuons à prier les ancêtres des autres. C'est pourquoi deux cents ans après, en 1987, des oungan, des empereurs, des manbo, se réunissent pour (réactualiser) le mot d'ordre de l'empereur : retourner à nos ancêtres, retourner à notre dieu. (…)

Nous avons passé beaucoup de temps, deux cents ans, à prier le dieu des autres et à prier les ancêtres des autres. Nous avançons tout doucement vers une mort spirituelle. C'est pourquoi en 1987 on a demandé à retourner à notre dieu et à nos ancêtres. Et on doit le faire à travers des institutions religieuses qui prennent en compte les instructions de l'empereur Boukman et qui prennent en compte les instructions des grands maîtres de 1987.

Donc nous devons nous désaliéner, psychologiquement, spirituellement, mentalement. Et nous devons aussi le faire pour notre jeunesse parce que le mouvement tient compte de la construction d'une jeunesse.

Car nous avons remarqué qu'après deux mille ans de prédication, le christianisme a échoué. Parce que nous remettons notre jeunesse à ce christianisme et qu'est-ce que notre jeunesse nous a donné? Et bien nous avons une jeunesse qui se lance dans la drogue, dans la prostitution, dans la violence. Nous avons une jeunesse qui est hostile à l'instruction et au savoir. Donc notre jeunesse passe plus de temps dans les maisons de (correction). C'est ce que nous avons recueilli pendant ces deux mille ans de christianisme.

C'est pourquoi il faut repenser la jeunesse, il faut construire une jeunesse vodou, sur les pas de nos ancêtres. Une jeunesse vodou qui tienne compte de notre histoire. Une jeunesse vodou qui tienne compte de notre foi, de notre religion, de notre identité.

Et quand cette jeunesse aura été désinfectée, désintoxiquée mentalement, psychologiquement, religieusement, éducationnellement, spirituellement, et que cette jeunesse empruntera la route qui conduit vers nos ancêtres, nous aurons une jeunesse en mesure d'être nantie technologiquement et scientifiquement. »

Ce discours comporte plusieurs points importants pour comprendre les conceptions afrocentristes véhiculées par l'Église Vodou d'Haïti et l'usage qui en est fait.

Une forte critique est émise contre le christianisme, religion à laquelle il est reproché de détourner les Haïtiens de celle censée être la seule à leur donner un salut : le vodou. Cette condamnation du christianisme consiste notamment en une dénonciation de la domination exercée par les colons français mais elle expose les relations de pouvoir uniquement dans un langage religieux. Le vodou, et plus particulièrement la cérémonie de Bois-Caïman (11), est présenté comme l'unique moyen par lequel les esclaves mirent fin à ce mode de domination. Mais lorsque, dans un second temps, Jules André fait référence à l'époque actuelle et à la « jeunesse » haïtienne de Montréal, c'est pour mettre en avant sa situation d'exclusion sociale. Un parallèle est donc établi entre l'histoire des Haïtiens lors de la période esclavagiste et celle des jeunes de la communauté haïtienne actuelle, avec comme dénominateur commun la domination par le christianisme. L’unique cause de cette situation évoquée par le oungan étant, encore une fois, les « deux mille ans de prédication du christianisme », la solution exposée est de « construire une jeunesse vodou ». Cette injonction socio-religieuse s'appuie sur la mobilisation des « ancêtres », témoignant de l'inscription de cette entreprise novatrice pour le vodou dans une tradition mentionnée comme référence légitimante. L'usage indifférencié du terme « congrès » pour qualifier la cérémonie du Bois-Caïman autant que les réunions à l'origine des associations de défense du vodou crée, d'une part, une continuité assimilant ces événements récents à l'événement mythifié et, d'autre part, associe l'ancienne lutte contre la servitude à la lutte pour la reconnaissance et l'établissement d'un rôle actif du vodou dans la société haïtienne. Enfin, les différents organisateurs de la cérémonie sont mentionnés explicitement, il s'agit notamment du Temple des Mystères Vodou (12) dont les membres appartiennent à l'Église Vodou d'Haïti. Cette nomination montre le caractère éminemment singulier de cette cérémonie, ce qui tranche avec le terme « vodouisant » utilisé lors du discours et qui tend à homogénéiser les pratiquants vodou en un seul groupe. Cet écart montre la volonté des organisateurs de représenter tous les pratiquants vodou, sans tenir compte de leur inscription dans des groupes différents.

