• Numéro 16
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    Crise dans les Amériques
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    Crise dans les Amériques

Lecture de Chirio Maud, La politique en uniforme, l’expérience brésilienne (1960-1980), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

Résumé
La dictature militaire du Brésil, entre 1964 et 1985, n’est pas la plus évoquée de celles des pays du Cône sud à la même époque. Plus précoce que les expériences argentine et chilienne, elle est également moins personnalisée : point d’homme fort emblématique de cette dictature mais des émanations de plusieurs tendances au sein d’un milieu militaire politiquement hétérogène. Dès lors, il est facile de penser spontanément, lorsqu’on ne connaît pas l’histoire contemporaine du Brésil, en voyant la couverture de l’ouvrage et la photo d’un général aux lunettes fumées, à Augusto Pinochet et à bon nombre de représentations du dictateur chilien. C’est pourtant aux vingt-et-une années de la dictature civile-militaire brésilienne que l’historienne Maud Chirio consacre cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat (Chirio, 2016). Celui-ci porte un regard inédit sur cette période, montre que l’anticommunisme et la répression y jouent des rôles très spécifiques et, enfin, dans un contexte politique tourmenté, représente une clé de lecture intéressante de l’actualité du Brésil. En effet, cet ouvrage permet de comprendre bon nombre de dynamiques en lien avec l’action menée depuis le début de l’année 2019 par Jair Bolsonaro et son gouvernement.

Resumo
A ditadura militar que ocorreu no Brasil entre 1964 e 1985 não é, fora do Brasil, a mais comentada das ditaduras que conheceu a América do Sul na mesma época. Mais precoce que as experiências argentinas e chilena, ela também é menos identificada a uma figura militar em particular que ela. Por esse motivo, quem vê a capa do livro sem conhecer a história brasileira pode pensar espontaneamente, vendo um militar de óculos escuros, a Augusto Pinochet e a várias representações do ditador chileno. Apesar disso, é bem aos vinte e um anos da ditadura civil-militar brasileira que a historiadora Maud Chirio esse livro extraído as sua dicerteção de doutorado (Chirio, 2016). Nele, ela tem uma leitura inédita do período e mostras que o anticomunismo e a repressão atuam papeis específicos nesse momento. Enfim, no contexto politico atual conturbado, o livro de Maud Chirio oferece uma grelha de leitura interessante para a atualidade brasileira, na compreensão que esse livro torna possível de várias dinâmicas ligadas a ação de Jair Bolsonaro e do seu governo desde o inicio do ano 2019.

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Etienne Sauthier

Docteur en Histoire
Centre de Recherches et de Documentation sur les Amériques (CREDA), UMR 7227

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Lecture de Chirio Maud, La politique en uniforme, l’expérience brésilienne (1960-1980), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

          La dictature militaire du Brésil, entre 1964 et 1985, n’est pas la plus évoquée de celles des pays du Cône sud à la même époque. Plus précoce que les expériences argentine et chilienne, elle est également moins personnalisée : point d’homme fort emblématique de cette dictature mais des émanations de plusieurs tendances au sein d’un milieu militaire politiquement hétérogène. Dès lors, il est facile de penser spontanément, lorsqu’on ne connaît pas l’histoire contemporaine du Brésil, en voyant la couverture de l’ouvrage et la photo d’un général aux lunettes fumées, à Augusto Pinochet et à bon nombre de représentations du dictateur chilien. C’est pourtant aux vingt-et-une années de la dictature civile-militaire brésilienne que l’historienne Maud Chirio consacre cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat (Chirio, 2016). Celui-ci porte un regard inédit sur cette période, montre que l’anticommunisme et la répression y jouent des rôles très spécifiques et, enfin, dans un contexte politique tourmenté, représente une clé de lecture intéressante de l’actualité du Brésil. En effet, cet ouvrage permet de comprendre bon nombre de dynamiques en lien avec l’action menée depuis le début de l’année 2019 par Jair Bolsonaro et son gouvernement.

Dans son livre composé de six chapitres en ordre chronologique, Maud Chirio analyse de manière originale les années de dictature militaire que le Brésil a connues, en mobilisant pour cela une pléthore de documents internes à l’armée ainsi qu’un grand nombre de témoignages pour la plupart inédits. On peut voir des exemples de cette démarche singulière de l’historienne à travers l’usage de dossiers et états de services d’officiers supérieurs et de sous-officiers, dans la réalisation de multiples entretiens avec des acteurs de grades différents et, enfin, dans l’accès aux archives personnelles sur la période de nombreux protagonistes des événements. Le croisement de ces témoignages donne aussi bien un regard pluriel sur la période qu’il permet au lecteur de constater que les aspirations, les motivations et les idéaux sont loin d’être homogènes. Dépassant la traditionnelle dichotomie présente dans l’historiographie brésilienne entre, d’une part, une ligne politique soucieuse de préserver les apparences démocratiques et la présence des civils, et, d’autre part, une ligne plus autoritaire en lien avec la perception d’une dictature brésilienne aux accents civils et militaires (Reis Filho, 2014), Maud Chirio effectue une analyse interne aux milieux militaires de ces années (1964-1978). Elle met en évidence que si le coup d’État de 1964 est d’abord civil et militaire, les civils ont par la suite peu à peu été écartés du gouvernement et que les tensions, au-delà de 1968, après l’Acte Institutionnel numéro 5[1], ont été ressenties au sein des casernes et sur le plan militaire.

En effet, ce travail démontre que loin d’avoir été seulement un acteur unanime et monolithique, l’armée est traversée par de nombreux courants et de nombreuses oppositions se réclamant, de manière différente, du coup d’État de 1964. Ainsi, l’auteure met en exergue le fait que les oppositions au sein des trois principaux corps d’armées brésiliens (armée de terre, marine et aéronautique) sont le fait de la hiérarchie, de générations d’officiers, de contexte de formation et de service dans les armées brésiliennes, d’ambitions personnelles et de volonté de reconnaissance. De la même manière, les organes politiques et répressifs finissent par obtenir assez d’indépendance pour pouvoir, dans une certaine mesure, jouer leur propre partition, au point même d’user de la répression politique comme arme de contestation face à l’ouverture du régime dans les années 1970. On le voit, c’est dans les luttes entre diverses lignes politiques portées par les officiers supérieurs et dans la légitimité de ceux-ci auprès des troupes que Maud Chirio décrit la dictature brésilienne.

Dès lors, force est de constater à travers cet ouvrage une circonscription totale aux casernes et aux milieux militaires qui tend à écarter du processus la population civile. Cependant, une fois cet aspect du travail pris en compte, on se rend pleinement compte de l’originalité qui réside dans cette entreprise et du regard inédit que Maud Chirio porte sur un pouvoir militaire souvent représenté comme une masse sans visage. Dans son travail, les hommes sont décrits dans leur biographie et leur parcours avant et après 1964, au sein de leurs réseaux et en rapport avec leurs soutiens. Si la multiplication des acteurs et la précision absolue de l’auteure concernant leurs parcours a parfois tendance à perdre le lecteur, on n’en est pas moins aux prises avec une dictature faite d’une multitude de visages, de personnes, de positions et dès lors, au cœur des oppositions internes à ce pouvoir.

Dans cette vie politique dépeinte comme très active, la lutte contre la subversion communiste (dans une dialectique déjà nord-américaine et aux moyens de techniques inspirées par les expériences françaises des guerres d’Indochine et d’Algérie) est un élément fédérateur au sein des forces armées brésiliennes. Si tous les soldats ne se mobilisent pas d’emblée en 1964 dans ce que les forces armées brésiliennes perçoivent comme un « (…) recours ultime et légitime contre les actions de la gauche qui auraient débouché, faute de réaction violente, sur l’instauration d’une dictature socialiste dans le pays »[2] (Reis Filho, 2014 : 11), le discours anticommuniste paraît faire l’unanimité dans l’armée. De la même manière, après l’Acte Institutionnel numéro 5, le « péril communiste » et l’émergence d’un ennemi commun, représenté par la résistance de mouvements armés d’opposition à la dictature, redonne sa cohésion au camp militaire. Dès lors, l’auteure constate que les « années de plomb » (1969-1974), au plus clair de la répression, sont aussi une période de suspension du temps politique au sein des armées. De la même manière, celle-ci nous montre qu’à la sortie de ces années, la lutte antisubversive contre le communisme représente ce qu’elle appelle un « manifeste politique » (Chirio, 2016 : 181) aux mains des forces de sécurité nationale. Une fois rétablies les oppositions politiques au sein de l’armée, face aux velléités d’assouplissement du gouvernement du général Geisel, dès 1974, la lutte anticommuniste constitue un moyen de pression politique au sein des casernes. Sous la surface plane d’une dictature aux mains des militaires se jouent, au sein des casernes et des instances des différents corps d’armée, des ambitions de carrière personnelle, une inscription des acteurs dans un réseau et, bien secondairement, des oppositions idéologiques.

Enfin, cet ouvrage n’est pas sans acquérir un intérêt particulier trois ans après sa publication en 2016. En effet, le Brésil est dirigé depuis le début de l’année 2019 par Jair Bolsonaro, un président d’extrême droite, ancien militaire aux états de service assez médiocres mais qui exprime de manière constante son adhésion aux forces armées, son aversion du communisme et de la gauche en général (dont il dit souhaiter rendre les mouvements politiques illégaux). À un moment où les budgets de la recherche publique et des universités brésiliennes sont gelés (le gouvernement de Bolsonaro reproche à ces dernières d’être trop remuantes et aux milieux universitaires et intellectuels brésiliens d’être un repaire de communistes), on ne peut qu’entendre l’écho du discours que Maud Chirio nous rapporte dans son ouvrage. Dans la mesure où l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro repose sur une nostalgie ouvertement assumée de certains milieux brésiliens de droite revancharde et alors que la politique et les déclarations de ce président visent de plus en plus à écarter une part de la population (souvent celle qui vote à gauche) du processus démocratique brésilien[3], on constate un parallèle entre la société que nous décrit Maud Chirio et le Brésil récent. Ainsi, alors que le discours anticommuniste paraît pour l’auteure être un moyen de fédérer les forces armées brésiliennes, le nouveau président semble faire de ce discours, relayé via les réseaux sociaux sous forme de fake news et de slogans durant la campagne, un nouveau moyen de bâtir un consensus. L’épouvantail de l’União das Repúblicas Socialistas da América Latina (URSAL), argument conspirationniste qui a émergé durant la dernière campagne présidentielle de 2018 autour d’un projet hypothétique des gauches brésiliennes et latino-américaines de mettre en place une union régionale de type communiste[4] ne saurait constituer, de la même manière, que la source d’un malentendu important. Ainsi, alors même que les milieux de gauche se moquaient de ce fantasme agité par la droite, l’électorat de cette dernière en faisait le cœur de ses invectives (comme le faisait remarquer Maud Chirio lors d’une conférence récente[5]). Ce discours anticommuniste paranoïaque ouvre ainsi une fenêtre temporelle vers la fin des années 1960 et le début des années 1970 et met en lien ces deux périodes de l’histoire contemporaine du Brésil.

L’ouvrage de Maud Chirio, en montrant la force de mobilisation de ce discours anticommuniste au sein des armées de la dictature brésilienne, aide à mieux le comprendre mais aussi à mieux saisir son succès dans la campagne de 2018 et dans les premiers mois du gouvernement Bolsonaro. Aussi, le Parti des Travailleurs (PT), qui était tout au plus alors un parti de gauche de tradition sociale-démocrate a tôt fait de devenir le repoussoir communiste contre lequel mobiliser la droite. La mise en place d’une alliance entre le PT et le Parti communiste du Brésil (PC do B) a apporté à la droite un démon de plus à combattre en la personne de la candidate à la vice-présidence sur le ticket du PT, la députée Manuela d’Ávila, qui a fait l’objet de bon nombre de fake news (la présentant par exemple tatouée des visages de Che Guevara, de Lénine et de Staline[6]). Si l’on ne saurait comparer la situation actuelle avec la période de la dictature militaire brésilienne, on peut toutefois tirer un grand profit de l’analyse que fait l’auteure du poids de la dialectique anticommuniste pour comprendre l’usage de celle-ci actuellement. À une heure où, lors de la manifestation de soutien au président du le 26 mai 2019, certains électeurs de Bolsonaro ont invectivé la Cour suprême et le Congrès[7] et où des recherches de la Fundação Getúlio Várgas[8] montrent que la droite brésilienne adhère de plus en plus à l’idée d’une dissolution de ces deux institutions en période de crise[9], à un moment où Bolsonaro reçoit officiellement au Palais du Planalto des Youtubeurs qui défendent ouvertement l’idée d’une « intervention militaire »[10], et dans un contexte où le gouvernement brésilien a appelé à commémorer dans les casernes « la “Révolution” de 1964[11] », l’ouvrage de Maud Chirio est devenu aussi édifiant que salutaire. En effet, son étude rigoureuse de cette « “Révolution” de 1964 » (Chirio, 2016 : 12) et des « prétendus idéaux » (Chirio, 2016 : 91-94), possiblement contradictoires, dont ses héritiers militaires, de quelque bord qu’ils soient, se sont réclamés, nous permet de comprendre une bonne part de la dialectique en cours actuellement au Brésil.

