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    Les territoires du voyage
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    Les territoires du voyage

La construction de l'Amérique libre au travers des voyages du jésuite indépendantiste Viscardo y Guzmán (1748-1798).

Le créole péruvien Juan Pablo Viscardo y Guzmán, né à Pampacolca en 1748, est assurément un précurseur, un penseur de plusieurs temps, du sien et de ceux qu'on lui assigne comme les héritiers de son entreprise indépendantiste inachevée. Pour le jésuite expulsé du Pérou en 1767, sans l'expérience, on ne peut avoir qu'une connaissance vide et, donc inutile...

...L'espace, considéré sous tous ses aspects, devient alors un véritable objet d'analyse, un nouveau livre à étudier. Car si  la vie de Viscardo a été consacrée à acquérir presque toutes les connaissances théoriques du monde politique disponibles à son époque pour élaborer son projet de libération de l'Amérique en apprenant en outre les langues principales d'Europe, il est en même temps convaincu que tout cela ne servira à rien s'il n'a pas l'expérience directe du monde réel que le voyage de recherche peut lui offrir. Le voyageur péruvien est aussi un intermédiaire politique qui lutte pour son continent. L'interpénétration entre Viscardo et l'espace géopolitique européen est absolue : il parcourt alors une grande partie de l'Italie et traverse l'Europe à deux reprises pour se rendre en Angleterre. D'après ses écrits, qui fournissent la matière première de cette étude, son objectif est double : créer un groupe activiste et obtenir un appui financier pour libérer le Nouveau Monde.

Mots-clés : Indépendances ; Pérou ; Jésuites ; Lumières

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Nicolas de Ribas

Docteur. Maître de Conférences

Université d'Artois

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La construction de l'Amérique libre
au travers des voyages du jésuite indépendantiste Viscardo y Guzmán (1748-1798)

Introduction

Etudier le personnage de Viscardo y Guzmán a été le fruit d'un double constat. Il s'agissait d'un personnage important du XVIIIème siècle qui avait été négligé par l'historiographie contemporaine. Par ailleurs, cet homme qui avait été élève du collège jésuite du Cusco puis agent de la Couronne britannique pour libérer l'Amérique ne pouvait qu'avoir joué un rôle de tout premier plan dans la construction de la pensée indépendantiste hispano-américaine. Le programme d'action de Viscardo, au niveau de la tactique, et ses propositions militaires sont contenus dans son Projet pour rendre l'Amérique espagnole indépendante rédigé à Livourne le 18 septembre 1790. Sa brièveté et sa précision constituent des garanties de qualité, ce qui en fait une arme absolue contre le pouvoir. A l'origine du grand projet militaire de Viscardo pour son Amérique se trouve cette conjonction des réalités socio-ethniques et des prescriptions qui portent la marque du libéralisme. Car faire respecter les droits naturels, et secouer le joug du despotisme qui pèse lourd sur tous les sujets du Nouveau Monde, constitue bien le souci majeur, par excellence politique, de Viscardo. Rien de plus naturel que le jésuite fixe, en premier lieu, son attention sur la Vice-royauté du Pérou. Comment aurait-il pu en être autrement pour celui qui n'aura de cesse d'afficher sa péruanité[i]? Sans doute la seconde origine des idées de Viscardo est son grand amour pour la liberté de son peuple. Il ne faut pas sous-estimer le facteur andin qui crée, chez lui, la conviction que la liberté et le progrès du peuple péruvien ne peuvent être atteints sans la libération et le progrès des autres peuples américains dominés par la Couronne espagnole. L'œuvre porte évidemment les traces des péripéties que Viscardo a subies : expulsion, exil, voyages incessants, incertitudes. Mis en perspective, les épisodes saillants de sa biographie, que sont l'expulsion de la Société de Jésus de 1767[ii], la vie toscane, et ses deux séjours londoniens, servent de traits d'union entre deux mondes, deux époques, deux conceptions politiques.

La Lettre aux Espagnols américains, rédigée en 1791, va constituer la partie émergeante d'une action de chaque instant allant dans le sens du combat d'une Amérique qui deviendra celle des refus de l'autorité coloniale. Son œuvre vient d'ailleurs à son heure : elle satisfait certaines tendances qui vont s'accentuant de plus en plus au cours du XVIIIème siècle. La volonté de voyager de Viscardo, qui l'anime dès son arrivée en Italie en 1769 et contrecarre son exil involontaire imposé par la Couronne espagnole, affirme incontestablement, outre son opiniâtreté pour obtenir de l'Angleterre l'application de son projet d'émancipation, la prégnance d'une conception empirique et cumulative du savoir. En effet, ce précurseur idéologique des Indépendances est profondément imbibé de l'esprit de Locke qui a mis en cause l'hégémonie de la raison comme fondement de l'entendement humain, théorie que Descartes avait imposée dans la première moitié du siècle précédent. Ainsi, si la raison permet d'établir les principes ultimes des sciences et de déduire leurs conséquences logiques, le jésuite pense que seule l'expérience peut apporter les contenus sur lesquels ces principes seront appliqués.

A ce savoir pratique doit s'unir le savoir « technique » acquis à travers ses lectures. Viscardo réunit de nombreux ouvrages européens, et lit presque tout ce qu'il y a à lire en se nourrissant avidement des courants de pensée transformateurs et réformateurs de l'Europe fin de siècle. Les nouvelles doctrines trouvent en lui un lecteur non seulement insatiable, mais encore prêt à tirer des conséquences pratiques des principes formulés. Au respect de la hiérarchie, des dogmes, du droit divin des rois, la philosophie éclairée cherche à cette époque, comme Viscardo, à substituer la revendication égalitaire, la libre pensée, le droit naturel. Le raisonnement et la production textuelle du jésuite sont ainsi marqués par un éclectisme extrême qui a évolué de l'imitation culturelle des modèles européens à la formation d'une conscience collective et d'une identité individuelle. Véritable enfant de son temps, le voyageur Viscardo est le fils idéologique d'un temps idéologique dont la finalité sera la liberté absolue.

Voyager, c'est dans le cas viscardien se trouver en situation d'urgence face au destin de sa patrie, et c'est aussi une façon de pousser le voyageur à repenser sa culture en intégrant l'autre, c'est-à-dire le peuple européen, mais sans pour autant renoncer à soi-même. L'épistolarité, qu'il entretient avec des diplomates et des hommes politiques britanniques, permet la rencontre de l'altérité et celle de la culture européenne. Parmi les voyages sélectionnés, seront privilégiées les destinations qui permettent d'élargir le champ d'analyse de Viscardo et qui reflètent le mieux les moyens mis en œuvre pour son combat émancipateur. On se propose ici de considérer les pérégrinations viscardiennes sous leur double logique : une logique géographique et une logique discursive, qui régit l'art de dire en fonction des attentes supposées du destinataire qui doit l'aider à libérer l'Amérique[iii]. C'est alors sur la base de la définition d'un intellectuel contestataire débordant le seul domaine militaire que nous tenterons d'apporter un certain nombre d'éléments, afin d'éclairer le projet indépendantiste de Juan Pablo Viscardo en lui-même, et de préciser les contours de ses pérégrinations. Comment une personnalité se construisant selon des structures héritées de l'Espagne, va-t-elle en rejeter la tutelle ? En d'autres termes, à partir de la situation particulière de l'exil et de ses voyages initiatiques, comment préciser la nature de ses réactions face au pouvoir ? Pour répondre à ces questions, nous aborderons dans un premier temps les séjours toscans du jésuite qui lui ouvrent les portes de la modernité politique et idéologique puis, nous évoquerons son analyse historique de l'Europe d'Ancien Régime qu'il parcourt géographiquement. Enfin, nous étudierons les influences livresques européennes qui le nourrissent durant ses périples britanniques en structurant son projet indépendantiste.