Au-delà du but manifeste, répondant à la nécessité d'annuler le désordre que le désastre et la mort collective avaient provoqué dans les rapports entre les mondes humain et non-humain (Revet, 2010), cette cérémonie avait également un but latent visé par ses organisateurs. Il s'agissait de diffuser une vision spécifique du vodou et de sa pratique, dans laquelle la production d'un imaginaire sur l'Afrique jouait un rôle primordial, comme le discours de Jules-André le montre bien.

 

III. Les enjeux d'une réafricanisation du vodou haïtien.

          La réafricanisation du vodou dont les signes sont visibles dans cette cérémonie implique plusieurs enjeux, dont la diversité est relative à celle des destinataires visés. Le but explicite de la cérémonie, rendre hommage aux disparus du séisme, permettait aux organisateurs de s'adresser à tous les Haïtiens, en leur proposant leur propre vision du vodou tout en se référant au rôle du vodou dans la société haïtienne. La mobilisation des conceptions afrocentristes dans leurs discours légitimait leur initiative d'institutionnalisation. C'est cette dernière qui est, en dernier ressort, l'enjeu principal car elle produit un mode d'affiliation religieuse spécifique à laquelle les pratiquants vodou n'appartenant pas à l'Eglise Vodou d'Haïti n'adhèrent pas nécessairement.

 

A. La place du vodou en Haïti et la démarche de l'Église Vodou d'Haïti.

Une des participantes m'avait expliqué que cette cérémonie était organisée, en partie, en raison de la rareté des cérémonies funéraires vodou en Haïti, alors que les catholiques et les protestants en avaient organisé un grand nombre. Autrement dit, les pratiquants vodou décédés n'avaient pas reçu suffisamment d'hommages, selon les pratiquants vodou de Montréal. Cela signifiait que ces groupes religieux montréalais avaient réagi à une situation propre au contexte religieux haïtien. Le discours de la cérémonie s'adressait alors aux Haïtiens dans leur ensemble en présentant la Cérémonie du Bois-Caïman, mythe fondateur de la république haïtienne (Hurbon, 2000), comme une preuve du rôle émancipateur du vodou. Cette dimension politique du vodou, énoncée à Montréal, se référait au contexte spécifique du vodou en Haïti.

Cherchant à se frayer une place entre la montée en puissance des nouveaux mouvements protestants (pentecôtistes, évangéliques, Armée Céleste) et l'institution stable de l'église catholique (Corten in Corten & Mary, 2000 ; Corten, 2001), le vodou en Haïti commence depuis peu à se construire une place sur la scène publique. Nicolas Vonarx mentionne l'existence d'associations nationales de défense du vodou en relation avec des sanctuaires où des rituels s’appuient sur des savoirs diffusés dans la littérature, notamment ethnographique. Il parle d'un vodou urbain, réafricanisé et transnational (2005:211). Les récents travaux de Dimitri Béchacq mentionnent qu'« après la dépénalisation du vodou par la Constitution de 1987 et depuis la moitié des années 1990, se développe en Haïti une institutionnalisation du vodou. Peu après le retour d'exil d'Aristide en 1994 fut créé le BRAV, le Bureau de Ralliement et d'Appui aux Vodouisants, avec à sa tête sa femme, Euvonie Auguste, qui représentait alors dans le milieu vodou l'ancien prêtre catholique devenu président. Cette tendance à l'institutionnalisation continua avec la multiplication d'organismes aux ramifications obscures notamment dans leurs liens avec le Ministère des Cultes (Bureau du Vodou, Église vodou d'Haïti, FENAVO, CONAVO, etc). » (2008:55). Par le processus de transnationalisation que connaît le vodou, ces enjeux étaient directement transposés à Montréal.