 

Notes de fin

[1] Décret promulgué le 13 décembre 1968 et permettant de suspendre les droits civils et politiques des citoyens, de limiter la liberté d’opinion politique et de remettre en cause libertés de déplacement et la protection domiciliaire des citoyens.

[2] « [...] recurso último e legítimo contra ações esquerdistas que desembocariam, caso não fossem contidas pela violência, na instauração de uma ditadura socialista no país. »

[3] Voir : Julia Linder, « Bolsonaro : “ Queremos uma garotada que comece a não se interessar por política”  », O Estado de São Paulo, 09.04.2019 [URL : https://educacao.estadao.com.br/noticias/geral,bolsonaro-queremos-uma-garotada-que-comece-a-nao-se-interessar-por-politica,70002785320. Consulté le : 29 juillet 2019]

[4] Voir : Denise Perotti, « Crítica do PT, socióloga diz que inventou o Ursal em 2001 como ironia», A Folha de São Paulo, 13.08.2018 [URL : https://www1.folha.uol.com.br/poder/2018/08/critica-do-pt-sociologa-diz-que-inventou-ursal-em-2001-como-ironia.shtml. Consulté le : 29 Juillet 2019]

[5] Maud Chirio et Glauber Sezerino, « Brésil : retour sur un cycle politique ». Conférence-débat sur la situation politique au Brésil, 7 novembre 2018. Paris : Maison de l’Amérique latine.

[6] Voir : Estadão Verifica (plateforme de fact checking du jornal O Estado de São Paulo), « Tatuagens de Che Guevara e Lenin em, Manuela D’Ávila são falsas », O Estado de São Paulo, 14.09.2018 [URL : https://politica.estadao.com.br/blogs/estadao-verifica/tatuagens-de-che-guevara-e-lenin-em-manuela-sao-falsas/. Consulté le : 29 juillet 2019]

[7] Voir : Reinaldo Turollo Jr., Ricardo Della Coletta, «Em Brásilia, ataques ao STF e ao centrão marcam atos pró-Bolsonaro », A Folha de São Paulo, 26.05.2019 [ URL : https://www1.folha.uol.com.br/poder/2019/05/em-brasilia-ataques-ao-stf-e-ao-centrao-marcam-atos-pro-bolsonaro.shtml. Consulté le : 29 juillet 2019]

[8] La Fundação Getúlio Várgas est un institut d’enseignement supérieur et un think tank brésilien fondé en 1944 dans le but de former des hauts fonctionnaires et des dirigeants d’entreprises. Celle-ci a son siège à Rio de Janeiro et des antennes dans les principales villes brésiliennes.

[9] Voir : Bernardo Barbosa, «Apoio a fechar congresso e STF avança entre a direita, mostra pesquisa», Uol São Paulo, 10.06.2019 [URL: https://noticias.uol.com.br/politica/ultimas-noticias/2019/06/10/apoio-a-fechar-congresso-e-stf-avanca-entre-a-direita-mostra-pesquisa.htm, Consulté le : 29 juillet 2019]

[10] Voir : Daniela Lima, « Bolsonaro recebeu no Planalto youtubers que pediram intervenção militar neste ano», A Folha de São Paulo, 07.07.2019 [URL : https://painel.blogfolha.uol.com.br/2019/07/07/bolsonaro-recebeu-no-planalto-youtubers-que-pediram-intervencao-militar-neste-ano/. Consulté le : 29 juillet 2019]

[11] Talita Fernandes et Guastavo Uribe, « Bolsonaro determinou “comemorações devidas” do golpe de 1964, diz porta-voz », A Folha de São Paulo, 25.03.2019 [URL : https://www1.folha.uol.com.br/poder/2019/03/bolsonaro-determinou-comemoracoes-devidas-do-golpe-de-1964-diz-porta-voz.shtml. Consulté le : 29 juillet 2019] ; Pedro Rafael Vilela, « Bolsonaro autorisa celebração do 21 de março de 1964 », Agência Brasil (agence de presse gouvernementale brésilienne), 25.03.2019 [URL : http://agenciabrasil.ebc.com.br/politica/noticia/2019-03/bolsonaro-autoriza-celebracao-do-31-de-marco-de1964. Consulté le 29 juillet 2019] ; Geraldo Miniuci, « Rememorando o 31 de março de 1964  », O Estado de São Paulo, 31.03.2019 [URL : https://brasil.estadao.com.br/blogs/direito-e-sociedade/rememorando-o-31-de-marco-de-1964/. Consulté le : 29 juillet 2019].

 

Bibliographie

Chirio Maud (2016). La politique en uniforme, l’expérience brésilienne (1960-1980). Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Chirio Maud (2012). A política nos quarteis, Revoltas e protestos de oficiais da ditadura militar brasileira. Rio de Janeiro : Zahar.

Reis Filho Daniel Arrão (2014). Ditadura e democracia no Brasil. Rio de Janeiro : Zahar.

Reis Filho Daniel Arrão, Ridenti Marcelo, Patto Sá Motta Rodrigo (dir.) (2014). A ditadura que mudou o Brasil, 50 anos do golpe de 1964. Rio de Janeiro : Zahar.

 

Pour citer cet article

Etienne Sauthier, « Lecture : Maud Chirio, La politique en uniformes, l'expérience brésilienne (1960-1980), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016 », RITA [en ligne], n°12 : septembre 2019, mis en ligne le 12 septembre 2019 . Disponible en ligne: http://revue-rita.com/syntheses-de-recherche-12/lecture-de-chirio-maud-la-politique-en-uniforme-l-experience-bresilienne-1960-1980-rennes-presses-universitaires-de-rennes-2016-etienne-sauthier.html

Sécuriser la frontière, insécuriser les frontaliers: les paradoxes de la politique fédérale étatsunienne à la frontière avec le Mexique
How Border Security Makes Border Residents More Insecure. The Paradoxes of U.S. Federal Policies at the U.S./Mexico Border

 

Résumé
Les promesses du Président Donald Trump de lutter contre ce qu’il nomme « l’invasion » de migrants pour assurer la sécurité des citoyens étatsuniens relèvent d’une stratégie politique qui s’inscrit dans un processus de sécurisation de la frontière. L’administration étatsunienne définit l’immigration comme une menace pour la sécurité nationale. Malgré les mesures de sécurisation qui datent des années 1990, et qui ne sont donc pas nouvelles, les villes étatsuniennes et mexicaines continuent d’entretenir des relations diverses, notamment sur les plans économique et culturel. Toutefois, l’article montre comment les mesures prises par l’administration Trump engendrent des effets contradictoires, à savoir le renforcement de la sécurité de la frontière Etats-Unis/Mexique tout en favorisant notamment la montée de l’insécurité dans les régions frontalières. Ainsi, l’article se conclut en mettant l’accent sur le fait que la politique sécuritaire actuelle ne répond pas aux besoins des résidents locaux.

Mots clés : Insécurité; Barrière; Immigration; Sécurisation; Donald Trump.

 

Abstract
President Donald Trump’s promises to fight against what he calls “the invasion” of migrants to secure U.S. citizens fall within a political strategy that is part of a process of border security enforcement. The U.S. administration establishes immigration as a threat to the national security. This article shows that these measures are not totally new, and that they date back to the 1990s. Despite border security enforcement, U.S. and Mexican border towns still maintain several relationships, especially on the cultural and economic levels. However, this article points to the contradictory effects of these measures. They reinforce security at the U.S./Mexico border but also cause insecurity in border regions. The article concludes with the idea that border security does not respond to the needs of border residents.

Key words : Insecurity; Border wall; Immigration; Border security enforcement; Donald Trump.

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Cléa Fortuné

Doctorante en civilisation américaine
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

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Sécuriser la frontière, insécuriser les frontaliers: les paradoxes de la politique fédérale étatsunienne à la frontière avec le Mexique

 

Introduction

          En 1987, Ronald Reagan lançait à son homologue russe « Abattez ce mur » en référence au mur de Berlin, annonçant le point de départ d’un monde sans frontières[1]. Pourtant, de nos jours, c’est bien l’inverse qui se produit puisque 65 pays ont construit des murs et des barrières, la moitié d’entre eux au cours du XXIe siècle (Vallet, 2015). Parmi eux, on peut notamment citer le mur de Calais, en France, celui entre Israël et la Palestine ou bien encore celui entre l’Inde et le Bangladesh. Mais l’on peut également évoquer le mur entre les Etats-Unis et le Mexique qui a commencé à être édifié au même moment où l’Accord de Libre Echange Nord Américain (ALENA) était signé en 1994 et qui, paradoxalement, prévoyait la libre circulation des capitaux, des marchandises, de l’information et des personnes. Les chercheurs en sciences sociales ont étudié ce paradoxe de « défrontiérisation » (debordering) et de « refrontiérisation » (rebordering) simultanée en s’intéressant notamment à l’intégration économique et à l’interdépendance des villes frontalières mexicaines et étatsuniennes ou en étudiant plus particulièrement le phénomène de multiplication des maquiladoras côté mexicain et le renforcement sécuritaire côté étatsunien (Andreas et Biersteker, 2003 ; Heyman, 2017 ; Vélez-Ibáñez, 2017).

En ce qui concerne la frontière Etats-Unis/Mexique, le renforcement sécuritaire est une des priorités de l’administration étatsunienne actuelle. Depuis la campagne présidentielle de 2016, Donald Trump affirme qu’il existe une crise à la frontière Etats-Unis/Mexique et fait de la sécurité nationale une priorité. Pour protéger le pays de ce qui y est désigné comme une menace (migrants et trafics de drogue), l’administration fédérale adopte de nouvelles politiques de refrontiérisation à travers la mise en place de dispositifs sécuritaires, à la fois symboliques par l’annonce de la construction d’un « mur », et réels par une surveillance accrue aux frontières. La sécurisation de la frontière, à savoir « l’art de mobiliser un ensemble de moyens financiers et humains afin de mettre en œuvre une gamme de pratiques permettant de fiabiliser un espace sociopolitique spécifique » (Balzac, 2003 : 39-40) est un des moyens principaux par lesquels les politiciens répondent à une inquiétude en lien avec la sécurité des citoyens (Massey, 2016)[2]. Cet article propose d’élargir cette idée et de montrer que les discours et les moyens sécuritaires mis en place aux Etats-Unis ont un impact sur les communautés frontalières, renforçant l’insécurité plutôt que la sécurité. En effet, le discours de Donald Trump sur l’insécurité à la frontière est révélateur d’une déconnexion de la réalité sociale, économique et culturelle dans la région frontalière.

Tout d’abord, nous verrons que le discours de Donald Trump sur l’immigration et la volonté de construire un « mur » n’est pas totalement inédit sur le fond, et nous proposerons une brève histoire de la construction des différentes barrières à la frontière Etats-Unis/Mexique depuis les années 1990. Puis, nous analyserons ce qu’est la vie à la frontière : malgré la sécurisation de la frontière sud, les villes frontalières mexicaines et étatsuniennes continuent d’entretenir entre elles des liens historiques, économiques et culturels. Enfin, nous analyserons les conséquences des mesures de l’administration Trump sur les migrants et sur la population locale grâce aux entretiens menés auprès des résidents de la région frontalière. En effet, dans le cadre d’une enquête socio-ethnographique commencée en 2017 qui vise, entre autres, à rendre compte de la vie à la frontière, soixante-dix entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’acteurs frontaliers divers, à savoir des journalistes, historiens, maires, volontaires dans des associations humanitaires, professeurs, étudiants, etc. dans les villes frontalières de Douglas (Arizona, Etats-Unis)/Agua Prieta (Sonora, Mexique), Nogales (Arizona, Etats-Unis)/Nogales (Sonora, Mexique), et San Diego (Californie, Etats-Unis)/Tijuana (Basse Californie, Mexique) (Figure 1). Cet article s’appuie sur plusieurs de ces entretiens qui rendent compte des effets contradictoires des mesures sécuritaires de l’administration Trump, visant à renforcer la sécurité à l’échelle nationale, sans prendre en compte la mobilité et les besoins des résidents frontaliers à l’échelle locale. 

CF Figure1

 Figure 1: Carte de localisation des villes frontalières entre le Mexique et les Etats-Unis. Source: Google Maps. Carte modifiée par C. Fortuné.