I. Carnets de voyages toscans et confrontations personnelles à l'Autre

Avec Viscardo, nous avons la chance d'avoir un penseur chez qui le commencement historique et philosophique coïncident dans un seul et même moment : l'exil toscan qui débouche à la fois sur l'expérience de l'injustice et sur la dynamique revendicative et ses pratiques spécifiques, celles de l'écriture pour la liberté du peuple américain. C'est pourquoi le voyage viscardien et les écrits produits durant cette période peuvent être retenus comme espace d'investigation.

Des sources épistolaires fragmentaires sur les pérégrinations de Viscardo, et particulièrement quant à la fin de sa vie, ont réorienté notre travail. La lecture des lettres récemment découvertes[4] lui ont imposé une focalisation nouvelle : c'est-à-dire une dimension secrète assez inattendue le concernant. Happé par la légende des grands Libertadors du XIXème siècle, celui dont on avait fait un penseur politique et économique de plus devait être réhabilité et présenté comme un précurseur idéologique exemplaire mais aussi comme un « révolutionnaire voyageur » qui va parcourir l'histoire ainsi que la géographie politique de la Toscane et de la Grande Bretagne, les deux terres d'accueil du jésuite expulsé du Pérou en 1767.

Indéniablement, à force de parcourir l'œuvre de Viscardo, il est devenu évident que ses textes voulaient établir un projet multipolaire, un rêve indépendantiste qui est né de la torpeur, de l'angoisse pour laisser place à un songe lucide, où se dessinent l'élan du déséquilibre, l'énergie du voyageur, le mouvement et l'esquisse d'un projet. C'est la vie même de Viscardo, turbulente et pérégrine qui  donne à voir la dynamique des Lumières comme la danse de la pensée dans un monde annonçant la modernité.

Pendant les années qui se sont écoulées entre ses premiers propos sur l'indépendance de l'Amérique espagnole, dans la lettre du 23 septembre 1781 et celle du 30 septembre de la même année[5] (O. C. : 3-17) adressée au diplomate anglais John Udny,  et la préparation de son premier projet élaboré, présenté à Londres le 15 mars 1791[6] (M. E. S. : 165-171), l'ex-jésuite Viscardo, sécularisé de force comme ses anciens coreligionnaires, s'attache à créer les conditions de réussite d'une telle entreprise. Il parcourt ainsi la péninsule italique dès 1769 afin d'approfondir ses analyses liminaires, et se rend une première fois sur les rives de la Tamise en 1782, le 22 août exactement, où il a l'occasion de connaître de très près le modèle d'organisation  politique et sociale de la monarchie parlementaire britannique qu'il rejoindra définitivement en 1791.

En essayant de tirer le meilleur parti possible de sa mésaventure, Viscardo traverse l'Europe et apprend beaucoup des nombreuses villes qu'il visite. Ses déplacements incessants en Italie, en Toscane, à Bologne, à Venise ou à Rome[7], et en Angleterre,  via la Suisse, l'Allemagne et la Belgique[8],  sont assimilés  à  un  voyage initiatique. Et malgré la précarité de l'exil forcé, ils peuvent être comparés  au Grand Tour des élites sociales et intellectuelles britanniques, ce qui lui permet d'entrer en contact avec d'autres cultures et d'autres systèmes de gouvernement. L'intérêt de ce type de voyages va résider incontestablement dans la confrontation à des chemins inconnus et dans le rapport à l'autre. Viscardo rencontre des hommes de sensibilités différentes : des personnages contestataires, des citoyens en devenir, des politiques italiens comme le secrétaire du Grand-duc de Toscane, Francesco Vernaccini, le Premier Ministre napolitain John Acton que Viscardo va servir en tant que Vice-consul du Royaume de Naples à Livourne, ou d'éminents ministres britanniques alimentent sa réflexion plurielle sur la chose publique. Cette rencontre physique de l'autre, loin des barrières censoriales de l'Espagne, lui permet de s'inclure dans une civilisation universelle qu'il va alors appeler de ses vœux.

De même, sa nouvelle vie en Italie est pour lui l'occasion de rencontrer des hommes qui partageaient les mêmes inquiétudes, et avec qui il a l'occasion de discuter ses idées. Dans des villes dotées d'une situation géographique privilégiée telles que Gênes, Florence ou Livourne[9], Viscardo se lie intellectuellement avec certains ex-jésuites comme Juan Manuel Zepeda[10], Francisco Javier Clavigero ou Juan Ignacio Molina[11], et engage avec ces derniers de longs échanges centrés sur les idées nouvelles, en leur développant ses nombreux points de vue sur les débats en cours.

Lorsque de nombreux jésuites s'installent à  Rome, à Imola ou à Bologne, Juan Pablo Viscardo choisit  de s'établir en Toscane, en compagnie de son frère José Anselmo,  dès son arrivée en Italie en 1769. Il y vit, dans un premier temps, pendant quatorze ans, et, après son premier séjour londonien, il y revient en 1784 pour se fixer  à nouveau dans la ville de Massa Carrara qu'il retrouve avec une réelle soif de sérénité. Après trois années, il rejoint  Florence en 1786, et Livourne en 1788 où il demeure jusqu'en 1791. L'Italie que parcourt Viscardo, au XVIIIème siècle, n'est d'ailleurs qu'une « expression géographique », selon la formule quelque peu dédaigneuse de Metternich au Congrès de Vienne. Il est vrai que, véritable pomme de discorde entre l'Espagne, la France et l'Autriche, elle n'a cessé d'être l'enjeu d'intérêts dynastiques dont elle ne pouvait toucher les dividendes pour être elle-même l'objet du partage. Il reste que  les Républiques de Venise et de Gênes, le Royaume de Piémont-Sardaigne, au Nord, les Etats de l'Eglise au centre, et le Royaume de Naples au sud, s'efforçaient depuis des siècles de vivre par eux-mêmes et pour eux-mêmes.

La Toscane du Grand-duc Pierre-Léopold de Habsbourg, qui se caractérise par un renouveau moral et intellectuel, est génératrice, pour Viscardo, d'une atmosphère inspiratrice et d'une ambiance positive qui favorise la réflexion et la confrontation d'idées. « El gran duque Leopoldo fue un elemento fundamental para la difusión de la Ilustración en Italia, él gobernó Toscana entre 1765 y 1790, prácticamente coincidiendo con la permanencia de Viscardo »[12] (Rosas Moscoso, 1999 : 90) souligne Fernando Rosas Moscoso. Pierre-Léopold est assurément celui qui a fait rayonner les Lumières dans son duché plus que partout ailleurs, non seulement en Italie mais en Europe. C'est assurément grâce à ce contexte qu'il est possible de saisir une partie du sens et de la portée de la réflexion viscardienne.

Très vite, le créole péruvien, en parcourant le territoire toscan, rejette sans conteste sa condition de vassal espagnol, c'est-à-dire son appartenance à une totalité politique et culturelle constituée par l'Espagne et ses possessions coloniales. L'exil du jésuite s'accompagne d'une prise de conscience accrue des problèmes engendrés par les rapports coloniaux. Il reconnaît que le royaume espagnol, en tant que « masse morte » (M. E. S., Essai historique, 1792 : 239), est en proie à des pesanteurs multiples et à des contradictions internes, dont l'inégalité d'accès au pouvoir entre Péninsulaires et Américains n'est pas la moindre. Pour l'ex-jésuite, l'impérialisme espagnol n'est qu'un système d'oppression et d'exploitation, et il y a une incompatibilité entre les intérêts du territoire dominant et ceux du territoire dominé : « tout ce que nous avons à l'Espagne, l'avons contre raison ôté à nous-mêmes et à nos enfants » (M. E. S., La Lettre aux Espagnols américains, 1791 :  364).