Les « funérailles symboliques » de Montréal étant organisées par les membres de l'Église Vodou d'Haïti, il est possible de voir dans cette cérémonie mortuaire l'expression d'un caractère public et officiel du vodou qui a du mal à exister en Haïti. C'est ce qui apparaît dans le discours de Jules André lorsqu'il dit que son groupe souhaitait faire « une cérémonie religieuse, sociale, qui a la même valeur sur le plan civil que les autres professions de foi acceptées en Haïti ».

Car, pour ce groupe religieux, le fait de pouvoir organiser des baptêmes, des mariages et des enterrements serait la preuve de leur égalité avec les cultes chrétiens et marquerait la fin de l'oppression exercée à l'encontre du vodou dans la société haïtienne. Etait également mentionnée la volonté d'obtenir une reconnaissance du vodou en tant que religion. Cela signifie, lorsqu'on situe ce discours dans le contexte religieux haïtien, que le vodou devrait prendre une part plus active dans la société dans des domaines comme l'éducation, la santé ou l'aide sociale, de manière identique aux églises chrétiennes en Haïti (Corten, 2001). L'Église Vodou d'Haïti utilisa donc cette cérémonie pour opérer un déplacement des luttes inter-religieuses du contexte haïtien au contexte montréalais.

 

B. Institutionnalisation et afrocentrisme.

Certaines parties de cette cérémonie mettaient en jeu, directement ou indirectement, les rivalités existant entre les différents groupes de pratiquants au sein même du vodou, mais également celles qui résident entre le vodou et les autres cultes. De ce fait, cette cérémonie mobilisait l'ensemble des pratiquants vodou, en tentant de les amener à adhérer à l'Église Vodou d'Haïti, association censée dépasser les clivages entre groupes de pratiquants et seul moyen de contrer la menace des autres cultes. Le déroulement même du rituel, par la gestion de l'espace et des temps de paroles, le rapprochait davantage d'une liturgie catholique ou protestante que d'une cérémonie vodou, ce qui doit être compris comme une mise en concurrence avec ces cultes. En se référant à l'idée d'un « mimétisme stratégique » (Jaffrelot, cité dans Bastian, Champion & Rousselet, 2001:278), cette nouvelle forme liturgique s'inspire des rituels chrétiens et l'applique au vodou pour rivaliser avec ces religions. Par exemple, le discours de Jules André occupait une place considérable par rapport à la durée de la cérémonie alors que cette gestion de la parole est inexistante dans les cérémonies de pratiquants extérieurs à l’Église Vodou d'Haïti.

Par ailleurs, les responsables de l'Église Vodou, surtout Mirna, Bob et Jules André, produisaient un discours dans lequel ils promouvaient le vodou réafricanisé pratiqué par les membres de leur association. Lors d'un entretien avec Bob et Mirna(13), ceux-ci m'expliquèrent qu'ils voulaient rendre le vodou plus « spirituel », autrement dit moins utilitaire et plus doctrinal, avec des cérémonies plus courtes, accueillant moins de gens, mais plus fréquentes. Selon eux, le vodou n'était plus pratiqué par les jeunes générations et leur initiative permettait une transmission assurant le maintien de la « tradition ». L'institutionnalisation était censée renforcer le vodou face à la menace que représentaient les autres religions (notamment les courants néo-protestants) et produire une communauté de croyants plus structurée. Elle présentait également la possibilité pour une reconnaissance officielle du vodou à Montréal. Cela se retrouve dans un texte (14) écrit par Jules André pour la promotion de l'Église Vodou d'Haïti dans lequel il cite le livre (15) de référence de cette association religieuse, le Livre Sacré du Vodou :

« N’étant pas doté de matières à discuter (« les « vodouisants ») vivent dans le livre des autres, le rituel des autres, et les temps des autres. Entre temps, le livre des autres les a trahis, le rituel des autres les a exclus, les temps des forts leur sont interdits». Donc « il nage dans un lendemain sans fin. Les éléments desquels il dépend sont minces. La morale qu’il pratique est boiteuse. L’enseignement qu’il prône est flou. D’où la nécessité de bâtir le futur du vodou sur des bases institutionnelles, pouvant conduire la communauté vodou sur le sentier de la lumière, de la connaissance, de la vérité et de sa libération » Livre Sacré du Vodou ».