I. Brève histoire de la barrière entre les États-Unis et le Mexique depuis les années 1990

            Ces trente dernières années, les administrations étatsuniennes successives ont adopté des politiques de contrôle de la frontière au nom de la sécurité nationale pour la préserver de ce qui est désigné comme une menace, à savoir les migrants et les trafiquants de drogue. A ce titre, Chavez a mis en évidence que  « les immigrés latinos et leurs enfants font l’objet d’un discours dans lequel ils sont représentés comme une menace et un danger pour la nation » (Chavez, 2008: 44)[3]. Les Etats-Unis portent une attention singulière aux Mexicains plus particulièrement, car ils ont longtemps représenté la plus grande minorité d’immigrés en situation irrégulière, avec un pic en 2007 où ils étaient 12,8 millions (soit 57% des immigrés en situation irrégulière). Toutefois, les recherches montrent qu’en 2014 les arrivées d’immigrés mexicains ont chuté (ils représentent aujourd’hui 50% des immigrés en situation irrégulière), et ce notamment à cause de la récession économique des Etats-Unis en 2008. Les Mexicains étaient moins attirés par le pays voisin car le marché de l’emploi s’était détérioré. Par conséquent, certains Mexicains sont rentrés dans leur pays d’origine. Inversement, le nombre d’immigrés en situation irrégulière en provenance d’Amérique centrale (Salvador, Guatemala et Honduras) a augmenté depuis 2007 (Passel et Cohn, 2018). Ces migrations sont présentées comme une menace par Donald Trump, qui promet donc de construire « un mur physique le long de la frontière sud, utilisant une technologie et un matériel approprié pour atteindre avec efficacité un contrôle opérationnel complet de la frontière sud »[4]. Ces promesses ne sont toutefois pas complètement nouvelles : il s’agit de mesures qui prétendent assurer la sécurité nationale des Etats-Unis, qui comptent déjà aujourd’hui 1 100 km de barrière sur les 3 200 km de frontière qui les séparent du Mexique.

Pour définir certains dispositifs sécuritaires qui séparent les Etats-Unis du Mexique, nous utiliserons le terme de barrières. Ce terme se définit comme une « clôture à claire-voie faite d’un assemblage de barres de bois ou de métal, fixe ou mobile selon qu’elle sert à enclore un espace ou à fermer un passage » et qui « s’oppose à la libre circulation entre les Etats des biens et des personnes » (CNRTL, 2019). Il définira les différents types de clôtures présentes le long de la frontière[5].

          A. La construction des différents types de barrières entre les Etats-Unis et le Mexique

C’est sous une administration démocrate que la construction de la barrière a commencée, celle de William Clinton dans les années 1990. « Au début de son premier mandat (1993-1997), le président Clinton n’a pas fait de la lutte contre l’immigration irrégulière un grand enjeu politique [mais] son administration a été rapidement poussée à s’emparer de cette question » (Cohen, 2012 : 74) par la Californie où affluaient « le tiers des immigrants entrés aux Etats-Unis de manière régulière ou non » (Lacorne, 2003 : 118). En effet, en 1994, le gouverneur californien Pete Wilson a profité des inquiétudes des citoyens au sujet de l’immigration et a attribué la responsabilité des problèmes économiques de la Californie – qui connaissait alors une récession – aux immigrés (Massey, 2010 : 29). Il souhaitait ainsi que le gouvernement fédéral lance une opération similaire à celle lancée par le chef de la patrouille frontalière à El Paso (Texas), à savoir Operation Hold the Line et Operation Blockade pour lutter contre une frontière perçue et désignée comme hors de contrôle (Nevins, 2010 : 4). L’administration fédérale a ainsi lancé l’Operation Gatekeeper en Californie le 1er octobre 1994, qui prévoyait de bloquer le flux de migrants irréguliers dans ce secteur en les réorientant vers des zones plus dangereuses car désertiques et moins peuplées, de militariser la frontière en augmentant le nombre d’agents de la patrouille frontalière et d’investir dans la technologie militaire. La première barrière physique a ainsi été érigée en Californie et au Texas également. Elle était faite de plateformes d’atterrissage pour hélicoptères en plaques métalliques, utilisées pendant la guerre du Vietnam (Hattam, 2016 : 29).

         B. Les mesures successives de sécurisation des années 1990 à 2018

Cependant, cette stratégie nationale appelée « prévention par la dissuasion » n’a pas eu pour effet de stopper l’immigration. Elle a au contraire redirigé les migrants vers des zones plus difficiles d’accès, comme l’Etat d’Arizona et son désert, et notamment vers les villes de Nogales et Douglas. Comme ces villes sont devenues des points de passage de migrants, elles ont vu leur première barrière physique se construire après 1994. La sécurisation de la frontière n’a ensuite fait qu’évoluer suite aux attaques du 11 septembre 2001. Le président George W. Bush a signé le  Secure Fence Act  et le  Secure Border Initiative network en 2006, ajoutant une « barrière virtuelle » à la barrière physique (Heyman, 2008 : 305). La barrière a ainsi été équipée de tours avec radars et de détecteurs de mouvements au sol. Les images collectées sont désormais envoyées à la patrouille frontalière qui les analysent et se déploient sur le terrain pour intercepter les trafiquants de drogue et les migrants. Puis sous l’administration Obama, des portions de barrière ont été changées pour qu’elle soit plus robuste. Ainsi, à Douglas, la barrière a été remplacée par des cylindres d’acier. Une deuxième barrière a même été construite au niveau du point d’entrée, séparée de la première par un fossé surmonté de fils barbelés. Dernièrement, en novembre 2018, la « caravane » de migrants centre-américains a été utilisée à des fins politiques par Donald Trump, alors en campagne pour les élections de mi-mandat[6]. Il a déclaré une crise à la frontière, justifiant selon lui l’envoi de soldats pour installer des fils barbelés le long de la barrière, et la fermeture de la frontière pendant quelques heures entre Tijuana et San Diego (Figures 2 et 3). Faisant suite à sa promesse électorale de construire un mur, Donald Trump a également exigé une enveloppe de 5,7 milliards de dollars pour le construire. S’en est suivi le plus long shutdown de l’Etat fédéral de l’histoire américaine, à savoir l’arrêt des activités gouvernementales pendant 35 jours (du 21 décembre 2018 au 25 janvier 2019), faute d’accord avec le Congrès sur le budget à consacrer à la sécurité frontalière.

     CF Figure 2     CF Figure3

Figures 2 et 3 : Barrière entre San Diego et Tijuana (à gauche) et entre Nogales Arizona et Nogales Sonora (à droite), surmontée de fils barbelés (en 2019). Auteure : C. Fortuné.

Cette stratégie relève des « politiques de l’insécurité par lesquelles les élus peuvent minimiser ou donner de l’importance, ou même créer des menaces perçues pour accroître leur soutien électoral et politique » (Béland, 2018)[7]. Ainsi, le gouvernement étatsunien construit l’immigration comme une menace pour les valeurs et l’identité américaine et décide de mesures sécuritaires pour protéger l’intérêt national.

II. La vie à la frontière, un espace d’interactions et de vie au quotidien

            Si la sécurisation de la frontière Etats-Unis/Mexique n’est donc pas entièrement nouvelle, et qu’elle s’est déroulée sous les différentes administrations des trois dernières décennies, les villes frontalières mexicaines et étatsuniennes restent liées par leur histoire et par leurs multiples formes d’échanges qui contribuent à l’intégration de la zone frontalière.

          A. Des liens historiques incontestables

Les villes frontalières étatsuniennes étaient des territoires mexicains jusqu’à la signature du Traité de Guadalupe Hidalgo en 1848 qui a marqué la fin de la guerre américano-mexicaine (1846-1848) et la cession par le Mexique de la moitié de son territoire initial. En 1853, l’Achat Gadsden[8] finit d’établir la frontière telle qu’on la connaît actuellement : les Etats-Unis achètent les territoires du sud de l’Etat actuel d’Arizona et du sud-ouest du Nouveau-Mexique pour construire une voie de chemin de fer reliant le sud des Etats-Unis à la côte ouest. La plupart des habitants mexicains de la région ont accueilli ce changement et ont participé au maintien et au développement des relations entre le Mexique et les Etats-Unis en restant vivre soit du côté étatsunien, soit du coté mexicain (Sheridan, 2012 : 65). Ils ont entretenu jusqu’à ce jour des liens familiaux et amicaux des deux côtés de la frontière, et ce en dépit de la sécurisation. Des résidents frontaliers de Douglas et Agua Prieta expliquent : « Soy ni de aquí, ni de allá. I am neither from here nor from there »[9]. Ils n’habitent pas d’un côté ou de l’autre de la frontière, ils habitent les borderlands, une région située à proximité de la frontière qui a sa propre identité (Martinez, 1994). Ainsi, le dimanche soir, les files d’attente pour passer du Mexique aux Etats-Unis sont longues – environ deux heures à Nogales (Figure 1) – et sont dues au retour des résidents étatsuniens qui ont rendu visite à leur famille du côté mexicain. Le vendredi soir, les adolescents mexicains-américains vont passer du temps sur la plaza mexicaine, puis appellent leurs tías (leurs tantes) qui viennent les chercher pour les reconduire au point d’entrée où ils traversent à pieds et son récupérés par leurs parents du côté étatsunien[10].

         B. Des relations économiques aussi importantes que diverses

Les deux pays entretiennent également des liens économiques forts. Environ « 1,7 milliard de dollars de biens et de services traversent la frontière tous les jours, ainsi que presque un-demi million de travailleurs, étudiants, personnes qui viennent faire leurs courses ainsi que les touristes » (Tankersley et Swanson, 2019)[11]. Ces liens sont tellement importants qu’en 2008, des investisseurs privés ont lancé l’initiative CaliBaja, contraction des noms Californie (Etats-Unis) et Baja California (Mexique). Il s’agit d’une méga-région dont le but est de renforcer l’intégration économique des villes frontalières, en particulier de San Diego et Tijuana (Figure 1). « Connue localement en référence à la cuisine hybride qui mélange la cuisine californienne et la cuisine de l’Etat de Baja California au Mexique […] [c]ette région binationale […] cherche à promouvoir son attractivité en faisant du branding, [c’est à dire] du marketing territorial pour attirer des investisseurs » (Christophe Sohn, 2017). Ainsi, cette région binationale de sept millions d’habitants compte des entreprises des deux côtés de la frontière, dans les domaines du biomédical, de l’aérospatial, de l’agroalimentaire, du manufacturier et du tourisme (CaliBaja, 2019). Un exemple de ce marketing territorial est l’ouverture en 2015 du Cross Border Xpress (CBX), un pont pédestre construit au-dessus de la barrière sécuritaire qui permet l’accès à l’aéroport de Tijuana depuis San Diego, créant ainsi le premier aéroport binational. Il a été construit car « les déplacements internationaux pour le plaisir ou le business sont un moteur économique essentiel pour la région entière » selon Carlos Laviada, un des investisseurs[12]. Le tourisme médical est un autre facteur économique important dans les villes frontalières mexicaines. Par exemple, Los Algodones (Basse Californie, Mexique) (Figure 1) est une petite municipalité connue pour ses quatre rues principales où s’alignent les 350 cabinets de dentistes, d’ophtalmologistes et de pharmacies et qui dépend pour sa survie d’une clientèle venant à 98% des Etats-Unis et du Canada (Cobelo, 2016).

         C. Une culture transfrontalière

En ce qui concerne les interactions culturelles, de nombreux projets binationaux voient le jour à la frontière. Pour ne citer que quelques exemples, un appel à projet a été lancé en 2017 par le consulat mexicain, la Casa Cultural d’Agua Prieta et la mairie de Douglas pour peindre la barrière du côté mexicain. Un des artistes dont le projet a été retenu a peint une Catrina – squelette féminin et figure emblématique de la culture mexicaine – en mémoire des migrants qui meurent dans le désert alors qu’ils tentent de traverser vers les Etats-Unis (Figure 4).

CF Figure4 1

Figure 4 : Catrina peinte par Joe sur la barrière à Agua Prieta (2017). Auteure : C. Fortuné

D’autres types de projets binationaux culturels sont les représentations théâtrales à la frontière, comme celles organisées par Jenea Sanchez, une artiste de Douglas/Agua Prieta qui se définit de la façon suivante :

En tant que personne, je suis consciente de ma catégorisation culturelle : je ne me considère ni comme mexicaine, ni comme américaine […]. Alors que le climat sociopolitique de la région frontalière reste controversé, je poursuis la conversation sur la perméabilité et sur la façon dont la frontière actuelle peut être ré-imaginée (Sanchez, 2019)[13].

Cette artiste qui a grandi à la frontière a fondé le Border Arts Corridor, une organisation à but non lucratif qui propose des représentations, des ateliers et des dialogues publics à cette communauté des borderlands (Sanchez, 2019). Par exemple, en octobre 2018 elle a invité des artistes mexicains et étatsuniens à se produire des deux côtés de la barrière, afin que les spectateurs des deux côtés de la frontière puissent assister à la représentation, qui portait sur les problématiques migratoires des femmes: la séparation de la famille et des enfants à travers une danse, le viol à travers un poème, ou encore les liens au pays d’origine à travers le théâtre.

III. Insécurité pour les migrants et les résidents frontaliers : les conséquences des mesures de l’administration Trump

              Malgré la sécurisation de la frontière Etats-Unis/Mexique, les résidents frontaliers continuent de tisser des liens entre les villes frontalières. Toutefois, la rhétorique et les mesures sécuritaires de l’administration Trump ont des conséquences sur les vies à la frontière.