Chez Viscardo, les premiers propos indépendantistes structurés apparaissent dans la lettre du 30 septembre 1781 dirigée au consul britannique à Livourne, John Udny :

 

« Inglaterra tiene el más grande interés por consumar la revolución del Perú, si ella no tiene que omitir nada de lo que pueda favorecerla, si yo puedo ser útil para este intento, puedo suplicar a V. S que decida con madurez si le es lícito en esta ocasión facilitarme la entrada a Inglaterra sin esperar el consentimiento previo de la corte británica »[13] (O. C. : 16-17).

 

Une semaine auparavant, dans la missive du 23 septembre 1781, également adressée à ce fonctionnaire anglais, il est en plein bouillonnement réflexif face aux nouvelles en provenance du Pérou et aux réussites de Tupac Amaru : « El deseo  que he tenido de añadir estos detalles a los que ya le comuniqué, para que puedan llegar a sus manos antes de su partida de esa ciudad, no me permite hacer algunas de las muchas reflexiones que se presentan a mi    espíritu »[14] (O. C., Lettre du 23 septembre 1781 : 6).

En se rapprochant des autorités britanniques, Juan Pablo Viscardo accentue son propre processus de rupture personnelle avec l'Espagne, et analyse sans détours ce monde dans lequel il a appris à se situer existentiellement. Les Créoles, dont Viscardo, avaient été élevés dans le cadre des valeurs fondamentales de la société espagnole : celles qui établissaient la noblesse, la pureté de sang, la foi chrétienne et la culture de la langue castillane comme des conditions indispensables. Cet exil forcé va alors amener Viscardo à éprouver de l'amour envers une patrie au sein de laquelle il se situe par rapport au reste du monde, et à ressentir de la haine envers l'Espagne, en niant un système politique et certaines valeurs qu'il perçoit comme essentiellement injustes :

 

« Sans ses colonies l'Espagne serait dans le néant politique : et jusqu'à quand voudra-t-on l'épargner, au préjudice de tout le genre humain, et la laisser dans la cruelle jouissance d'extorquer, par la plus violente oppression de ses esclaves du Nouveau Monde, les moyens qu'elle est toujours prête à tourner contre ce pays-ci ? » (M. E. S., Lettre du 16 février 1795 : 272)

 

Viscardo ne se sent plus contraint d'obéir car ses droits ont cessé d'être garantis et, par conséquent, le lien qui l'attachait à la Couronne espagnole est rompu. Nous voyons le sujet peu enclin à se soumettre aveuglément à toute autorité s'il ne la considère fondée sur la raison et la justice. On peut dire de Viscardo qu'il fut celui qui fit jaillir l'étincelle qui alluma la flamme de la liberté en Amérique. Espagnol américain par naissance, Toscan par obligation, Anglais par adoption, Français par culture, Viscardo est le créateur d'un certain transatlantisme idéologique.

Pour rejoindre Londres pour la seconde et dernière fois en 1791, et dans l'attente d'un hypothétique « voyage révolutionnaire » vers l'Amérique, le jésuite est accompagné du diplomate Sundersberg, qui devient son garde du corps personnel jusqu'à la Cour de Saint-James. La finesse des analyses viscardiennes et le poids de ses prophéties font du jésuite la clé de voûte de la possible intervention anglaise dans la libération du Nouveau Monde. Mais avant la reprise des pourparlers entre Viscardo et Sa Majesté britannique, le politique Sundersberg élabore avec minutie un itinéraire routier depuis la Toscane qui s'apparente de façon étonnante à un voyage touristique à travers le Vieux-continent. Les visites sont alors au rendez-vous  avec ce fonctionnaire anglais qui envisage, tel un guide, de visiter le Trentin, le Tyrol, l'Alsace, Paris et Bruxelles ! Citons : « finalmente en cuatro días regresamos felizmente de Boloña, aquí al país de las ostras, el 1ro de este mes, luego voltearemos por el Tirol y Alemania »[15] (Simmons, 1999 : 73). Le récit d'expédition est associé au tourisme d'aventures. C'est sans doute l'expression du dépassement de soi qui caractérise le mieux cette envie : l'aventure est centrée sur le territoire choisi en raison des découvertes et des conditions de vie qu'il impose.  Les conclusions du voyageur Viscardo se tournent alors vers l'avenir de sa patrie. Dans un souci d'institutionnaliser la future Amérique libre, le jésuite borne le futur proche en s'appuyant sur une déclaration d'indépendance, une constitution, et un serment à prononcer par les futurs citoyens américains qui doivent se désolidariser des gouvernements despotiques.

 

II. L'analyse d'une Europe d'Ancien Régime : le point de départ de la réflexion indépendantiste et identitaire du migrant Viscardo

 

En montrant la Toscane comme une nouvelle Terre promise philosophique, il s'agit surtout de former une identité américaine qui puisse résister aux hégémonies de l'Espagne fortement ancrées dans les esprits. Dans ces conditions, le voyage de recherche a pour objectif de rencontrer l'autre et d'étudier son histoire. On passe alors du voyage pour se retrouver au plaisir de la reconnaissance d'une culture déjà présente à l'esprit de l'écrivain voyageur. Les voyages de Viscardo se caractérisent par le désir du dépaysement, de l'inconnu tout autant que de l'imprévu. Viscardo devient tour à tour aventurier, voyageur, combattant... L'absurdité des conflits sans cesse dénoncée conduit alors à l'expression du désir de paix et d'indépendance.

Dans le Grand-duché, Viscardo étudie la Guerre de Succession espagnole en rappelant que la succession au trône n'était pas seulement un enjeu de l'unité nationale : les querelles dynastiques menacèrent l'équilibre européen et provoquèrent inéluctablement la composition  d'alliances. Cet extraordinaire bouleversement au profit de la France provoqua immédiatement l'opposition des principales puissances européennes, en particulier l'Angleterre et les Provinces-Unies, inquiètes de voir en même temps ouvert à la France l'immense empire colonial espagnol :

« Par la guerre de la succession, les Colonies Espagnoles se trouvèrent dépourvues des objets que la Métropole leur fournissait en productions de la Hollande, et de l'Angleterre. Il fut permis aux Français de Saint Malo de suppléer à leurs besoins, dans les lieux principalement, où l'éloignement, et le manque de commerce interlope, les rendaient plus pressants ; c'est-à-dire au Pérou et au Chili. » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 292).

A l'instigation de Guillaume III, fut formée la Grande Alliance de La Haye, le 7 septembre 1701. Il s'agissait d'une vaste coalition qui regroupait l'Angleterre, l'Empire, la Hollande et la plupart des princes allemands. Viscardo est rigoureusement précis, il retrace les années 1709-1711 qui furent particulièrement dramatiques pour la France, mettant à l'épreuve le système de protection des frontières conçu par Vauban.

En étudiant l'Ancien Régime européen, Viscardo stigmatise ensuite, comme il le fait pour l'Amérique espagnole, les effets néfastes du despotisme éclairé d'une France pré-révolutionnaire qui illustrait les limites d'une réforme décrétée par un souverain qui ne prenait pas en compte les « mœurs » de son peuple, et qui gouvernait sans constitution, sans représentation de l'opinion par un Parlement élu.

En France, le règne de Louis XV, et plus encore celui de Louis XVI, sont marqués par une série de déstabilisations qui y expliquent la crise générale, idéologique autant que sociale, qui rendit pensable et donc possible la critique et la transgression des ordres établis. La monarchie affronte cette crise en état de faiblesse. Parmi tous les signes annonciateurs de la Révolution, la crise des finances est la plus apparente, en elle-même - elle démontrait l'impuissance du gouvernement - et parce qu'elle suscite un débat passionné au sein de l'opinion éclairée sur les moyens d'améliorer ce même gouvernement. Les dépenses de l'Etat français croissent, comme le souligne Viscardo, pour financer la participation de la France à différentes guerres dont les conséquences furent dramatiques : « Regardez la surface de l'Europe, depuis le centre de la France jusque bien au-delà de sa vaste circonférence, trempée de larmes et de sang, couverte de cadavres et de ruines » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 284) écrit-il.