Le même processus de réafricanisation institutionnalisée est mentionné par Stefania Capone lorsqu'elle explique que « les cultes afro-brésiliens, et notamment le candomblé, sont caractérisés de nos jours par un mouvement général de retour aux racines africaines et de purification de toute influence occidentale. Ce mouvement prend de plus en plus les caractéristiques d'un processus de réafricanisation. On essaie ainsi de revenir à une pureté originelle, à une Afrique mythique et légitimatrice qui s'inscrit dans un modèle de tradition identifié à la culture des Yoruba du Nigeria. » (Capone, 2000). Il est d'ailleurs intéressant de constater que le texte de Jules André se focalise principalement sur les Yoruba, en recourant aux travaux de Frobénius, et en délaissant l'affiliation Fon (16). Ainsi, en usant d'une vision essentialiste de « l'Africain », comme un homme davantage spirituel que rationnel, et de l'Afrique, en tant qu'origine de la civilisation, ce groupe reproduit les thèses évolutionnistes comme celles de Gobineau (Capone, 2005b:261). Lorsqu'elle est mentionnée, l’Afrique est présentée comme une unité homogène (raciale et culturelle) et ses habitants sont considérés comme premiers (17). Cela se retrouve lorsque Jules André associe le début de la pratique du vodou à la « civilisation pharaonique ». Cette conception de l'Afrique semble être directement inspirée des courants afrocentristes américains.

Comme l'explique Pauline Guedj (2009), il existe deux tendances principales dégagées par les études sur l'afrocentrisme étasunien : l'une modérée qui valorise l'Afrique et « sa culture », et une branche plus fondamentaliste « parfois ouvertement raciste et cherchant à prouver par divers moyens la supériorité de la « race » noire sur la blanche » (Guedj, 2009:18).  Bien qu'ils ne fassent pas référence directement aux auteurs étasuniens pendant la cérémonie, les membres de l'Église Vodou d'Haïti se réfèrent dans leurs écrits (18) à des auteurs qui sont également présents chez ses derniers : Cheik Anta Diop (Guedj, 2003; 2009), Frobénius (Capone, 2005b), ou Aimé Césaire. La logique présidant à la mobilisation de ces références par les membres de l’Église Vodou d'Haïti est avant tout contextuelle et stratégique et n'est pas orientée par une fidélité aux principes idéologiques des auteurs afrocentristes, la diversité des courants auxquels ces auteurs appartiennent en est bien la preuve.

Mais les arguments principaux de ce groupe consistent plutôt à adapter les conceptions afrocentistes au contexte haïtien, s'appuyant notamment sur un usage mythique de la révolution haïtienne (Béchacq, 2006). Cet argumentaire fait de la pratique du vodou le facteur principal de l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue qui mena à l'indépendance de la colonie en 1804. L'origine africaine des esclaves, associée à l'africanité du vodou, est alors mise en avant afin de faire de cet événement historique l'origine d'un combat entre les pratiquants vodou ''africains'' et les pratiquants chrétiens qui auraient abandonné leur ''culture authentique''. En faisant de leur pratique actuelle une version ''purifiée'' du vodou, censée renouer avec le vodou pratiqué avant le processus syncrétique, ces pratiquants mettent en œuvre ce qu'Eric Hobsbawm (1995) appelle la « réinvention de la tradition ». Selon cet auteur, «  la particularité des traditions « inventées » tient au fait que leur continuité avec ce passé est largement fictive. [...], ce sont des réponses à de nouvelles situations qui prennent la forme d’une référence à d’anciennes situations, ou qui construisent leur propre passé par une répétition quasi obligatoire » (Hobsbawm, 1995). Cet usage de la référence à un passé réinvesti par des enjeux actuels est utilisé par l'Église Vodou pour légitimer ses modifications rituelles.

Avec la double démarche d'institutionnalisation et de réafricanisation, cette association adopte une stratégie visant à donner plus de poids aux discours des oungan et manbo qui la composent. Lors des « funérailles symboliques », l'accent était mis sur la dépravation de la jeunesse haïtienne imputée à l'influence de la culture occidentale et du christianisme en particulier. Cet argument social et religieux faisait des jeunes haïtiens, peu présents dans la salle, des destinataires important de ce message. Par les injonctions à abandonner les éléments chrétiens qui composaient le vodou, dont la majorité des pratiquants usent, ceux-ci étaient les principales personnes visées.