         A. Une insécurité grandissante pour les migrants

Dans le but de décourager l’immigration, l’administration Trump modifie les procédures qui concernent les demandeurs d’asile. Jusqu’à aujourd’hui, les demandeurs d’asile se présentent à un point d’entrée et passent un entretien – nommé credible fear interview – avec un agent d’octroi d’asile qui détermine si la demande est fondée sur un risque crédible de persécution ou de torture. Si le demandeur réussit l’entretien, il peut demander sa mise en liberté aux Etats-Unis contre une caution, en attendant la date de l’audience – ayant lieu des mois plus tard – qui fera aboutir ou non la demande. Selon le Department of Justice, 89% des demandeurs d’asile assistent à leur audience pour recevoir une décision (Isidoridy et Kizuka, 2019). Toutefois, Donald Trump affirme que seulement 2% d’entre eux se présentent à l’audience, d’où sa volonté de stopper le système de « catch and release », à savoir le fait d’appréhender un migrant et de le relâcher aux Etats-Unis le temps que l’audience ait lieu. En janvier 2019, l’administration Trump a donc signé les Protocoles de Protection de Migration (Migration Protection Protocols), aussi connu sous le nom de Remain in Mexico (« Rester au Mexique »), sur les prémisses que les demandeurs d’asile ne se présentent pas à leur audience. Cette action gouvernementale stipule que les individus qui demandent l’asile ne pourront plus être relâchés aux Etats-Unis et qu’en attendant leur audience, ils seront reconduits au Mexique (DHS, 2019). En outre, le 29 avril 2019, Donald Trump a signé un mémorandum pour que l’administration ajoute des mesures renforçant la sécurité frontalière. Ainsi, le procureur général William Barr – nommé par Donald Trump en février 2019 suite à la démission forcée de Jeff Sessions[14] – a signé un ordre exécutif ordonnant aux juges d’immigration de refuser aux migrants de déposer une caution pour être relâchés jusqu’à ce qu’ils se présentent à l’audience (Benner and Shear, 2019). L’administration souhaite également imposer des frais administratifs aux migrants s’ils veulent demander l’asile (Trump, 2019). Or, très souvent, les migrants ne sont pas en mesure de payer et cette initiative les rendrait encore plus vulnérables. En effet, les mesures de l’administration étatsunienne ont d’importantes répercussions sur les migrants dans les villes frontalières mexicaines, en particulier sur les 13 000 d’entre eux qui sont sur listes d’attente pour demander l’asile, sans compter ceux qui sont en attente d’être inscrits sur ces listes (Mark, 2019).

Ainsi, non seulement les politiques restrictives de l’administration Trump n’ont pas dissuadé les migrants d’entreprendre un dangereux parcours, mais elles profitent au crime organisé dont l’économie est en plein essor. À leur arrivée dans les villes frontalières, les migrants sont immédiatement exposés à ce que les locaux appellent « la mafia ». A Agua Prieta, les cartels les attendent à la descente du bus pour leur demander de payer 500 dollars US sur le champ afin d’avoir le droit de rester dans la ville. Pour éviter d’avoir à payer cette somme, certains migrants prennent un Uber depuis Hermosillo – capitale du Sonora – jusqu’à Agua Prieta. Les migrants représentent une source de revenus considérable pour le crime organisé. C’est pourquoi les volontaires qui avaient pour habitude d’aller chercher les migrants à la station d’autobus pour les conduire au centre d’accueil de migrants ont du arrêter cette pratique, ayant reçu des menaces de mort. Le centre d’accueil d’Agua Prieta a une capacité d’accueil de 44 migrants. Or, en mai 2019, ils étaient 160, originaires de Russie, des pays du Triangle du Nord (Honduras, Salvador et Guatemala), mais la majorité venait du Guerrero, un des Etats mexicains les plus pauvres et les plus violents, devenu l’un des principaux producteurs d’opium au Mexique en réponse à la demande croissante en héroïne aux Etats-Unis (Hootsen, 2017). Ainsi, comme l’explique Correa-Cabrera, le renforcement de la sécurité à la frontière va de pair avec une meilleure organisation et un plus grand développement du crime organisé (Mark, 2019)[15].

         B. L’insécurité engendrée par les mesures sécuritaires nationales pour les résidents de la région frontalière

Fermer la frontière nuit aux migrants mais aussi à l’économie des villes frontalières étatsuniennes. Par exemple, les résidents d’Agua Prieta qui ont les documents nécessaires pour aller aux Etats-Unis « contribuent à hauteur de 80% de l’économie de Douglas », notamment car ils vont faire leurs courses au centre commercial Walmart qui se situe à dix minutes à pied et cinq minutes en voiture de la frontière[16]. D’ailleurs, pour accélérer le passage de la frontière en évitant le trafic et les embouteillages, un programme de facilitation appelé SENTRI a été mis en place en 2013. Les frontaliers ayant les moyens de payer ce programme peuvent traverser dans une voie réservée, et évitent ainsi les temps d’attentes trop longs. Les maires des deux villes considéraient ce programme comme « un exemple de comment deux pays se sont réunis pour faire face à un problème d’une grande importance, pour le bien-être des résidents des deux communautés qui célèbrent le résultat d’un vrai partenariat de collaboration binationale » (Maldonado, 2013)[17] Toutefois, ces lignes sont aujourd’hui souvent fermées faute d’agents du service des douanes et de la protection des frontières (Customs and Border Protection) qui ont été redéployés à d’autres points d’entrée, notamment à El Paso (Texas) où les arrivées de migrants sont plus nombreuses.

En outre, de moins en moins de résidents mexicains viennent faire leurs courses à Douglas. Comme nous l’a expliqué le maire de la ville, Robert Uribe, ceci est dû à « un sentiment de peur, d’angoisse, de confusion, d’incertitudes ». Lors des élections présidentielles étatsuniennes de 2016, les résidents mexicains « disaient qu’ils allaient être reconduits à la frontière »[18]. Par conséquent, faute de clients, les petits commerces sont contraints de fermer et la ville doit trouver une autre solution pour redynamiser l’économie. Mais là aussi la rhétorique du président retient les investisseurs d’installer leurs entreprises dans les villes frontalières étatsuniennes. Récemment, Amazon cherchait une localisation pour ouvrir un centre de distribution. La ville de Douglas a fait une proposition afin de redynamiser son économie et de fournir du travail aux nombreux chômeurs[19]. Mais comme nous l’a précisé Robert Uribe, « la rhétorique qui se joue [à l’échelle fédérale] autour des communautés frontalières, sur le fait qu’elles sont dangereuses, qu’elles font peur, n’intéressent généralement pas les investisseurs pour investir dans des endroits pareils »[20]. La ville de Douglas est un exemple parmi d’autres petites villes frontalières qui cherchent à stimuler leur économie mais qui souffrent des mesures et des discours de l’Etat fédéral.

Enfin, fermer la frontière aurait également un impact conséquent sur les élèves qui vivent du côté mexicain et qui vont à l’école du côté étatsunien. Une étudiante de 18 ans témoigne de son quotidien : née en Californie de parents mexicains qui ont été appréhendés et reconduits à la frontière, elle se lève tous les matins à 5h30 pour aller prendre le bus qui la dépose au point d’entrée à 6h30. De nombreux autres élèves étant dans la même situation, il lui faut environ 30 minutes pour passer la frontière, où elle récupère un bus du côté étatsunien qui l’emmène à l’université[21].

Conclusion

           Ces trente dernières années, les administrations étatsuniennes successives ont décidé de mesures sécuritaires mises en place à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis qui ne reflètent pas les besoins des résidents à la frontière. Le gouvernement fédéral a contribué à associer l’image du migrant à une menace contre laquelle il faut protéger le pays, renforçant les dispositifs de sécurité à la frontière pour la rendre imperméable. Mais ces mesures engendrent une insécurité pour les résidents frontaliers qui vivent une vie binationale et traversent la frontière d’un pays à l’autre pour diverses raisons, entretenant ainsi les liens historiques, économiques et culturels entre les villes des deux pays. La sécurisation entraîne toutefois une diminution des mouvements à la frontière[22], ce qui engendre une baisse des revenus économiques des villes frontalières étatsuniennes. Elle entraîne également une insécurité croissante pour les migrants, vulnérables au crime organisé qui profite des mesures de renforcement sécuritaire pour se développer et générer une économie parallèle. Les discours de l’administration Trump sur l’insécurité et la crise à la frontière Etats-Unis/Mexique ainsi que les mesures sécuritaires prises par l’Etat fédéral pour protéger l’intérêt national sont donc en décalage avec la réalité sociale, économique et culturelle de la région frontalière.

Cet article n’a soulevé que quelques-unes des formes d’insécurité engendrées par les barrières frontalières. D’autres risques, comme ceux causés par les changements environnementaux sur les hommes, doivent être analysés. Comme l’explique le journaliste Todd Miller, « le mouvement des réfugiés est le mouvement de demain » : « le réchauffement climatique – qui affecte d’ores et déjà le nord du Honduras : inondations, érosion, ondes de tempête, hausse du niveau de la mer, etc. – aura pour conséquence inévitable une immigration massive » (Miller, 2017 : 94). De nouveaux travaux de terrain pourront nous permettre d’analyser ces risques.

 

Notes de fin

[1] Discours de Ronald Reagan (« Tear down this wall! ») le 12 juin 1987 à Berlin à Mikhaïl Gorbatchev.

[2] « its enforcement has become a central means by which politicians signal their concern for citizens’ safety and security in a hostile world ». Toutes les traductions présentées dans ces notes sont de l’auteure.

[3] « Latino immigrants and their children constantly find themselves the object of a discourse in which they are represented as a threat and a danger to the nation » (Chavez, 2008: 44).

[4] « construct a physical wall along the southern border, using appropriate materials and technology to most effectively achieve complete operational control of the southern border » (Trump, 2017).

[5] A ce propos, Simonneau (2015) explique le choix sémantique de barrière plutôt que de mur dans sa thèse intitulée « ‘Il nous faut une barrière !’. Sociologie politique des mobilisations pro-barrière en Israël et en Arizona (Etats-Unis) . Il précise notamment que le terme barrière est « une synecdoque pour désigner l’ensemble du processus de militarisation » (Simonneau, 2015 : 58-60)

[6] La « caravane » fait référence à des déplacements de populations qui fuient la violence, la pauvreté et la persécution dans leurs pays d’origine. La première « caravane » s’est déplacée en avril 2018 mais n’a pas été médiatisée. En revanche, la caravane de novembre 2018 – constituée de 7 000 migrants selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés – qui est partie du Honduras et a traversé le Guatemala et le Mexique en direction des Etats-Unis a été fortement médiatisée, dans le contexte des élections de mi-mandat aux Etats-Unis. Une campagne populaire sur les réseaux sociaux qui critiquait le président du Honduras a rassemblé des milliers de Honduriens formant la caravane, à laquelle se sont joints des migrants du Nicaragua, El Salvador et du Guatemala. Cette façon de se déplacer en groupe procure une certaine sécurité aux migrants, sur des chemins dangereux contrôlés par le crime organisé (Correal et Specia, 2018).

[7] « Another complementary way to understand Trump’s anti-immigration bent is the politics of insecurity, by which elected officials can downplay, inflate, or even fabricate perceived threats to increase their electoral and political support ».

[8] En 1853, le Président étatsunien Franklin Pierce envoie son ambassadeur au Mexique, James Gadsden, négocier l’achat de territoires mexicains au sud de l’Etat actuel d’Arizona et au sud-ouest de l’Etat actuel du Nouveau Mexique. L’Achat Gadsden (Gadsden Purchase) est approuvé en 1854 et définit les frontières actuelles entre les Etats-Unis et le Mexique.

[9] Entretien avec Ginny Jordan, résidente de Douglas et Agua Prieta, le 9 mai 2019.

[10] Entretien avec des étudiants de Douglas, le 17 septembre 2018.

[11] « Nearly $1,7 billion of goods and services flow across the border daily, as well as nearly a half-million legal workers, students, shoppers and tourists ».

[12] « Intercountry travel for leisure and business is a critical economic driver for this entire region ».

[13] « As a person I am aware of my cultural categorization, neither as native Mexicana nor Americana […] As the sociopolitical climate of the border region remains controversial, I continue the conversation of permeability and how the perception of the actual line of the border can be reimagined ».

[14] Jeff Session a été forcé de démissionner en novembre 2018 suite à son retrait dans l’enquête sur l’ingérence russe lors de la campagne présidentielle de 2016. Cette démission s’inscrit dans une série de départs forcés sous l’administration Trump. Nous pouvons également citer celui de Kirstjen Nielsen, en charge du Department of Homeland Security jusqu’en avril 2019, qui avait défendu la politique de séparation des familles de migrants. Malgré ces mesures de séparation, le président étatsunien a indiqué que la politique migratoire des Etats-Unis devait être plus sévère.

[15] « Hand in hand with the strengthening of border enforcement comes sophistication and greater development, more organization of smuggling networks ».

[16] « Mexican shoppers contribute to 80% of Douglas sales revenue ». Entretien avec Robert Uribe, maire de la ville de Douglas (Arizona), le 11 octobre 2017.

[17] « Officials of the twin cities considered this lane as “an example of how … two countries came together to address an issue of great importance to the welfare of the residents of the two communities [who] celebrate the results of a true collaborative binational … partnership ».

[18] « I think there was a sense of fear, anxiety, confusion, uncertainties […]. Because there were a lot of changes. I mean we had a new president. Their peso was high so they weren’t shopping here, they were concerned, people were saying ‘I’m going to get deported’. So there was a lot of confusion, a lot of fear ». Entretien avec Robert Uribe, maire de la ville de Douglas (Arizona), le 11 octobre 2017.