C'est pourquoi, comme Montesquieu, le créole péruvien considère qu'il faut éliminer l'état de guerre, cette « maladie nouvelle répandue en Europe » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 283), et les passions guerrières qui s'exacerberont malgré tout à l'époque napoléonienne. Afin de remédier à la destruction de l'espèce humaine  et de freiner l'augmentation des troupes, Viscardo affirme que les peuples doivent être éduqués de façon pacifique : « Gardons-nous d'accuser la Providence de nos égarements ; et d'autoriser l'anthropophagie dans les lieux où les hommes la pratiquent encore » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 285) écrit-il en dévoyant une des imageries propres au Nouveau Monde. A la culture de la guerre, si intimement liée aux racines de l'autorité monarchique, il entend substituer une organisation de la paix. Dans son esprit, le rétablissement de la paix en  Europe serait garanti à moyen terme par le développement de la prospérité économique générale.

Dans son analyse, Juan Pablo Viscardo rappelle aussi que la Révolution française modifia progressivement la carte de l'Europe et les rapports entre les Etats : « De la manière dont j'aperçois les intérêts politiques des différentes Puissances que la Révolution de France a entraînées dans le tourbillon d'une guerre qui a confondu presque tous leurs anciens rapports » (M. E. S., Lettre du 16 février 1795 : 271). Et ces modifications furent reconnues par les Traités de Bâle et de Campo-Formio (Sorel, 1965 : 85). La politique française s'inspirait de deux principes : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et le principe des frontières naturelles[16], idée développée par Cloots, qui fut avant tout le penseur de la République universelle, dans ses Vœux d'un Gallophile (Labbé, 1999 : 104), et reprise par les Girondins à l'automne 1792.

Contraint par sa situation à analyser son environnement, le voyageur Viscardo constate que les événements européens le confrontent aux mêmes interrogations qui le poursuivent depuis longtemps : comment garantir la liberté dans une société fondée sur l'inégalité des conditions ? Viscardo a un goût pour l'étude de l'histoire en tant que telle, et la considère davantage, dans un souci thérapeutique, comme la source nécessaire à la compréhension du présent. Aussi est-ce pour combattre les germes du mal bourbonien qu'il entrevoit un projet de libération de l'Amérique espagnole qu'il rédige en français en 1790.

Le voyage de recherche devient aussi un voyage linguistique. Viscardo est très fier de sa langue maternelle, le castillan, mais il apprend pour s'ouvrir aux autres l'italien, l'anglais et le français qui est devenu une grande langue internationale, parlée dans toutes les cours des rois et les ambassades. Le jésuite reconnaît et soutient d'ailleurs la thèse d'une perfection de forme propre à la langue française, grâce à sa clarté et à sa rationalité. L'existence de connexions britanniques au sein de son quotidien et son réseau de correspondance participent conjointement de l'espace européen des Lumières et des échanges intellectuels et politiques qui l'animent. En écrivant à des personnages de premier plan comme Rufus King, Ministre des Etats-Unis à Londres, ou Lord North, Premier Ministre de Grande-Bretagne de 1770 à 1782, Viscardo utilise ainsi, avec élégance et vigueur, une phraséologie épistolaire au style pompeux que l'on retrouve bien sûr dans certains romans à lettres de l'époque, comme Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (Laclos, 1987) ou les Lettres persanes de Montesquieu[17], en reprenant les formules traditionnelles des déclarations solennelles. Viscardo écrit ainsi à Sir Bland Burges, Sous-secrétaire d'Etat britannique : « C'est le sujet, Monsieur, des pages suivantes, que je me donne l'honneur de soumettre avec toute la déférence à votre supérieur discernement [...] » (M. E. S., Suite du précédent Projet, 1792 : 173). Les relations qui unissent l'épistolier à ses destinataires sont complexes : l'autre, qui sert à stimuler l'écriture et à évaluer le jésuite dans sa quête révolutionnaire, constitue un double idéologique du sujet écrivant et un médiateur incontournable qu'il fallait traiter avec déférence.

En dépit des propos de Francisco Rosas Moscoso[18] ou de García Rosell (García Rosell, 1970 : 107), il semblerait que l'ex-jésuite ne traversa jamais le territoire français et que, selon toute vraisemblance, Viscardo emprunta pour se rendre en Angleterre, à une époque où la France et l'Europe « connaissaient les calamités de la guerre » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 286), les routes suisses et allemandes, comme le confirme cette lettre d'Horace Mann, Ministre britannique à Florence, adressée à James Fox, Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, datée du 22 juin 1782 : « they [ les deux frères Viscardo] are to set out tomorrow by voiture through Germany and, unless any accident should retard them, they propose to be in England in less than six weeks »[19] (M. B. : 199)[20].

La France est malgré tout au cœur de ses préoccupations et de sa stratégie révolutionnaire. En effet, Viscardo feint un déplacement à Lyon qu'il évoque dans la lettre du 2 novembre 1783 : « j'ai eu le bonheur de dérober jusqu'à présent mon absence d'Italie a la connaissance des Ministres qu'y surveillent  aux Jésuites espagnols, aussi bien qu'aux Jésuites eux-mêmes, n'y ayant que de deux de nos confidents qui nous croient à Lion [sic] » (M. B. : 208). John Udny, quant à lui, dans la lettre du 18 octobre 1781, évoque le désir ardent mais vain de Viscardo de rejoindre Marseille, puis la Martinique, pour atteindre les côtes américaines et son Pérou  natal : « El ha decidido ir al Perú ; con este fin él y su hermano han venido a Liorna con la intención de ir a Marsella, y allá embarcarse para Martinica en el primer convoy que pueda partir desde allá en el verano para proseguir hacia el continente español en América »[21] (Pacheco Vélez, 1975 : 175). Les Caraïbes anglaises, et plus précisément la Jamaïque, constituent une autre porte d'entrée vers le sous-continent. Citons cet extrait de la lettre du 3 septembre 1783, adressée au Sous-secrétaire d'Etat Evan Nepean : « Nous osons, Monsieur, pousser plus loin la confiance que nous avons dans votre humanité, en vous priant de nous faire passer à Jamaïca dans quelque vaisseau appartenant au Gouvernement et défrayés de toutes les dépenses » (M. B. : 207). L'Angleterre ne va pas financer le nouveau dessein de Viscardo car, en 1783, la Cour de Saint James préférait assurer une certaine neutralité en s'abstenant d'appuyer directement les tentatives de soulèvement dans les colonies espagnoles d'Amérique.

Il faut souligner qu'au XVIIIème siècle, le passage d'un pays à l'autre est lent, pénible, dangereux et, pour les ex-jésuites, interdit. Les anciens membres de la Compagnie de Jésus, dès leur arrivée en Europe,  sont soumis à des contrôles de résidence. Ils ne peuvent voyager ou déménager qu'avec la permission des autorités espagnoles de la région où ils habitent : « les Ministres ont de tout temps cherché d'empêcher que les Jésuites espagnols ne sortent non seulement d'Italie, mais pas même des lieux de résidence qu'on leur a assignés » (M. B., Lettre du 2 novembre 1783 : 208). Néanmoins, Viscardo n'hésite pas à se lancer à l'aventure en démontrant, de ce fait, sa volonté de ne pas se ghettoïser dans les jésuitières  italiennes. En agissant sous le prête-nom de Paolo Rossi, il tire profit d'une curiosité universelle, et cultive une vision d'ensemble de l'Europe éclairée.