Par les démarches d'institutionnalisation, les revendications de l'Église Vodou d'Haïti positionnent en destinataires le gouvernement québécois ou, tout au moins, les représentants administratifs de la ville de Montréal. Cette mise en forme du discours par l'association religieuse indique sa volonté d'accroitre son influence et donc, à la fois, d'étendre le nombre de ses membres, mais aussi d'acquérir une légitimité aux yeux des pouvoirs publics. Autant les arguments portant sur la réafricanisation que la recherche d'une reconnaissance auprès de non-pratiquants peuvent conférer à cette association une légitimité pour ses adhérents. En effet, la recherche d'une reconnaissance officielle est un argument qui a un sens profond pour les pratiquants, car ce sont des associations vodou, auxquelles les responsables de l'Église Vodou d'Haïti appartiennent, qui ont permis à ce culte d'être officiellement considéré comme une religion en Haïti en 2003 lors de la présidence de Jean-Bertrand Aristide (Béchacq, 2008:55), ce que le texte de Jules André ne manque pas de rappeler.

Enfin, à l'occasion des « funérailles symboliques », l'Église Vodou s'était associée à une autre association, Vilokan, afin de créer une nouvelle entité : MIREVOHQCA, signifiant MIssion REligieuse du VOdou Haïtien au Québec et au CAnada. Ce titre révèle bien les intentions de reconnaissance par les tentatives de visibilité que ce groupe met en œuvre. Le terme « mission religieuse » dénote leur volonté de s'organiser de manière formelle afin de produire un discours unifié rassemblant un nombre important de pratiquants dont l'adhésion serait issue d'un certain prosélytisme.

 

C. Un nouveau mode d'affiliation religieuse.

Il est nécessaire de souligner que cette cérémonie n'attira pas autant de personnes que les cérémonies régulières en rassemblent à l’accoutumée. Organisées au domicile de oungan ou de manbo, celles-ci ont pour but le culte périodique des principaux lwa et sont l'occasion pour les pratiquants de recevoir les conseils et aides de leurs entités protectrices. Ce point est d'autant plus important que les initiatives prosélytes de l’Église Vodou d'Haïti concernent une part plus large de la communauté haïtienne que les autres cérémonies vodou, centrées sur un groupe restreint de pratiquants. Faudrait-il voir dans la faible fréquentation de cet événement une expression du désaccord des pratiquants vodou par rapport aux réaménagements rituels et idéologiques de l'Église Vodou d'Haïti? C'est le parti que je prends pour analyser les modes d'affiliation religieuse en jeux dans ces « funérailles symboliques ».

Les groupes religieux formés par les pratiquants vodou sont appelés sosiete et constituent des familles initiatiques au sein desquelles les initiateurs sont considérés comme des ''parents'' et les initiés, comme des « enfants »(19). Au sein de ces sosiete, les membres doivent se porter assistance et les aînés ont certains droits sur leurs subordonnés. Mais, n'étant constitué que par des relations directes d'interconnaissance, ce mode d'affiliation commun à l'ensemble du vodou laisse une relative liberté aux membres, notamment par la possibilité de négociation.

En considérant la manière dont l'Église Vodou d'Haïti cherche à produire de l'adhésion par la mobilisation de discours identitaires, il apparaît que le mode d'affiliation religieuse mis en place diffère significativement de celui que présentent les sosiete. La réticence des pratiquants vodou à participer aux activités de l'Église Vodou d'Haïti s'expliquerait par la rigidité des discours identitaires de cette association. L'univocité des références afrocentristes mises en opposition avec le christianisme n'est pas acceptée par les pratiquants qui s'investissent déjà dans un vodou reposant sur un syncrétisme ancien. Enfin, le processus d'institutionnalisation du vodou que l'Église Vodou d'Haïti souhaite instaurer par l'établissement d'un clergé, d'un livre unique et d'une prépondérance d'un dieu unique (Olohoum) sur les lwa produit un mode d'affiliation religieuse se démarquant des sosiete dans la mesure où il s'instaure une relation moins directe entre les pratiquants et les supérieurs hiérarchiques.