[19] Le taux de chômage à Douglas est de 5,6% contre 3,9% à l’échelle du pays. Le taux de pauvreté à Douglas est de 31,9% contre 12,3% à l’échelle du pays (DataUSA, 2014).

[20] « What’s very challenging is that the rhetoric that plays out about border communities being dangerous, being scary, investors are not really typically excited to invest in places like these. Right? ». Entretien avec Robert Uribe, maire de la ville de Douglas (Arizona), le 11 octobre 2017.

[21] Entretiens avec des étudiants de Douglas, le 4 mai 2019.

[22] Voir les données statistiques annuelles et mensuelles de l’Arizona-Mexico Economic Indicators sur les traversées des piétons, de véhicules et de camions entre les villes frontalières mexicaines et étatsuniennes.

 

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Pour citer cet article

Cléa Fortuné, « Sécuriser la frontière, insécuriser les frontaliers : les paradoxes de la politique fédérale étatsunienne à la frontière avec le Mexique », RITA [en ligne], n°12 : septembre 2019, mis en ligne le 12 septembre 2019. Disponible en ligne: http://revue-rita.com/regards-12/securiser-la-frontiere-insecuriser-les-frontaliers-les-paradoxes-de-la-politique-federale-etatsunienne-a-la-frontiere-avec-le-mexique-clea-fortune.html

« Les femmes dans les migrations Mexique-États-Unis, le regard d’une chercheure française » - Entretien avec Anna Perraudin

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Cléa Fortuné

Doctorante en civilisation américaine
CREW (Center for Research on the English-speaking World), EA 4399, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

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Guillaume Duarte

Doctorant en histoire
IHEAL-CREDA UMR 7227, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3

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« Les femmes dans les migrations Mexique-États-Unis, le regard d’une chercheure française »

 

Entretien avec Anna Perraudin

          Anna Perraudin est chercheuse au CNRS depuis 2016, chargée de recherches à l’Université de Tours au sein du laboratoire CITERES, et associée au laboratoire URMIS de l’Université Paris 7. Docteure de l’EHESS en sociologie, ses recherches portent sur les circulations migratoires, le genre, et la sociologie urbaine en Amérique latine et aux États-Unis. Sa thèse, soutenue en 2011, sous la direction d’Yvon Le Bot, s’intitule Mobilités et ethnicité : l’expérience migratoire des Indiens mexicains, de la migration interne à la migration internationale. En 2018, elle a publié l’ouvrage Esquiver les frontières aux Presses Universitaires de Rennes, qui s’interroge sur les relations ethno-raciales, de genre, et de statut migratoire des Indiens du Mexique qui migrent aux Etats-Unis.

Dans cet entretien, Anna Perraudin relate son parcours de chercheuse à travers la « rencontre » avec son sujet de recherche à Mexico, la construction de rapports sociaux avec ses enquêtés sur ses terrains mexicains et étatsuniens, et expose son approche sur l’état de la recherche des migrations féminines dans les Amériques.

Entretien réalisé entre mai et juin 2019 par Cléa Fortuné, doctorante en civilisation américaine au sein du CREW EA 4399, à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et Guillaume Duarte, doctorant en histoire à l’IHEAL – CREDA UMR 7227, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, membres du comité de rédaction de RITA.

Cléa Fortuné, Guillaume Duarte : Pouvez-vous nous présenter votre parcours de recherche ?

Anna Perraudin : Tout a commencé par un heureux malentendu : alors que je cherchais un stage de fin de 4e année à Sciences Po, dans un parcours « métiers du développement », j’ai atterri au Mexique, à l’Institut de Recherche sur le Développement (IRD) – et réalisé que ce n’était pas du tout une ONG, mais un centre de recherche. Catherine Paquette, mon encadrante, m’a offert un beau sujet de mémoire : le centre historique de Mexico était en pleine transformation. Il faisait l’objet d’un projet de réhabilitation très ambitieux qui annonçait une gentrification et une mise en tourisme importante, alors que c’était jusque-là un quartier populaire, lieu d’arrivée de nombreux migrants des campagnes dans la ville, avec des logements bon marché et une foule d’emplois non qualifiés, dans le commerce informel en particulier. Mon stage visait à comprendre si les populations indiennes qui y résidaient étaient affectées par ces changements, et comment elles y réagissaient. J’ai trouvé passionnant de découvrir la société mexicaine par le prisme de la question indienne. Cela donnait à voir, d’emblée, ses richesses, ses inégalités, sa violence, ses contradictions. J’ai fait de belles rencontres, je me suis immiscée dans certaines associations indiennes[1], si bien qu’à la fin de ces six mois de stage, j’étais « mordue ».

À cette période – le milieu des années 2000 – on parlait énormément au Mexique de l’émigration vers les États-Unis, et pour cause : un Mexicain sur dix y vivait, tout le monde y avait de la famille. Pourtant, pour les populations indiennes du centre historique de Mexico, installées en ville dans les années 1990, le sujet n’était jamais évoqué. La question n’était pas posée de savoir si eux-aussi, comme semblait-il, la plupart des Mexicains, envisageaient d’améliorer leur vie aux États-Unis. Cependant, ils vivaient dans des conditions très précaires à Mexico – la plupart travaillaient dans le commerce informel, habitaient des bicoques regroupées en petits bidonvilles abrités des regards en plein cœur de la cité, dans le quartier de la Roma[2]. De surcroît ils avaient déjà une expérience de la migration, de la campagne vers la ville, ce qui au vu des travaux d’Alain Tarrius (2000) par exemple, sur le « savoir-circuler », en faisaient plutôt de bons candidats pour se lancer dans la traversée de la frontière vers les États-Unis. Partaient-ils vraiment moins que les autres, ou le regard des universitaires et des institutions était-il biaisé, à force d’être focalisé sur la problématique de l’intégration des minorités dans la ville ? S’ils partaient aux États-Unis, où allaient-ils ? Est-ce qu’une communauté ethnique se reconstituait là-bas, agrégeant des membres du village auparavant établis dans plusieurs villes mexicaines ? Que signifiait être indien dans ces nouvelles conditions de vie ? C’est à partir de ces questionnements que j’ai commencé une thèse, sous la direction d’Yvon Le Bot[3]. J’ai fini par resserrer l’analyse sur un groupe en particulier, provenant de Santiago Mexquititlán (Etat du Querétaro) et identifié comme otomi[4], et l’enquête m’a menée de Mexico vers le Wisconsin, où arrivaient beaucoup de gens de ce village, mais aussi à Los Angeles, New York, dans l’Illinois, et bien sûr dans le lieu d’origine. Aucun des migrants que j’ai rencontrés n’avaient de titre de séjour aux États-Unis. L’enquête m’a amenée à questionner la façon dont se reconstituaient les frontières de genre, d’ethnicité, de classe sociale, de citoyenneté, au cours de cette double migration, de la campagne vers la ville puis de la ville vers les États-Unis.

CF, GD : Quand la question des migrations féminines est-elle apparue dans cette recherche ?

AP : Outre mon intérêt initial pour les travaux sur la place des femmes dans les migrations, c’est d’abord le terrain qui m’a poussée vers cette thématique. Je me suis vite aperçue que les groupes indiens de Mexico rêvaient eux-aussi des États-Unis, même si cette migration était très peu visible. Le contexte urbain contribuait à cette invisibilité : dans les campagnes, certaines maisons à l’architecture ostentatoire sont tout de suite identifiables comme appartenant à des migrants – elles sont d’ailleurs construites pour cela, comme l’analyse Frida Calderón Bony (2008). Dans les villes, il n’y a pas de traces aussi tangibles. En revanche, quand les hommes partent – et dans le groupe qui m’intéressait, la migration vers les États-Unis était encore surtout initiée par des hommes – les femmes, les enfants, sont là. Comme par ailleurs ces femmes étaient isolées du reste du groupe et qu’elles avaient souvent cessé de travailler, elles étaient à la fois plutôt libres de leur temps et désireuses de partager leur expérience et leur quotidien avec moi. Elles sont rapidement devenues des piliers de mon travail de terrain. Je commençais souvent par réaliser un entretien formel, enregistré, chez elles, et puis je revenais pour leur donner le texte de l’entretien, prendre des nouvelles, partager un repas… De fil en aiguille des liens très forts se sont noués. Ce sont elles qui m’ont donné le contact de leurs époux partis aux États-Unis et c’est grâce à elles que j’ai pu comprendre comment se réorganisait la vie des Santiaguenses là-bas. À Mexico, il était très difficile d’avoir accès à ces informations si ce n’est par des biais plus classiques (en passant par des institutions, des associations ou par les « leaders » des groupes indiens). Ces femmes étaient concernées par la migration de deux façons, comme migrantes, puisqu’elles-mêmes avaient quitté leur village pour s’installer à Mexico, et comme épouses de migrants, devant gérer l’absence de leur compagnon. Le fait d’être dans ces deux positions simultanément rendait leur point de vue et leur expérience particulièrement riches.

CF, GD : Pensez-vous que les relations et les pratiques d’échanges auraient été différentes si vos enquêtés[5] avaient été confrontés à un enquêteur ?

AP : Assurément. La complicité qui s’est nouée avec les femmes tenait sans doute à ce que nous avions le même âge, le même sexe, mais des vies très différentes – je n’avais pas d’enfants, elles en avaient souvent au moins trois ; je voyageais et vivais seule. C’était source d’une curiosité et d’un intérêt mutuel, avec une liberté de parole qui n’aurait pas été la même si j’avais été un homme. J’ai partagé beaucoup de moments avec elles, leurs enfants, leurs parents. Avec les hommes, en revanche, c’était plus compliqué d’avoir accès à une parole intime. J’ai aussi réalisé assez vite que les rumeurs circulaient beaucoup dans le groupe avec lequel je travaillais. C’est un mécanisme de contrôle social courant dans la migration, comme l’a montré par exemple Victoria Malkin (2004). Je devais donc faire attention à protéger ma réputation, mais aussi celle des personnes qui faisaient des entretiens avec moi. J’ai alors évité d’en faire seule avec des hommes. À Mexico, j’ai tâché de contourner ce biais en animant des groupes de parole non-mixtes, destinés aux hommes, sur la migration et les masculinités, pour Le Colibri[6], une association de quartier qui travaillait avec les migrants indiens. Et j’ai multiplié les échanges informels dans les espaces ouverts (la rue, la cour des bidonvilles, les stands des commerçants ambulants). Cette nécessité d’adapter l’entrée sur le terrain en fonction du sexe de mes enquêtés a eu une incidence forte sur mon séjour aux États-Unis : j’y ai partagé le quotidien de deux familles, chez qui je suis restée pendant plusieurs semaines, et j’ai énormément appris en partageant ce quotidien, en écoutant les gens parler entre eux. C’est le principe de l’ethnographie bien sûr. Mais la condition pour avoir accès à ces espaces était qu’il y ait une autre femme dans la maison. En résumé, oui, le genre joue un rôle crucial dans l’accès aux données, et c’est important d’en tenir compte, dans une démarche réflexive sur les conditions et les limites de l’accès au terrain.

CF, GD : Dans le même ordre d’idée, comment vos enquêtés se positionnaient-ils vis-à-vis d’une enquêtrice non-mexicaine ?

AP : C’est aussi une question importante, qui comporte deux aspects. J’étais non seulement étrangère, mais aussi plus précisément européenne, et considérée comme blanche. Cette racialisation, couplée à cette origine géographique spécifique, était source d’une double valorisation. Il est possible qu’elle ait eu pour effet de rendre plus difficile le partage avec moi d’expériences de racisme, puisqu’il était implicite et que je n’y avais jamais été confrontée. Maud Lesné et Patrick Simon (2012) ont développé des réflexions intéressantes sur ce point. Au-delà de cette limite, être étrangère a plutôt été un atout, contre toute attente. J’ai d’abord cru que le silence que je rencontrais à Mexico quand je posais des questions sur ceux qui étaient aux États-Unis était lié à la méfiance qu’inspirait mon statut d’étrangère, avant de réaliser que ce silence opérait aussi entre Mexicains. Finalement, il était peut-être plus facile de me parler, une fois les premiers liens de confiance établis, parce qu’être Française me situait dans une position relativement neutre, par rapport à d’autres identifications que l’histoire coloniale a davantage chargé. Pour autant j’ai aussi pris conscience au cours du terrain des images que les enquêtés projetaient sur moi. À Mexico, une rumeur a circulé, selon laquelle j’avais aidé un membre du groupe à trouver du travail à Tijuana, dans une ONG. Ce soupçon de favoritisme a changé mon rapport avec certaines familles, qui se sont montrées plus distantes, envieuses. Aux États-Unis, c’était plus compliqué encore. Certains enquêtés m’ont présenté à d’autres comme « une missionnaire », et j’ai dû interrompre un entretien avec un homme qui redoutait que je ne fasse partie de la police migratoire. Dans l’ensemble, ces moments où les projections des enquêtés sur soi deviennent apparentes sont très utiles dans le travail de terrain, parce qu’ils renseignent sur la relation qui se noue avec eux, mais aussi sur l’univers subjectif de ces derniers. Il faut dire aussi que pour les populations avec qui je travaillais, « sociologue » n’avait pas beaucoup de sens et pouvait laisser matière à de vastes réinterprétations !