A l'image de l'aventurier succède peu à peu celle du pèlerin, avec tout le poids initiatique que le mot suggère. En effet, le séjour florentin de 1786 constitue un voyage exemplaire et les instructions, si elles se précisent au fil des semaines, laissent toute latitude au voyageur, à charge pour lui de revenir muni de la bonne parole. Pèlerin mais aussi missionnaire, témoin et acteur, le voyageur péruvien se veut le relais de l'orthodoxie catholique lorsqu'il se rend à Florence pour être au fait des réformes prônées par les Evêques lors du synode de Pistoia. Au cours de cette assemblée, certains prélats italiens préconisent  quelques réformes : « he sabido por buen canal que se trató el punto de celebrar la misa en vulgar y decir las oraciones secretas en voz alta »[22] (M. B., Lettre du 1er mai 1787 : 224). Le jésuite, engagé dans la recherche et la formation d'une opinion avertie, perçoit ces défis réformistes comme des occasions de service. Sa mission, certes invisible aux yeux de la hiérarchie ecclésiastique, doit assurer que la tradition chrétienne conserve sa respectabilité en tant que vision du monde cohérente et valide. Un tel service demandait courage et intégrité : il pouvait aussi impliquer de la souffrance.

Ainsi, dès son arrivée en Italie, Viscardo voyage et s'évertue à analyser le bouillonnement qui met fin peu à peu  à l'Ancien Régime, affaibli dans les faits et dans la plupart des esprits. Par la langue française, langue véhiculaire parmi les intellectuels éclairés, il commence à contester férocement l'autorité de la monarchie absolutiste, qui n'est guère contrôlée par la raison. Pour lui, un tel pouvoir n'est pas le garant d'une société ordonnée et juste où peut se développer la liberté individuelle, et être assurée la sécurité des habitants. Le créole devient un voyageur philosophe et rejoint donc l'élite française qui, ayant foi dans la raison, s'exaspérait devant les valeurs monarchiques archaïques et revendiquait le droit au bonheur.

 

III. Un « voyageur philosophe » péruvien sur le Vieux-Continent : lectures et quêtes de sens

 

L'Europe, en tant que territoire culturel, porte Viscardo à la réflexion. Déstructuré par l'exil mais avide de culture européenne, il voit avec plus de clarté les problèmes de l'Amérique hispanique. Il se découvre lui-même et veut être sûr qu'il ne se trompe pas. La maîtrise des langues étrangères qu'il acquiert, unie à celle du latin, lui permet de lire dans le texte les œuvres des auteurs tant classiques que contemporains. La constitution du savoir entre Europe et Amérique est d'abord le résultat de l'émancipation du voyageur éclairé. Dès lors, la constitution de ce savoir appelle un va-et-vient permanent entre l'expérience et la mise en système de cette expérience. En participant aux deux étapes du processus, le voyageur acquiert peu à peu un poids intellectuel déterminant dans l'orientation du débat.

Très rapidement, Juan Pablo Viscardo se fond dans l'espace européen de la culture et de la communication intellectuelle, la res publica literaria (Ferrone et Roche, 1999 : 15) éclairée, fondée sur le libre exercice du jugement, la reconnaissance par les pairs et la circulation de l'information et des savoirs. « Podría decirse que el jesuita Juan Pablo Viscardo representa en nuestra república el papel preliminar de los enciclopedistas en la Revolución Francesa »[23] (Leguía, 1924 : 34) écrit Jorge Guillermo Leguía. La lecture des écrits des Lumières a donc fait du créole un patriote, et la façon dont il a interprété et adopté les idéaux de l'Europe occidentale éclairée, en ce qui concerne l'Etat et la société, en a fait un défenseur de l'indépendance et du libéralisme politiques. César Pacheco Vélez déclare que « en verdad Juan Pablo Viscardo y Guzmán es doctrinariamente  un ecléctico, es decir, supo conciliar  en su concepción política todas las doctrinas que podían servir a su causa revolucionaria »[24] (Pacheco Vélez, 1975 : 132). De manière volontaire, Viscardo s'inscrit dans la  communauté européenne des Lumières, fondée sur un nouveau mode d'appréhension du monde, un même souci de rechercher la vérité. Voici donc les livres et les penseurs qui marquent les étapes de l'odyssée spirituelle de Viscardo, et voilà les documents qui ont réjoui sa sensibilité révolutionnaire, touché son cœur, ou intéressé son esprit.

Le projet indépendantiste du jésuite va mûrir dans un environnement propice à la réflexion et à la réforme. Pour ce voyageur de bonne volonté se dessine donc un circuit du savoir avec ses étapes incontournables, ses escales privilégiées et ses innombrables haltes possibles. Dans un tel cadre, la relation du jésuite à l'environnement se fait de manière très dynamique. Même si l'on ne dispose pas de documents relatifs à sa vie quotidienne ou de descriptions de journées de voyage, on suppose qu'il se consacre à parfaire son éducation et à apprendre l'italien, ainsi que le français et l'anglais. L'apprentissage apparaît comme un processus omniprésent et multiforme. L'ex-jésuite réserve aussi une grande partie de son temps à l'étude de la géographie américaine et des rébellions de l'année 1780, auxquelles il dédie un essai complet en 1792. Il lit également les divers ouvrages traitant des nouvelles théories politiques qui commencent à mettre en cause les fondements de la légitimité de la monarchie absolutiste.

Juan Pablo Viscardo semble très bien connaître les écrits des voyageurs européens, comme ceux de Juan, Ulloa, Bouguer, Frézier ou Bourgoing (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 308), et juge excellemment leurs qualités et leurs défauts. Pour élaborer un plan d'attaque militaire de l'Amérique, il faut connaître parfaitement le sous-continent. A cet égard, la relation de voyage impose sa présence récurrente, malgré son caractère pittoresque déplaisant aux hommes de raison mais qui apparaît pourtant comme corollaire indispensable du travail scientifique.

La période durant laquelle le créole péruvien fréquente les plus grandes bibliothèques toscanes a été essentielle pour sa formation intellectuelle et pour la structuration de sa pensée. De sa propre initiative, il entreprend la lecture dans le texte des auteurs tels que Locke, Montesquieu, Rousseau et d'autres, cités dans La Paix, qui, à ce moment-là, représentaient une mise en cause de la pensée traditionnelle et de ses valeurs fondamentales. Viscardo cite à plusieurs reprises Montesquieu pour préciser son rejet de la politique de l'Espagne aux Amériques. Citons son célèbre aphorisme : « les Indes sont le principal, l'Espagne n'est que l'accessoire ; qu'en vain la politique cherche à ramener le principal à l'accessoire ; et que les Indes attirent toujours l'Espagne à elle » (M. E. S., Lettre du 28 mars 1793 : 266).

En recréant une fratrie ignatienne, Viscardo s'identifie intellectuellement avec les jésuites Beringini, Coleti et Gilii, pour rejeter les caricatures des habitants du Nouveau Monde esquissées par certains écrivains européens tels que Raynal et Robertson. Ainsi, il met en avant les discours raisonnés de ces jésuites :

 

« l'on doit préférer les témoignages de ceux qui les ont observés plus longtemps et de plus près que Frézier, Raynal et Robertson ; à ce titre les exjésuites italiens Coleti et Gilii, qui ont passé bonne partie de leur vie dans la partie méridionale de l'Amérique espagnole ont le droit de suffrage sur la matière en question. » (M. E. S., Esquisse politique, 1792 : 224).