Ces derniers disposent alors d'un statut plus distant par rapport aux membres, en comparaison des relations hiérarchiques existant des les sosiete, dont ils usent pour acquérir une place dans l'espace publique. Les responsables de l'Église Vodou d'Haïti ont, en effet, la volonté de représenter à la fois la communauté haïtienne de Montréal, les pratiquants vodou et, finalement, tous les Haïtiens, par la mobilisation du mythe nationaliste de la cérémonie du Bois-Caïman. Cette démarche de représentation des groupes est d'autant plus étrangère au fonctionnement des sosiete que celles-ci n'ont pas de telles démarches, leurs activités étant surtout dirigées vers la pratique du vodou, sans qu'il n'y ait de recherche de visibilité dans l'espace public. Il y a donc ici deux logiques d'organisation religieuse qui se confrontent et chacune d'elle offre une gestion des rapports hiérarchiques différente.

Le refus de la forme d'organisation religieuse proposée par l'Église Vodou d'Haïti pourrait finalement être mis en relation avec la théorie de Christine Chivallon sur l'investissement des modèles identitaires par les membres des communautés diasporiques afro-caribéennes. Cette auteure soutient que « ce qui prime, ce n'est pas la permanence de la communauté, mais la recherche d'un ordre communautaire le moins contraignant possible, apte à générer le lien social sans l'enserrer. Un tel édifice social se réalise au travers de cette démultiplication non hiérarchisée des segments communautaires qui fait que le choix est toujours possible entre différentes options collectives, qu'elles soient ou non empreintes de traditions plus ou moins « sédimentées ». » (Chivallon, 2004:231). Le contrôle que les chefs de culte de l'Église Vodou d'Haïti veulent opérer sur les membres potentiels de leur association, nécessitant l'acceptation de leur vodou réafricanisé, serait un mode d'affiliation religieuse plus contraignant que l'organisation en sosiete. Un cadre de pratique du vodou reposant sur des relations hiérarchiques plus souples et plus directes serait alors privilégié par les pratiquants, ceux-ci exprimant leur désaccord par leur faible fréquentation de l'Église Vodou d'Haïti.

 

Conclusion

          La cérémonie dont il a été question permet de saisir la complexité des enjeux amenés par les références à l'Afrique mobilisées par le groupe qui l'organisait. La notion de ginen est, pour une part, utilisée de manière analogue à d'autres cérémonies vodou, mais elle est également chargée d'un sens particulier, orienté vers des conceptions afrocentristes. L'imaginaire de l'Afrique présent dans cette version réafricanisée du vodou joue le rôle d'une caution d'authenticité et de support identitaire légitimant le processus d'institutionnalisation que le groupe religieux tente d'instaurer.

L'image d'un peuple d'origine africaine se libérant, par le vodou, de la domination coloniale évoquée dans sa seule dimension religieuse (chrétienne) est mise en parallèle avec la situation d'exclusion sociale de la communauté haïtienne de Montréal, pour laquelle le vodou est présenté comme unique voie d'émancipation. La réduction des processus de domination passés et présents à leur seule dimension religieuse révèle le caractère instrumental des références à l'Afrique dans cette cérémonie, c'est-à-dire le potentiel légitimant de ces conceptions accompagnant les innovations hiérarchiques générées par l'Église Vodou d'Haïti.

La question de la production d'un nouveau mode d'affiliation religieuse et de sa réception par les pratiquants vodou de Montréal est donc, dans ce cas précis, intimement liée aux imaginaires de l'Afrique mobilisés. La notion de ginen, familière à tous les pratiquants, sert de socle aux discours afrocentristes. Mais la faible participation des pratiquants vodou laisse penser que ces innovations identitaires sont assez mal perçues par ces derniers. Cette interprétation peut faire penser que les pratiquants vodou de Montréal seraient peu intéressés par un cadre de pratique aux frontières fixes et explicites au sein d'un groupe religieux sur lequel ils n'auraient que peu de prise. En revanche, ils seraient davantage attirés que par une possibilité de pratique moins contraignante et moins rigide dans des groupes de plus petite envergure, où la négociation est possible. Le statut de représentants de collectifs étendus que cherche à occuper l'Église Vodou d'Haïti ne serait donc pas suffisamment opérant pour susciter l'adhésion à leur doctrine afrocentriste et leur association religieuse auprès d'un grand nombre de fidèles. Cependant, ces initiatives ne datant que de quelques années, ce processus en est à son début à Montréal. Ce groupe cherchant à multiplier ses initiatives, il est alors possible de penser que la question de l'exclusion d'une partie de la communauté posée en termes religieux va de plus en plus se poser dans l'espace public québécois.