CF, GD : Justement, comment construire ce lien de confiance pour enquêter sur les migrations avec des populations vulnérables ?

AP : De façon très classique, je suis entrée sur le terrain en m’appuyant sur des ONG – Caritas, l’association Colibri dont je parlais plus haut. Et à Mexico il existe plusieurs associations de migrants indiens. Le premier contact a eu lieu avec les porte-paroles de ces groupes. En revanche, je ne souhaitais pas me limiter à leur discours, et l’enjeu du travail de terrain a été de multiplier les contacts en dehors de leur possible contrôle. Cela m’a demandé du temps, et a rendu indispensable le recours aux méthodes de l’enquête ethnographique. Je suis revenue, le plus souvent possible, dans les bidonvilles, sous des prétextes divers. J’ai « perdu » beaucoup de temps à jouer avec les enfants, à faire des photos, que j’imprimais pour les distribuer. À multiplier les échanges informels avec ceux qui étaient là. Mais ce qui a surtout été décisif, je crois, c’est le fait de rentrer en France puis de retourner au Mexique, année après année, de 2003 à 2009. Au fil des ans, j’ai vu grandir les enfants, bouger les familles, évoluer mes enquêtés, et cela m’a à la fois permis de mieux comprendre les choses, d’être peut-être plus juste, et aussi d’être mieux acceptée. Comme certains me l’ont dit, cela signifiait pour eux que je ne les oubliais pas. Je crois donc beaucoup aux effets de la répétition sur le travail de terrain, plus que de mener de longs entretiens formels, par exemple. Une autre thématique qui me tient à cœur est celle de la restitution. Je n’ai jamais réussi à trouver une forme de restitution qui me permette d’être utile aux personnes avec qui j’ai travaillé, de changer leur quotidien, sinon de façon très indirecte. Mais j’ai essayé le plus possible de distribuer les textes des entretiens, d’être transparente sur mes intentions et mes premières analyses, d’organiser des ateliers à mon retour des États-Unis pour partager ce que j’y avais vu. Je pense qu’au-delà de l’importance, sur un plan éthique, de réfléchir à ces questions – même s’il n’est pas facile d’apporter des solutions concrètes – cela a aussi facilité le lien de confiance établi au fil des ans.

CF, GD : Comment se passe la rencontre avec les enquêtés dans un espace aussi vaste que les États-Unis et le Mexique ? Comment se construit le réseau d’enquêtés ?

AP : C’est une question qui a eu beaucoup d’importance dans mon travail. On sait qu’a priori les migrants issus d’un même lieu ne se diffusent pas sur l’ensemble du territoire migratoire mais tendent à se regrouper dans quelques lieux, mis en rapport par les réseaux migratoires, selon le principe des « communautés jumelles ou satellites » identifiées par Roger Rouse (1992). Mon idée était donc de dérouler les réseaux migratoires constitués depuis les groupes otomis installés à Mexico et de voir où ils me conduiraient aux États-Unis – à la différence d’une autre démarche de recherche qui aurait pu consister à trouver des migrants ou des associations de migrants aux États-Unis et de voir d’où ils provenaient. À Mexico, on me parlait beaucoup de Chicago (Illinois), et j’étais donc confiante sur le fait que mon travail de terrain se déroulerait dans cette ville. Une grosse partie de mon travail d’approche a donc consisté à obtenir les adresses précises des migrants établis aux États-Unis auprès de leurs familles. Pour motiver les familles et apporter quelque chose en échange, je leur ai proposé de mettre à leur disposition un appareil photo ou une caméra et d’emmener les images à leurs proches aux États-Unis. À l’époque, en 2007, il n’y avait pas de smartphones et pas d’accès internet dans les campements otomis, les images étaient donc précieuses. Plusieurs familles ont refusé et c’était intéressant d’analyser les raisons de leur refus. D’autres ont accepté, et leur accord m’a fait réfléchir aussi. Le matériau filmique a été précieux, d’abord parce qu’il établissait tout de suite un lien de confiance avec les migrants aux États-Unis – c’était la meilleure carte de visite possible ! Ensuite parce que souvent les migrants ont souhaité renvoyer par mon biais des vidéos au Mexique, et c’était émouvant et passionnant de voir ce que les uns et les autres souhaitaient montrer de leur quotidien de part et d’autre de la frontière, et aussi d’entrevoir comment je m’insérais, sans vraiment en avoir mesuré la portée au début, dans un imbroglio de relations, d’émotions, de nostalgie, reproches, culpabilité, manque, etc. Je n’ai jamais montré ces images, trop intimes, à de tierces personnes, mais elles m’ont servi dans l’analyse. Je suis donc partie pour « Chicago » avec quatre, cinq numéros de téléphone en poche, sûre que j’allais trouver aux États-Unis des regroupements de migrants otomis provenant de Santiago, unis par des sociabilités fortes, avec peut-être des clubs de football, etc., conformément à tout ce que j’avais pu lire dans la littérature sur les « communautés ethniques transnationales »[7]. L’arrivée aux États-Unis a été une double déconvenue. D’abord, les migrants ne vivaient pas du tout à Chicago mais à Peoria (Illinois), Madison (Wisconsin), Wausau (Wisconsin), Knoxville (Illinois)… et de multiples autres villes ou bourgades que l’on pouvait, certes, de très loin, rattacher à Chicago. Je n’avais ni le temps ni le budget pour aller dans toutes ces villes, j’ai donc fait un choix et privilégié celles qui étaient à une distance raisonnable de Chicago, en particulier Wausau, dans le Wisconsin, dont plusieurs personnes m’avaient parlé en m’indiquant que c’était un lieu important dans ces réseaux migratoires. Ensuite, à Wausau, j’ai découvert qu’il y avait certes un nombre significatif de Santiaguenses, mais qu’ils se fréquentaient peu. C’est devenu mon questionnement de thèse : pourquoi cet écart par rapport au modèle de la communauté ethnique transnationale, et le contraste avec les formes de sociabilité que j’avais pu observer à Mexico chez les Santiaguenses ? Comment expliquer cette dispersion géographique, doublée d’une forme de distance sociale ? Dans quels contextes et par qui les liens ethniques étaient-ils activés ou désactivés ? Par quels liens sociaux et quelles identifications étaient-ils remplacés ?

CF, GD : Comment des migrant sans titre de séjour accueillent-ils le chercheur ?

AP : Dans l’ensemble, j’ai trouvé les migrants plutôt désireux de partager une expérience dont ils avaient conscience qu’elle était extraordinaire, tout en étant très largement partagée. La traversée de la frontière, en particulier, était un moment traumatique et fondateur dont, à ma surprise, beaucoup avaient envie de parler. En revanche, le fait d’être sans-papiers créait des contraintes très fortes sur leur rythme de vie : ils travaillaient énormément - beaucoup avaient deux emplois -, comme une majorité travaillait dans la restauration ils n’avaient jamais de jour de congé le week-end et, soumis aux desideratas des managers, ne connaissaient pas leur jour de pause à l’avance. D’ailleurs, le jour de pause, c’était le seul moment pour faire les courses, laver le linge, appeler au Mexique, se reposer un peu… c’était compliqué de leur demander du temps pour les entretiens et je suis très reconnaissante à ceux qui m’en ont accordé. Je dois beaucoup en particulier à Ana, une femme qui non seulement m’a hébergée pendant quinze jours mais qui en plus, le jour de mon arrivée à Wausau, a démissionné de son travail de serveuse, et m’a accompagnée pendant tout mon séjour à Wausau pour tenter d’ouvrir les portes. C’est aussi à elle, que je dois d’avoir été admise par mes enquêtés.

CF, GD : Revenons aux migrations féminines. Pourquoi les étudier ? Qu’est ce qui a changé dans la représentation des femmes latino-américaines dans les études migratoires ?

AP : Je crois que les transformations des études des migrations féminines en Amérique latine sont celles qui s’observent également dans d’autres aires régionales. Les femmes sont devenues visibles dans le champ des études migratoires, grâce aux travaux pionniers d’auteures comme Pierrette Hondagneu-Sotelo (2003). Elle bouscule l’image qui pouvait prévaloir de femmes suivant leur conjoint, migrant par défaut. Pour la migration mexicaine aux États-Unis, elle a montré comment des réseaux féminins d’entraide se mettaient en place pour financer le passage de la frontière aux nouvelles candidates à la migration, en faisant fi du refus des hommes de leur famille de payer le passeur. Les migrations contemporaines donnent à voir que les femmes sont souvent les moteurs du projet migratoire. Le marché du travail des pays récepteurs participe de ce processus – les sociétés réceptrices sont demandeuses de femmes employées dans les secteurs du care ou du nettoyage – c’est très notable en Espagne, mais aussi dans les migrations internes en Amérique latine, avec la figure de la « domestique », souvent issue du monde rural, ethnicisée ou racisée – on peut penser au personnage principal du film Roma, d’Alfonso Cuarón (2018). Mais les transformations des sociétés des pays d’origine expliquent aussi que l’on observe davantage de femmes qui se lancent dans un parcours migratoire de façon autonome. Beaucoup de Centraméricaines qui se dirigent aujourd’hui vers les États-Unis migrent ainsi seules ou avec leurs enfants, pour échapper à la violence sociale ou à celle de leur compagnon. Il est cependant difficile pour les femmes d’entreprendre un projet migratoire, parce que les normes de genre leur attribuent le rôle d’élever les enfants, au quotidien. Elles rencontrent donc des obstacles supplémentaires, et subissent un jugement moral – celui d’être une mauvaise mère, qui abandonne ses enfants ou les expose au danger de la traversée de la frontière – un jugement qu’elles incorporent souvent, d’ailleurs, si elles persistent à partir. Mais même dans le cas de figure où c’est d’abord l’homme qui part, les représentations classiques de l’épouse qui attend passivement son retour, souvent sous l’emprise de la belle-mère, doivent être revues. Patricia Arias (2016) a montré qu’à la suite des séparations dans les couples, c’est de plus en plus souvent auprès de leur propre famille, et non celle du conjoint, qu’elles vont chercher du soutien. Par ailleurs, l’absence des hommes permet aux femmes d’endosser d’autres rôles : d’accéder au travail rémunéré, à l’espace public et à la politique parfois. Ces transformations ne se font pas du jour au lendemain, elles ne sont pas linéaires et peuvent être très douloureuses. Mais elles contribuent à questionner, petit à petit, l’ordre de genre, au sein du couple, si ce n’est au sein de la société. Par ailleurs, même les femmes qui « restent » sont prises dans des formes de mobilité géographique – c’était un des résultats intéressants de ma thèse. Certaines de mes enquêtées sont retournées au village à la suite du départ de leur mari, d’autres ont fait le choix de rester à Mexico, mais ont été rejointes par une sœur, un frère, qui se sont installés chez elles et les ont aidé s’occuper des enfants. Les arrangements consécutifs au départ des hommes montrent qu’il est important de ne pas cloisonner mobilités internes et internationales : les systèmes familiaux se reconfigurent pour faire face au départ de l’un des membres et mettent en mouvement plusieurs personnes, sur des distances très variables.

Une précision enfin : on observe de façon générale une tendance à mettre l’accent sur les migrations des femmes quand on cherche à comprendre les transformations des rapports sociaux sexués. Mais les migrations des hommes aussi bousculent l’ordre du genre. Les travaux sur les masculinités en migration, comme ceux de Carolina Rosas (2008), sont nécessaires pour comprendre les répercussions sur les vies et les représentations des femmes. Il est donc essentiel, à mon sens, de ne pas entendre les migrations des femmes de façon fermée, exclusive.

CF, GD : Quel est l’état actuel du champ de recherche sur les « migrations féminines » dans les Amériques ?

AP : À cause de l’importance des flux migratoires, mais aussi de la diversité des phénomènes sociaux dont on a parlé à l’instant, les recherches sur les migrations féminines dans les Amériques sont nombreuses et novatrices, en particulier sur deux points, à mon sens. D’abord sur le thème des familles transnationales : comment vivre la maternité à distance ? Au passage, il y a moins d’études sur les effets de l’absence des pères, alors que c’est un sujet tout aussi important. Avec la migration, les familles sont dispersées géographiquement. Savoir qui va s’occuper des enfants de ceux qui partent, ou qui va prendre soin des parents vieillissants, est une source de préoccupation récurrente, qui retombe souvent sur les femmes puisque l’ordre de genre leur assigne ce rôle. Lorsqu’elles même ont émigré, souvent pour s’occuper des parents ou enfants d’autres femmes, il leur faut déléguer ces tâches à d’autres membres de la famille ou à des personnes extérieures, en constituant des « chaînes du soin globales » (global care chains). Gioconda Herrera (2016) propose des réflexions intéressantes sur ce point, et plusieurs documentaires donnent à voir de façon poignante ces vies en équilibre entre plusieurs lieux et fuseaux horaires. En otra casa, de Vanessa Rousselot (2015), par exemple, suit des femmes uruguayennes employées dans le service domestique à temps complet à Madrid, donc logeant chez leurs employeurs, élevant leurs enfants, et montre leurs efforts pour maintenir un lien avec leur propre famille en Uruguay.