 

La correspondance et les réseaux qu'il crée en voyageant permettent de désenclaver le créole péruvien, et d'accélérer la communication et le rapprochement avec les grands centres intellectuels. La sociabilité est en effet une des valeurs fondamentales du XVIIIème siècle, qui pense que la société civile est l'accomplissement de la nature humaine. Seule la solitude est anti-naturelle. Viscardo, en tant que véritable philosophe, ne va exister que dans et par la société des hommes. Il pose alors avec aisance, et souvent avec profondeur, les grands problèmes moraux et les réflexions qu'il adresse à ses amis sur la paix, le progrès, le bonheur, la liberté, le commerce des colonies américaines, et l'illégitimité l'impérialisme espagnol : « la découverte du Nouveau Monde a vraiment été celle de la boîte de Pandore » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 295) écrit Viscardo en reprenant l'expression d'Ustariz.  Il incombe alors à l'ex-jésuite la tâche d'ouvrir la boîte pour libérer les malheurs  et les maux de l'Amérique.

Il semble que le voyageur Viscardo suivît l'actualité politique et littéraire d'aussi près que possible,  à un moment où se développaient les académies ecclésiastico-littéraires et les sociétés savantes comme une conséquence et une voie privilégiée de la diffusion de l'esprit des Lumières. Concrètement, au XVIIIème siècle, le maillage  de l'espace européen par les académies, et leur dispositif d'interconnexions et d'échanges - correspondances, publications de comptes rendus d'activités, élections des membres associés, concours - s'étoffe avec la multiplication des sociétés économiques, et les fondations de musées qui complètent la couverture  de l'espace en palliant les déficits académiques régionaux.

Mais la vie intellectuelle de l'ex-jésuite n'est pas que confinée à de telles enceintes, elle se déroule également de façon personnelle voire informelle. L'entreprise éditoriale est sans nul doute un autre ferment majeur d'agrégation intellectuelle, et la librairie un lieu de sociabilité culturelle de premier plan. « Le XVIIIème siècle est aussi marqué, sur le plan  de la production éditoriale, par une diversification des genres et des marchés de lecture auxquels ils s'adressent » (Boutier, 2005 : 662) déclare à ce propos Jean Boutier. En absorbant cette ambiance littéraire particulière, la vie séculière de Viscardo se consacre au travail de l'esprit et à la construction d'un sens pour le monde américain. Le créole, qui avait le goût de l'étude et de la réflexion, rassemble dans ses lettres des informations sur l'état de l'Amérique ibérique, qu'il a puisées dans des livres ou recueillies dans des publications journalistiques. En effet, afin d'élaborer son projet libérateur, l'ex-jésuite a pu obtenir, après maintes recherches, les renseignements qui firent germer en lui une conception totale du problème politique ibéro-américain : « Es cierto que según el testimonio de algunas cartas del Perú, el orden no se ha restablecido tan bien como otros afirman. En efecto no es posible que no quede algo de las iras pasadas que se dice derramaron la sangre de ciento cincuenta mil personas »[25] (O. C., Lettre du 17 juillet 1784 : 254).

Par le biais de nombreux quotidiens, comme la Gaceta de Madrid (Enciso, 1957 : 56-78) ou le Mercurio peruano (Zeta Quinde, 2000 : 79-89), Viscardo accède aussi aux nouvelles d'Espagne, d'Europe et des Amériques, en contribuant  à la diffusion de l'actualité sociale,  politique et économique (López Soria, 1972 : 132) : « ensuite l'an 1785, aux mêmes monnayes l'on avait fabriqué 18 575 208, selon la Gazette de Madrid, que pour authenticité j'eus soin d'insérer dans mon Essai politique, à la page 48 » (M. E. S., Lettre du 3 mars 1795 : 274-275).  Il est étrange que Viscardo ne mentionne aucun journal italien alors que la diffusion des périodiques  transalpins créa, au XVIIIème siècle, des réseaux suprarégionaux auxquels le jésuite ne put échapper. En Toscane, comme ailleurs, leur rôle fut déterminant dans le processus de renforcement de l'Etat qui s'appuya sur les intellectuels, en vue de mettre en place des réformes administratives et économiques. Nous pouvons citer le Magazzino toscano, publié de 1777 à 1781, le Magazzino Georgico, de 1783 à 1785 ou le Giornale fiorentino d'agricoltora (Boutier, 2005 : 667), de 1785 à 1789.

Les multiples références aux articles du Mercurio Peruano qui proposent, en utilisant comme modèle la presse des métropoles, une illustration du Pérou et de l'Amérique hispanique,  témoignent, elles, de l'objectif principal de ce quotidien : former l'opinion, parfaire la culture des lecteurs, enrichir leur esprit, et élargir leurs connaissances sur le monde et sur la réalité américaine. Ainsi, Viscardo sous-entend dans la lettre de 1797, qui suppose une « livraison » du journal opérée par Bernardo O'Higgins, l'indépendance idéologique du Pérou :

 

« J'ai sous mes yeux le Mercure péruvien, ouvrage périodique d'une société de savants de Lima dont l'Europe ne rougirait certainement pas, et qui montre les rapides progrès que les Lumières ont fait dans ces pays-là : la superstition elle-même n'y est   pas ménagée du tout, et l'on y découvre que l'Inquisition n'a pu empêcher la raison et la philosophie d'aller éclairer l'autre hémisphère.»

 

Bien que le journal s'adresse aux Espagnols péruviens, et n'est donc pas fait pour être vendu en Europe, il doit circuler clandestinement en Angleterre comme le prouvent les renvois aux journaux des 17 février 1791, 27 mars 1791, 3 avril 1791, 14 avril 1792 et 8 juillet 1792, qui étayent La Paix et le bonheur du siècle prochain.

Le Péruvien Viscardo enrichit  de ses rencontres et de ses nouvelles lectures les matériaux qu'il a déjà accumulés. Ses interlocuteurs britanniques l'approvisionnent même dans le but d'alimenter ses recherches : « me precio de cumplirlas mejor si llego a obtener las dos obras señaladas adjunto y que le ruego me consiga en Madrid »[26] (O. C., Lettre du du 3 avril 1791 : 286) écrit-il au fonctionnaire britannique Burges dès son arrivée à Londres en 1791. Le philosophe Viscardo est un homme ouvert, accessible à tous, qui trouve dans les échanges son terrain d'élection. Il fonde ainsi ses principes sur une infinité d'observations personnelles et extérieures. Il tire aussi des livres, des journaux et des auteurs, des vérités pouvant être utiles à autrui et surtout à sa patrie. Si bien que l'homme d'études devient un bon citoyen qui vaut infiniment plus que l'homme simplement savant. Car le projet viscardien exige que les uns secourent les autres, il faut que chacun soit pourvu de quelque chose pour pouvoir être utile à autrui. Sans cela le projet de l'Amérique libre serait une promesse vaine et fausse.

Il n'est guère possible  d'étudier le cheminement intellectuel de Viscardo sans tenir compte  également de l'environnement britannique. La vie culturelle anglaise du XVIIIème siècle qu'il fréquente, lui offre aussi une nourriture intellectuelle de qualité, et la possibilité de consommer des produits culturels dans le cadre d'une économie de marché dominée par toutes sortes de transaction.  Viscardo a alors accès à la high culture (Cervantes, 1998 : 138) des élites, et à des biens culturels et artistiques qui se trouvaient pris dans un réseau commercial complexe, mettant en relation l'offre et la demande (Madelin 1990, 207-220). En contact avec cette culture scientifique, philosophique et littéraire, il cite à deux reprises le Voyage en Espagne « du Révérend Townsend » (M. E. S., Lettre du 28 mars 1793 : 262), recteur de Pewsey, pour compléter son raisonnement sur le Règlement de Commerce Libre  de 1778 :

 

« C'est l'avis d'un des plus intelligents observateurs, parmi lesquels le Docteur Townsend dans son voyage d'Espagne, Vol. 2, p. 400, en parle ainsi ‘'le commerce qui n'avait été que comme un torrent d'été, ressembla bientôt à un grand fleuve, et enrichit toutes les contrées dans lesquelles il coulait''. »       (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 309)

 

De même, Viscardo doit fréquenter les salons et les cafés londoniens, où les intellectuels et politiques se réunissaient parfois pour commenter les derniers bruits de l'actualité, et discuter les textes les plus audacieux contre le pouvoir absolu. C'est précisément parce que le parfait souverain n'existe pas que le philosophe est un homme engagé. Le jésuite péruvien, qui n'œuvre pas seulement pour la vérité mais pour sa diffusion, est  un homme de combat qui lutte contre l'obscurantisme pour plus de lumière, pour que l'esprit philosophique et le libéralisme répandent leur influence.