 

Notes de bas de page

(1) Prononcer « guinin ».

(2) Ce terrain ethnographique se déroula de mars à juin 2009 et de février à avril 2010.

(3) Monique, par exemple, explique que « c'est une communauté qui a subi du racisme, qui a été stigmatisée, à plusieurs reprises, [et] qui n'est pas forte économiquement ».  Cette pratiquante vodou, arrivée à vingt ans au Canada, travaille dans l'aide sociale au sein d'un organisme culturel haïtien de Montréal. Entretien du 20 avril 2009.

(4) Traduction personnelle de l'anglais, citation originale : « Social suffering results from what political, economic, and institutional power does to people and, reciprocally, from how these forms of power themselves influence responses to social problems ».

(5) Terme désignant les « prêtresses » vodou, les officiants masculins sont appelés oungan

(6) Ce lieu tire son nom d'une expression populaire servant à désigner Haïti comme étant « la perle des Antilles ».

(7) Entités surnaturelles aux caractéristiques très différenciées classées par « familles ». Par exemple, les lwa Rada ont tous en commun le fait d'être pacifiques et calmes, et ont pour couleur rituelle le blanc. D'autres familles existent : Petro, Nago, Kongo, Ibo, Gede…

(8) Il s'agissait de Legba, Loko, Ayizan, Danbala, Agwe Taroyo, Erzuli Dantò, Erzuli Freda, Kouzen Zaka, « Ogoun », Simbi et Baron Samdi. Ces lwa sont les plus couramment sollicités lors des cérémonies.

(9) Citation originale : « from up there to down there, in Ginen they hear. »

(10) ZANTRAY ( signifiant « entrailles » et ZANfan TRadisyon Aysyèn, c'est-à-dire « enfants de la tradition haïtienne ») fut une des premières associations de défense et de représentation du vodou créée en Haïti.

(11) Autant dans les milieux intellectuels que populaires haïtiens, la cérémonie du Bois-Caïman est considérée comme le rituel vodou qui engagea les esclaves à mener une révolution contre les colons français. Elle aurait eu lieu dans la nuit du 13 au 14 août 1791 (Hurbon, 2000).

(12) Ce temple se situe chez Mirna et accueille des cérémonies comportant les modifications rituelles prônées par l’Église Vodou d'Haïti.

(13) Le 21 mars 2009.

(14) Il s'agit d'un texte d'une trentaine de pages non publié que Jules André me transmit par e-mail. Il est intitulé Comment comprendre le vodou Ayisyen.

(15) C'est le Livre Sacré du Vodou écrit par le collectif de oungan et de manbo qui créa l'Église Vodou d'Haïti avec, à leur tête, Wesner Morency.

(16) Groupe culturel ouest-africain dont l'influence aurait été prédominante en Haïti, notamment par ses apports linguistiques (Métraux, 1958).

(17) Notion ambiguë elle peut autant connoter une supériorité qu'une infériorité. Notion ambiguë elle peut autant connoter une supériorité qu'une infériorité.

(18) Notamment le Livre Sacré du Vodou et Comment comprendre le vodou Ayisyen.

(19) Un initié nomme son initiateur « papa-lwa » ou « manman-lwa » , selon le sexe de celui-ci.

 

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Pour citer cet article:

Munier Hadrien, "Les usages des références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal", RITA n°5: décembre 2011, (en ligne), mis en ligne le 20 décembre 2011. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/dossier/les-usages-des-references-a-lafrique-dans-le-vodou-haitien-a-montreal.html

 

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