Mais l’Amérique latine est aussi importante parce que la grande diversité de ses sociétés amène à penser les migrations féminines au prisme du genre, de la classe sociale, de la racialisation, du statut migratoire, de la sexualité. Elle se prête particulièrement bien à une approche intersectionnelle des rapports sociaux, qui propose d’analyser comment se réagencent les rapports sociaux de domination pour chaque configuration sociale, sans que leur interaction soit figée. L’importance sur le continent de dynamiques de racialisation ancrées dans l’histoire longue et renouvelée du colonialisme a aussi vu émerger des voix alternatives, que l’on peut rassembler sous l’étiquette du féminisme décolonial. Jules Falquet (2016) fait office de passeuse pour diffuser ces approches en Europe. Ce sont des espaces de pensée et de militantismes importants, qui résonnent avec des mouvements que l’on peut observer aussi en Amérique du Nord ou en Europe, en questionnant les prises de position de branches plus établies du féminisme, en rappelant les logiques de domination et la pluralité qui le structurent.

CF, GD : Y-a-t-il des distinctions notables entre la migration féminine et masculine ?

AP : Oui, à toutes les étapes du projet migratoire. Outre les difficultés plus grandes pour les mères à envisager un projet migratoire que pour leur conjoint, que l’on a déjà mentionné, on sait bien aussi que celles qui doivent traverser des frontières sans documents migratoires s’exposent à des violences terribles et spécifiques (féminicides, viols, etc.). Sur ce point, le témoignage d’Ilka Oliva Corado (2017), une migrante centraméricaine, sur sa traversée du Mexique et de la frontière Sud des États-Unis, il y a dix ans déjà, est édifiant. Tout au long du processus migratoire en outre, les femmes courent le risque d’être salies, discréditées, accusées d’être de mœurs légères. La nécessité de protéger leur réputation a des effets concrets sur leur vie quotidienne, et génère des obstacles spécifiques. Dans le Wisconsin, par exemple, les restaurants chinois ou mexicains étaient pourvoyeurs de la plupart des emplois accessibles aux immigrés latino-américains. Ils étaient jugés attractifs par les migrants parce que les employeurs fournissaient l’hébergement, dans des chambres partagées entre plusieurs employés, ce qui permettait de réduire les frais sur place et d’épargner davantage. Mais pour les femmes, il était impossible d’envisager d’être logées de cette façon. Elles se seraient exposées à trop de rumeurs. Il leur fallait trouver un logement, partagé avec d’autres femmes, si possible provenant du même lieu, afin qu’elles attestent de leur bonne conduite. C’était coûteux et cela rendait beaucoup moins attractifs ce type d’emplois dans la restauration. Mais cela soulevait aussi un autre problème, celui de la distance entre le lieu de travail et le logement, dans de petites villes où le système de transport est peu développé et inadapté aux horaires des travailleurs immigrés. Pour pouvoir travailler, les femmes devaient alors trouver quelqu’un qui les conduise en voiture à leur emploi, un ridero, en spanglish, souvent un homme. Car l’accès au permis de conduire et à une automobile étaient aussi soumis à des obstacles genrés : conduire une voiture était une prise de risque pour tous – risque d’avoir un accident, d’être arrêté pour une infraction mineure et d’être expulsé –, à laquelle s’ajoutaient des représentations négatives des compétences des femmes au volant. Les femmes se retrouvaient alors dépendantes de leurs rideros, avec un accès à l’emploi très contraint, comme conséquence, finalement, de la nécessité qui leur était faite, en tant que femme, d’avoir une conduite sexuelle irréprochable. La maternité aussi, faut-il le rappeler, crée des inégalités énormes. Les Mexicaines que j’ai rencontrées dans le Wisconsin avaient cessé de travailler les premières années après la naissance de leur enfant, faute de pouvoir en financer la garde. Cela créait des relations de dépendance économique envers le conjoint. Enfin, une autre différence que l’on peut souligner a trait au registre discursif par lequel les hommes et les femmes justifient leur projet migratoire. Ainsi, les travaux de Raquel Martínez Buján (2016) ou Sonia Parella et Alicia Petroff (2014) sur les migrations de retour des Latino-américains à la suite de la crise économique en Espagne montrent qu’une écrasante majorité des femmes justifient le retour dans leur pays d’origine par leurs obligations familiales, tandis que les hommes mettent en avant leur espoir d’y trouver de meilleures conditions économiques grâce à l’expérience acquise sur le marché de l’emploi espagnol. Le projet migratoire n’est ainsi pas interprété de la même façon. Tout au long du processus migratoire, on observe donc des différences dans les positions sociales, les obligations, les potentialités, les sentiments et les représentations des hommes et des femmes.

CF, GD : Comment définiriez-vous la position de la société mexicaine et son évolution sur les questions de genre et sur les violences sexuelles ?

AP : La société mexicaine est si diverse et inégale que j’aurais du mal à tirer des conclusions très stables. On observe des courants progressistes, en particulier à Mexico, capitale libérale qui a légalisé le mariage homosexuel, dépénalisé l’avortement, sensibilisé au harcèlement des femmes en créant des espaces non-mixtes dans le métro, condamné les féminicides… Ce dernier sujet, celui des féminicides, permet toutefois de saisir les contradictions qui perdurent autour de ce sujet. La notion de féminicide désigne des assassinats de femmes commis pour des raisons spécifiques liées au sexe de la victime – « des femmes assassinées par des hommes parce qu’elles sont des femmes », selon la définition qu’en donnent Diane Russell et Jill Radford (1992 : p. xiv). Ces morts s’inscrivent dans un continuum de violences subies par les femmes, insérées dans une culture des violences machistes. Elles mettent en cause l’État, dans son incapacité à protéger les femmes et condamner les responsables. Les disparitions et assassinats de femmes à Ciudad Juárez dans les années 1990 ont vite placé le Mexique sous les projecteurs des organisations internationales et associations civiles. Depuis, la société civile s’est étoffée. Au-delà des mobilisations des mères des victimes, de groupes féministes, ou d’organisations internationales comme ONU mujeres[8], l’Observatorio Ciudadano Nacional del Feminicidio[9] (une coalition d’associations) produit des chiffres, de même que le très officiel Instituto Nacional de Estadística y Geografía[10] (INEGI) qui distingue dans ses statistiques de mortalité les crimes à l’encontre des femmes. Une militante, María Salguero, a créé une carte interactive qui recense et localise les féminicides depuis 2016[11]. Les mobilisations sont sorties de la zone de Ciudad Juárez et s’organisent en dehors du 8 mars, jour des combats féministes : en juillet 2018 des manifestations ont eu lieu à Chalco, dans la périphérie de Mexico, à la suite de l’assassinat d’une lycéenne[12]. Pourtant, la plus grande visibilité des féminicides, leur constitution en problème public, n’empêchent pas les violences contre les femmes d’augmenter : plus de sept féminicides par jour en 2018 selon ONU-femmes[13]. Le président de la République mexicaine, Andrés Manuel López Obrador[14], vient de lancer un plan national d’action contre les féminicides[15], avec des volets sur la prévention, le soin aux victimes et la lutte contre l’impunité. Mais il annonce en même temps la fermeture des centres privés d’accueil des femmes victimes de violence, en justifiant cette fermeture par la volonté de lutter contre la corruption et de remplacer les structures privées par des structures publiques. La mesure cause beaucoup de remous dans la société civile. Par ailleurs l’existence même des caravanes de migrants qui traversent depuis quelques mois le Mexique vers les États-Unis montre bien que la question des violences sexuelles est loin d’être résolue, et bénéficie encore d’une très large impunité.

CF, GD : Que pouvez-vous nous dire de ces caravanes et des violences sexuelles ? Quelle est la position du gouvernement mexicain quant à l’accueil de ces migrants et vis-à-vis des États-Unis ?

AP : Les caravanes de migrants sont une forme de migration groupée, allant de quelques centaines à quelques milliers d’individus. Elles représentent une stratégie nouvelle, qui fait le choix de rendre visible, par l’effet de masse, des migrants qui jusqu’alors privilégiaient l’invisibilité, la dispersion. Pour cette raison, elles sont un phénomène très intéressant à observer. La première caravane médiatisée est partie en octobre 2018 du Honduras[16]. Au fur et à mesure, s’y sont agrégés des Guatémaltèques, des Nicaraguayens, des Salvadoriens, si bien que ce groupe a atteint les 7 000 personnes, et a été suivie par au moins six autres caravanes. Le choix de migrer en groupe se justifiait par la possibilité de s’aider mutuellement et de limiter les difficultés du voyage. Cela a permis d’exposer les dangers multiples auxquels étaient exposés les Centraméricains lors de leur traversée du Mexique, à cause du crime organisé, de la corruption des policiers mexicains, et des violences sexuelles spécifiques dont on a déjà parlé pour les femmes. Dans les caravanes, on a pu voir beaucoup de femmes, d’enfants, de personnes âgées, peut-être surreprésentées justement à cause de la forme de protection offerte par le groupe. En réalité, les femmes restent tout de même des publics vulnérables, surtout celles qui voyagent enceintes, ou avec de très jeunes enfants : le voyage est plus éprouvant physiquement pour elles, les enfants tombent parfois malades, elles se trouvent ralenties et parfois isolées.

L’autre effet de la caravane, au-delà de la protection relative qu’elle offre aux migrants, est de politiser cette migration en interpellant les médias, les sociétés civiles et par conséquent les États et la communauté internationale. On peut considérer que le succès est mitigé sur ce point. Les États-Unis ont d’abord accueilli une partie des Centraméricains qui demandaient l’asile, puis en janvier 2019 ils ont obtenu que cette demande d’asile soit posée et examinée depuis le Mexique, selon le principe de l’externalisation de la procédure d’asile, devenue la norme aussi en Europe – même si un juge fédéral des États-Unis a retoqué en avril cette mesure[17]. Cela bloque les Centraméricains au Mexique. Parmi eux, une partie peut souhaiter rester au Mexique. Le gouvernement mexicain progressiste dirigé par Andrés Manuel López Obrador s’est d’abord montré accueillant, en promettant de donner des visas de travail spécifiques (visas humanitarias), en garantissant les droits et la sécurité aux migrants des caravanes. Mais on observe depuis quelques mois une inflexion dans cette politique. Entre décembre 2018 et avril 2019, les expulsions de Centraméricains ont été multipliées par trois, pour atteindre un total de 45 000 expulsions, dont 15 000 au seul mois d’avril[18]. Par ailleurs, à Tapachula, les bureaux dans lesquels sont déposées les demandes d’asile ont été fermés pendant deux mois entre la mi-mars et la mi-mai, un blocage bureaucratique qui a créé une vraie « cocotte-minute », selon le titre d’un article du quotidien El País[19], avec des milliers de migrants centraméricains, mais aussi cubains, africains, haïtiens, bloqués à la frontière sud. Ces situations de blocages, imputables aux actions – et inactions – des pouvoirs publics et à une médiatisation qui amplifie l’effet de masse des caravanes, ne sont pas sans rapport avec la montée de mouvements xénophobes à Tijuana (Basse Californie) et à Tapachula (Chiapas), un phénomène inédit dans deux villes frontalières qui étaient caractérisées par leur tradition d’accueil. En définitive, même si les expulsions, la xénophobie, les blocages aux frontières, mais aussi les solidarités étaient déjà dans le panorama des migrations entre l’Amérique centrale et les États-Unis depuis longtemps, on peut considérer que la conjonction de Donald Trump et des caravanes ont sérieusement transformé la situation migratoire au Mexique, et ouvrent de nouvelles perspectives de recherche.

 

Notes de fin

[1] Nous avons choisi de garder le terme « indien » pour qualifier les populations revendiquant un passé préhispanique ou ayant été catégorisées comme telles, les alternatives – « autochtones » ou « originaires » nous paraissant risquer de créer de la confusion en évoquant une sédentarité et un ancrage de ces populations qui ne correspondent pas aux mobilités géographiques analysées ici.

[2] Le quartier de la Roma est mis à l’honneur dans le film éponyme d’Alfonso Cuarón (2018), primé aux Oscars, qui dépeint le quotidien d’une employée domestique mixtèque. Les Mixtèques ou Ñuu savi, le « peuple de la pluie », forment une population indienne originaire de territoires situés à cheval sur trois États de l’actuelle République fédérale du Mexique : Oaxaca, Guerrero et Puebla. En 2010 le mixtèque était la troisième langue indienne la plus parlée au Mexique (INEGI 2010).

[3] Voir la thèse d’Anna Perraudin (2011). Mobilités et ethnicité : l’expérience migratoire des Indiens mexicains, de la migration interne à la migration internationale.

[4] Les Otomis ou Ñhañhús sont un groupe indien originaire des États d’Hidalgo, de Querétaro, de Mexico, du Michoacán, de Tlaxcala, du Veracruz, de Puebla et de Guanajuato. L’otomi était en 2010 la septième langue indienne la plus parlée au Mexique, et la seconde plus parlée dans la ville de Mexico, après le nahuatl (INEGI 2010).