Viscardo est très curieux de toutes les questions d'histoire contemporaine et d'économie politique qui connaît un grand essor avec Adam Smith, dont la Richesse des nations (Smith, 1991) devient la Bible du libéralisme. Smith préconise la restriction au maximum de l'interventionnisme de l'Etat et l'établissement du laisser-faire. Ces théories vont être reprises par Viscardo qui prône l'expansion du commerce américain par l'exportation, les investissements productifs et donc la concurrence. Etant données l'étendue de ses relations et la situation exceptionnellement favorable qu'il occupe dans la société londonienne, il ne tient qu'à lui d'être bien informé. Il est fort capable d'apprécier sainement les choses qu'il connaît et qui l'intéressent. Une fois l'anglais maîtrisé, il lit assidûment les journaux britanniques qui véhiculaient un grand nombre de ses idéaux, et diffusaient des nouvelles du monde entier : « comme tous les papiers de nouvelles  de Londres ont rapporté » (M. E. S., Esquisse politique, 1792 : 241) écrit le jésuite à propos de la monnaie frappée au Mexique.

Mais son équation personnelle, cette inévitable déformation qu'impose, sans le vouloir à la réalité, tout homme qui la contemple, est parfois tangible chez le créole péruvien, avide de connaissances. En plus de la filiation scientifique, la marche vers l'inconnu rattache profondément le voyageur Viscardo à ses prédécesseurs, qui demeurent les références obligées et font naître un sentiment d'appartenance à la famille des intellectuels.

A  Londres, Viscardo constate au quotidien la progression nette du commerce tant en valeur qu'en volume. Il note aussi que la balance commerciale est constamment favorable : les exportations l'emportent sur les importations en raison notamment d'un important courant de réexportation de produits vers les anciennes colonies. Citons :

 

« Dans l'année également révolue de 1796 à 1798, les exportations de l'Angleterre et ses dépendances aux susdits Etats de l'Amérique montèrent à trente-six millions de dollars, ou huit millions sterling ; d'où il paraît clairement que  l'Indépendance de ces Etats, loin de diminuer le commerce anglais, n'a fait que l'augmenter. » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain,  1797 : 349)

 

Il cite alors les calculs du Secrétaire d'Etat à l'intérieur, Henry Dundas, présentés « dans la chambre des Communes » (M. E. S., La Paix et le bonheur du siècle prochain, 1797 : 349) pour parler de la flotte marchande qui était de loin la première du monde. Il assume "une position privilégiée de chercheur-témoin :

 

« De sorte que  la valeur annuelle réunie de ce que ces établissements produisirent au commerce maritime, fut de 19 561 204 livres sterling, quarante fois, à peu près, plus forte qu'elle n'était en 1704, en déduisant la partie du commerce d'Afrique ; et triple de tout le commerce extérieur de l'Angleterre à la même époque. » (M. E. S., La Paix et le  bonheur du siècle prochain, 1797 : 349)

 

A l'époque de Viscardo, l'Angleterre importe toujours du bois, du fer, des produits exotiques, du coton ainsi que des grains, et elle exporte des textiles, des produits finis et du charbon (Mougel, François-Charles, 1978 : 107)[i]. La fluidité des échanges entre les deux continents est d'ailleurs, pour lui, la condition indispensable au développement de la civilisation américaine.

Les pensées du voyageur Viscardo apparaissent ainsi comme un amalgame d'idées et de connaissances très hétérogènes acquises de différentes manières en Europe. Nous sommes tenté de penser que c'est à cette époque-là que le jésuite a consolidé ses tendances iconoclastes et affiné son esprit critique. Viscardo est indubitablement ce que nous pourrions appeler un penseur général, c'est-à-dire à la fois un conspirateur martial, un économiste et un philosophe. Son message est bien clairement inscrit dans le siècle de la raison : il n'est pas de liberté politique possible si elle n'est pas précédée d'une liberté de l'esprit, d'une libération de l'emprise des dogmes, des modèles imposés par l'Espagne. Dans ces conditions, et dans la mesure où une partie de la production viscardienne demeure un champ d'investigation neuf, les facettes pérégrines de Viscardo apparaissent comme un moyen, efficace et fécond, de préciser davantage l'insertion du jésuite dans la mouvance intellectuelle des Lumières, et le rattachement d'un passeur de siècles virtuel aux futures sphères indépendantistes, dont la constitution d'une communauté libre représente l'enjeu majeur de l'histoire du début du XIXème siècle.

La raison de vivre et l'unique passion de Viscardo sont incontestablement l'émancipation des colonies espagnoles. Avec l'aide des différentes couches d'un même peuple,  le projet d'émancipation, en supprimant les barrières sociales et religieuses de l'Ancien Régime, doit se donner les moyens d'intégrer une société civile fondée sur un Etat moderne. On notera que, dans le Projet pour rendre l'Amérique indépendante de 1790 et dans sa Suite de 1791, cinq centres d'attaque sont proposés à l'Angleterre : Buenos Aires, Coquimbo, Arequipa, Maracaibo et le Honduras. Le jésuite comprend corrélativement que la richesse des nations ne consistait pas uniquement dans des biens non consommables (métaux précieux), mais dans des biens consommables reproduits par le travail de la société et pour le commerce. Dans ce manuscrit destiné aux lecteurs de l'Angleterre, Viscardo souligne que l'émancipation de l'Amérique serait positive pour les commerçants et les entrepreneurs de ce pays : l'Amérique espagnole serait un vaste marché pour ses produits manufacturés ainsi qu'une immense réserve de matières premières. Mais malgré l'activisme de ses années londoniennes, l'Angleterre active d'autres pistes comme celle du jésuite argentin Juan José Godoy et  de Francisco de Miranda. Ce dernier va d'ailleurs traduire en espagnol et en anglais le manifeste révolutionnaire de Viscardo qu'est La Lettre aux Espagnols américains de 1791 avant de le diffuser dans l'Amérique entière.

La mobilisation des efforts de l'ensemble des peuples du Nouveau Monde incombera à d'autres grâce auxquels s'achèvera la libération de l'Amérique espagnole. Avant sa mort en février 1798 à l'âge de 50 ans, Viscardo lègue ses documents au Ministre des Etats-Unis en poste à Londres, Rufus King, qui va les remettre à l'illustre Francisco de Miranda[ii]. Le 14 octobre 1799, le Vénézuélien écrit au Général Alexander Hamilton, un des pères fondateurs des Etats-Unis, en soulignant l'importance des manuscrits viscardiens : « Voici mon digne ami, des Papiers d'une grande importance pour le sort futur de ma patrie - et très intéressants pour la prospérité de la vôtre » (Pacheco Vélez, 1975 : 195). Il est vrai que l'influence viscardienne va inonder les principaux documents de l'époque révolutionnaire : le Memorial de Agravios du Colombien Camilo Torres, l'écriture de propagande du Chilien Camilo Enríquez, celle de Mariano Moreno, qui édite et traduit la Lettre dans le Rio de la Plata en 1816,  et bien sûr la Carta de Jamaica de Simon Bolivar.