[5] Nous avons choisi de ne pas utiliser l’écriture inclusive afin de fluidifier la lecture.

[6] Le Colibri ou Centro CIDES est une association fondée en 1995 pour travailler avec les Otomis du quartier de la Roma, à Mexico, initialement autour de la problématique des enfants des rues. Elle développe des activités périscolaires, des ateliers sur la violence, la santé, les addictions, pour les femmes, et est très bien implantée dans les groupes indiens. En 2006, un atelier spécifique a été ouvert pour les hommes.

[7] Note d’Anna Perraudin. J’avais aussi d’autres contacts, obtenus auprès de migrants indiens établis à Mexico mais provenant d’autres villages d’origine et d’autres groupes ethniques : à Los Angeles, une famille zapotèque et deux familles nahuas, à New York un homme mazahua, etc. J’ai réalisé un travail de terrain dans ces deux villes, mais je l’ai finalement peu exploité dans ma thèse : il était trop difficile de reconstituer une cohérence entre des villes et des parcours si disparates. J’ai finalement choisi de me concentrer sur les Otomis de Santiago. Mais ces expériences auprès d’autres familles et groupes m’ont beaucoup aidée à mieux comprendre, par opposition, la spécificité de ce que j’avais pu observer dans le Wisconsin.

[8] Voir le site : http://www.unwomen.org/fr

[9] Voir le site : https://www.observatoriofeminicidiomexico.org/

[10] Voir le site : https://www.inegi.org.mx/

[11] Pour consulter la carte interactive sur les féminicides au Mexique voir le site : https://www.awid.org/es/recursos/mapa-de-feminicidios-en-mexico

[12] Voir le site : https://www.milenio.com/ciencia-y-salud/sociedad/marcha-piden-chalco-frenar-violencia-feminicida ; https://elpais.com/internacional/2017/03/09/mexico/1489029996_606059.html

[13] Voir le site : https://www.mediapart.fr/journal/international/050319/au-mexique-peut-mourir-juste-parce-qu-est-une-femme

[14] Andrés Manuel López Obrador a été élu président de la République fédérale mexicaine aux dernières élections présidentielles de 2018. Il était le candidat du parti d’opposition Mouvement de régénération nationale (MORENA).

[15] Il s’agit du « Plan emergente para garantizar la integridad, la seguridad y la vida de las mujeres y las niñas en México », présenté par le gouvernement mexicain le 6 mars 2019.

[16] Voir l’article de Miriam Jordan, « A Refugee Caravan is Hoping for Asylum in the U.S. How Are These Cases Decided? ». The New York Times. 30 avril 2018.

[17] Voir l’article de Pablo Ximémez de Sandoval: « Un juez federal prohíbe que Estados Unidos obligue a los migrantes centroamericanos a esperar en México ». El País. 9 avril 2019.

[18] Voir l’article de Jon Martín Cullell: « México triplica las deportaciones de migrantes centroamericanos con López Obrador ». El País. 9 mai 2019.

[19] Voir l’article de Elena Reina « La frontera sur de México es una olla a presión ». El País. 19 avril 2019.

 

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Pour citer cet article

Guillaume Duarte et Cléa Fortuné, « Les femmes dans les migrations Mexique-Etats-Unis, le regard d’une chercheure française », RITA [en ligne], N°12 : septembre 2019, mis en ligne le 12 septembre 2019. Disponible en ligne :http://revue-rita.com/rencontres-12/les-femmes-dans-les-migrations-mexique-etats-unis-le-regard-d-une-chercheure-francaise-entretien-avec-anna-perraudin-clea-fortune-guillaume-duarte.html

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Edito n°12

 

          Il est de coutume de dire que le hasard fait bien les choses et c’est peut dire, donc, qu’au moment de rédiger cet édito, la victoire des Etasuniennes à la coupe de monde de football féminin tombe à pic. Certes, qui connaît ne serait-ce qu’un tout petit peu le ballon aurait pu pronostiquer sans trop de risque qu’Alex Morgan et ses coéquipières était (presque) assurées de l’emporter. De là à écrire que nous aurions pu rédiger le présent texte il y a six ou huit mois aurait été exagéré tant la production du dossier « Femmes des Amériques » a été aussi exigeante que passionnante.

Elle a été exigeante en raison d’un travail de sélection rendu plus difficile qu’à l’accoutumée à cause, ou plutôt grâce au nombre record de propositions que nous avons reçues, preuve s’il en fallait que cette thématique devait être abordée. Il est vrai que plusieurs articles publiés dans certains des anciens numéros de RITA avaient déjà permis d’ouvrir des réflexions sur la question des femmes dans les Amériques. Toutefois, il nous semblait que le temps était venu de consacrer un numéro entier à cette thématique. S’il fallait remonter dans le temps et dans les mémoires, cette envie d’un dossier consacré aux femmes trouve sans doute son origine lors de la préparation du numéro 8 sur les « Icônes Américaines ». Alors que Jean-Marie Théodat, dans l’entretien qu’il nous avait accordé, avait déploré « l’absence des femmes de la vie politique et le confinement de leurs talents à la scène artistique ou la sphère privée », nous nous étions fixés l’objectif de produire un numéro sur les « Femmes des Amériques », afin de stimuler un débat qui serait porté, comme c’est toujours le cas au sein de RITA, par des chercheurs de différentes générations.

Elle a également été passionnante parce qu’elle a permis à RITA et à son équipe d’exprimer son engagement en consacrant un dossier entier à celles qui, du Nunavut à la Terre de Feu, souffrent encore, en 2019, de toutes sortes de violences et de discriminations. Ainsi, la référence, au début de ce texte, à la victoire des étasuniennes à la coupe du monde de football ne relevait pas uniquement du hasard (ou de l’opportunisme). Après avoir consacré l’édito du numéro 11 de RITA sur le « Pouvoir des médias » aux footballeurs américains, il semblait opportun de parler de la même façon des footballeuses américaines et de donner un coup de projecteur sur une compétition qui aura permis de révéler des sportives de grand talent, mais surtout des femmes charismatiques. Alors que le droit à l’avortement est vigoureusement remis en question aux États-Unis, comme en Alabama où il a récemment été supprimé, il ne pouvait être autrement que de faire référence dans ces lignes aux prises de position publiques de la joueuse Megan Rapinoe qui s’est exprimée en faveur des droits des femmes, de la communauté LGBTQI et des minorités ethniques. Ainsi, la co-capitaine étasunienne a permis de contredire (en partie) Eduardo Galeano, en montrant que le football n’était pas seulement devenu un « spectacle »[1] (Galeano, 2014 [1995]) mais qu’il était, aujourd’hui, propice à la diffusion de messages humanistes et politisés portées par des femmes. Il ne pouvait être autrement, non plus, que de rappeler que la pensée d’extrême droite n’a pas complètement triomphé au Brésil puisque, cette année, l’Estação Primeira de Mangueira a remporté le concours des écoles de samba lors du Carnaval de Rio, en rendant hommage à la députée Marielle Franco, militante des droits Humains assassinée à Rio de Janeiro le 14 mars 2018. Au-delà de l’allégresse qu’il a produite, cet évènement a rappelé que lorsque la violence politique est manifeste, l’art subsiste pour faire vivre les figures emblématiques, et notamment celles qui se battent pour plus d’égalité entre femmes et hommes. RITA est une jeune revue, mais elle a voulu contribuer à ce que dans le champ scientifique, des travaux pluridisciplinaires soient consacrés aux « Femmes des Amériques ». C’est désormais chose faite, dans la partie Théma de ce 12e numéro.

Dans la rubrique Dossier, plusieurs auteurs interrogent sous divers points de vues – géographique, temporel, disciplinaire et méthodologique – l’actualité des femmes dans les Amériques. Ainsi, Salian Sylla étudie les reconfigurations politiques des États-Unis sous Donal Trump depuis l’analyse historique, sur la longue durée, des luttes sociales et des débats féministes, au XXe siècle, autour du projet d’amendement inscrivant l’égalité femmes-hommes dans la Constitution étatsunienne sous le nom d’Equal Rights Amendment. L’industrie cinématographique nord-américaine a été choisie par Alexander Maria Leroy pour présenter, à travers les héroïnes des studios Disney, la fabrique de code relatifs à la désirabilité féminine auprès d’un public juvénile. La littérature est également mise à contribution dans ce dossier thématique. Depuis la lecture de polars, Nicolas Balutet s’interroge sur l’inaction de l’État mexicain face aux féminicides sexuels perpétrés à Ciudad Juárez, conséquences de tournages de snuff movies, de trafic d’organes et de rites sataniques. Les questions de genre et de discrimination sont abordées, entre autres, dans l’article commun de Claire Laurant et de Margarita Avilés Flores qui questionnent le rôle d’accompagnement des sages-femmes traditionnelles mexicaines dans l’exercice thérapeutique laissé vacant par les institutions de santé publique. Le dossier thématique offre également l’opportunité de s’interroger sur les actrices féminines dans les Amériques contemporaines. Ainsi, Carla Zibecchi s’attèle à déconstruire le rôle joué par des femmes argentines dans les programmes sociaux étatiques de luttes contre la pauvreté des années 2000 et l’émergence, parmi elles, de médiatrices privilégiées entre des populations dites « assistées » et les représentations locales de l’État. De la même façon, Andrea Bravo et Ivette Vallejo analysent les actions collectives de résistances menées par des leaderships féminins « autochtones » contre l’exploitation de leur territoire amazoniens par l’État équatorien et les entreprises transnationales au cours du XXIe siècle.

La rubrique Trait d’union fait également échos aux actrices féminines et à leurs capacités d’action et d’organisation face à toutes formes d’exploitation et de discrimination. Caroline Weill nous propose un regard genré sur les résistances communautaires contre un projet minier dans la province d’Espinar au Pérou. De son côté, Sofia Dagna expose, à partir de son enquête de terrain doctoral, le processus de formation de militantes sociales autochtones depuis des ateliers de sanación – guérison collective d’origine préhispanique - proposés aux victimes de violences par le Mouvement des femmes indigènes Tz’ununija (MMITZ).

Pour clore ce dossier, Cléa Fortuné et Guillaume Duarte, tous deux membres du Comité de rédaction de RITA, se sont entretenus avec la chercheure de l’université de Tours, Anna Perraudin, dans le cadre de la rubrique Rencontre. Passant d’enquêtrice à enquêtée, elle revient sur son parcours de chercheure dans la ville de Mexico, ses recherches sur les flux migratoires et nous offre une lecture approfondie des migrations féminines entre le Mexique et les États-Unis tout en déconstruisant le processus de fabrique de relations entre l’enquêtrice et ses enquêtés et l’organisation de terrains de recherche transnationaux.

Comme elle l’a fait pour ses précédents numéros, RITA propose pour son douzième opus une section Champ Libre rassemblant plusieurs articles aux formes et aux sujets multiples.

Dans la rubrique Note de recherche, Nathan Gomes, formé à l’histoire de l’Art, interroge la figure de Maria Quitéria de Jésus, héroïne bahianaise de l’indépendance brésilienne, et à travers elle, la représentation féminine dans les peintures militaires des XIXe et XXe siècles. Poursuivant dans l’analyse des représentations du héros dans les Amériques, Lorena Lopes da Costa s’attarde sur les survivances de l’héroïsme épique décrite par Homère dans l’Iliade et l’Odyssée dans l’œuvre contemporaine du romancier brésilien João Guimarães Rosa.

De son côté, Etienne Sauthier, membre du Comité de rédaction de RITA, propose un Résumé de l’ouvrage de l’historienne Maud Chirio, intitulé La politique en uniforme, l’expérience brésilienne (1960-1980), paru en 2016, à même de comprendre la persistance du sentiment anticommuniste véhiculé par l’actuel président de la république, Jair Bolsonaro, et hérité de la dictature militaire (1964-1985). Sa lecture apparaît utile pour comprendre l’histoire contemporaine du Brésil ainsi que les causes de la résurgence récente de la pensée réactionnaire dans le plus grand pays latino-américain.  

Enfin, dans la rubrique Regards, Cléa Fortuné propose une réflexion intéressante sur les effets paradoxaux de la politique de sécurisation de la frontière États-Unis/Mexique conduite actuellement par Donald Trump. Elle montre en effet que la stratégie de criminalisation des migrants aboutit à la création de nouveaux problèmes de sécurité dans une région qui, historiquement, est marquée par des échanges transfrontaliers multiples. Elle offre ainsi une analyse critique permettant de mettre en déroute l’approche sécuritaire du contrôle des frontières à l’heure où, dans les Amériques comme dans le reste du monde, les tensions aux frontières semblent on ne peut plus vives.      

En guise de conclusion, nous souhaitons remercier chaleureusement les auteur.e.s et les lecteur·rice·s de ce douzième numéro que nous sommes particulièrement fiers de vous présenter et de vous proposer. Bonne lecture à toutes et à tous.

 

Nasser REBAÏ et Guillaume DUARTE, membres du Comité de Rédaction de RITA.

 

[1] Galeano Eduardo (1995). Football, ombre et lumière. Trad. de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu (2014). Montréal : Lux Éditeur.