Sans leur auteur, les documents viscardiens doivent continuer à défendre une même idée, celle de la libération du continent dans sa totalité. Leur message commun, alimenté par les différents voyages de recherche du jésuite, est clair : l'Espagne impériale, présente depuis trois siècles en Amérique, doit cesser d'imposer ses règles économiques et politiques. Malgré cette clarté, au Pérou, où les Indiens y étaient en grand nombre, la Lettre et les autres manuscrits de Viscardo ne développent que très difficilement un sentiment anticolonial. Il est vrai qu'au milieu des conflits armés, les créoles péruviens cherchent une certaine sécurité dans l'ordre colonial,  et les Indiens, quant à eux, sollicitent la protection des créoles face aux abus. La Lettre est néanmoins publiée dans le journal Correo Mercantil, Político y Literario de Lima, dans quatre numéros successifs entre le 28 février et le 22 mars 1822 (Pacheco Vélez, 1975 : LXXXIII), en remplissant sa mission de propagande révolutionnaire.

 

Conclusion

 

Avec un esprit nomade qui va vivre, Viscardo se bat avec force en Angleterre et en Toscane pour faire triompher la cause de l'indépendance en Amérique et donner le pouvoir aux citoyens. Sa voix s'élève tour à tour tranquille et tumultueuse, calme et indignée, sage et enthousiaste, au gré des événements. C'est avant toute chose un défenseur des droits de l'homme, et cela à une époque où l'individu, baptisé « sujet » et parfois esclave, n'a que des devoirs. Cet héritage à détruire constitue en quelque sorte une identité en négatif. Autre innovation : non content de condamner l'esclavage au nom de l'humanité, il va jusqu'à esquisser un projet visant à une émancipation générale. C'est la lumière de la raison, et non l'obscurité du passé, qui doit présider à l'organisation de la société américaine, et  il appartient à chaque génération, si elle le souhaite de se doter d'institutions nouvelles conformes à ses vœux, à ses droits ou à l'idée qu'elle s'en fait. Conçus à l'image de Dieu, les hommes naissent égaux  en droits et libres d'exercer ces droits : c'est-à-dire de penser, de s'exprimer, d'imaginer et de s'unir en citoyens égaux pour changer ce qui doit l'être et modeler le monde à leur façon. Grâce aux voyages, il se rend compte que les raisons qui motivent l'indépendance sont à la fois un territoire et une population supérieurs, ainsi que la distance les séparant du gouvernement espagnol, au demeurant corrompu, qui interdit une gestion adaptée.

 

Les plus extraordinaires caractéristiques de la vie de Viscardo passent alors par des hauts et des bas, et il a à surmonter bien des obstacles. Le jésuite aurait pu mener une vie paisible en Toscane dès son arrivée en 1769. Son tempérament l'a poussé à voyager et à devenir un Don Quichotte de la Révolution, à s'attaquer avec fougue et dynamisme aux forteresses imprenables de l'époque : celle de la monarchie britannique qu'il a essayé de rallier à sa cause pour libérer le Nouveau monde, celle des Créoles qu'il a essayé de convaincre avec force. A une époque où naissent les Etats-Unis d'Amérique, Viscardo semble retrouver dans la révolution de Tupac Amaru l'élan vers la liberté qui anima les Insurgens américains dans la guerre d'Indépendance et qui devait mener, selon lui, à la mort du despotisme. Au cœur de la cristallisation des revendications égalitaires, le voyageur péruvien se met à rêver d'une alliance entre les nations, contre les monarques, et se plaît à rappeler constamment ses sentiments anti-despotiques, accentués durant la Révolution française. Il ne rêve plus, dès lors, qu'à prolonger la révolution en Amérique espagnole depuis Londres où la structure tripartite du voyage initiatique (départ, initiation, retour) est mise à mal en raison d'une santé décadente et de sa mort prématurée à l'âge de cinquante ans.

 

Notes de bas de page


[1] Juan Pablo vit le jour le 26 juin 1748 à Pampacolca dans la propriété de ses parents, Don Gaspar Viscardo y Guzmán, mestre de camp, et Doña Manuela de Sea y Andía. L'enfant ayant été baptisé le lendemain, il faut rappeler que les catholiques d'alors croyaient nécessaire de rapprocher le baptême de la naissance, quamprimum, afin de ne pas faire courir de risques inutiles à l'enfant. Plus important que le choix de la date du baptême était celui du parrain qui était l'ordonnateur et surtout le financier de la cérémonie. Celui de Juan Pablo, son oncle Juan de Cabrera, appartenait à la famille Rodríguez de Cabrera, une des plus vieilles familles espagnoles de la région d'Arequipa, et dont l'un des ascendants est le célèbre Inca Garcilaso de la Vega.

[2] A l'heure où la Société de Jésus célébrait le deuxième centenaire de son existence, les membres de l'ordre furent persécutés : l'Etat espagnol était disposé à sacrifier un groupe de religieux qu'on lui dénonçait comme turbulents, inféodés au Pape, insupportables. Insupportables, ils l'étaient en effet dans les colonies américaines : n'avaient-ils pas créé cette fameuse république guaranie d'Amérique du Sud, qui non seulement inquiéta l'élite créole par sa prospérité et par les conditions de vie offertes aux indigènes, mais encore s'était insurgée contre l'autorité métropolitaine ? Il est vrai que le traitement décent des Indiens était contraire à la tendance du moment qui était de les exterminer dans le Rio de la Plata ou de les capturer pour le travail forcé au Brésil. C'est à cette époque, en outre, que l'offensive menée par les Lumières contre la religion organisée atteignit son maximum d'intensité. Déisme et athéisme s'attaquèrent presque simultanément aux dogmes chrétiens traditionnels, à travers toute l'Europe. Le Dieu abstrait du déisme, le Dieu absent de l'athéisme découlèrent tous deux de la révolution scientifique du XVIIème siècle, qui définit une image dont le Créateur était évacué, du moins pour ce qui concerne la vie quotidienne des hommes. Un phénomène uniforme attaqua la foi chrétienne traditionnelle. L'expulsion des Jésuites par les gouvernements de l'Europe catholique devint alors un phénomène d'échelle continentale, étroitement situé dans le temps : 1759 au Portugal, 1762-64 en France, 1767 en Espagne, 1773 en Autriche. En Amérique, l'arrêt définitif, qui supprima arbitrairement la Compagnie de Jésus, fut également prononcé en 1767 et les membres de l'ordre ignatien, parmi lesquels Juan Pablo Viscardo, furent frappés d'ostracisme et condamnés à l'exil italien.

[3] Nous étudierons tout particulièrement le Projet pour rendre l'Amérique espagnole indépendante du 18 septembre 1790, l'Essai historique du 24 janvier 1792, la Suite du Projet de 1792, l'Esquisse politique de juin 1792, La Paix et le bonheur du siècle prochain de 1797 ou, évidemment, La Lettre dirigée aux Espagnols américains de 1791.

[4] Simmons, Merle E. (1999). « Más en torno a las estadías de Viscardo y Guzmán en Londres ». Dans Collectif, Juan Pablo Viscardo y Guzmán (1748-1798), El hombre y su tiempo I. Lima : Ediciones del Congreso del Perú : 3-129.

[5] Viscardo y Guzmán, Juan Pablo (1998). Obra Completa de Juan Pablo Viscardo y Guzmán. Lima : Ediciones del Congreso del Perú. Nous abrègerons O. C.

[6] Simmons, Merle E., (1983). Los escritos de Juan Pablo Viscardo y Guzmán, Precursor de la Independencia Hispanoamericana. Caracas : Universidad Católica Andrés Bello, Instituto de Investigaciones Históricas : 306. Nous abrègerons M. E. S..

[7] Dans la lettre du 4 février 1791 rédigée par le diplomate britannique Sundersberg, qui fut le garde du corps de Viscardo pendant son second périple vers Londres, nous lisons : « atravesamos los Alpes en 22 horas y llegamos a B[oloña] en el Estado del Papa que, haciendo un paréntesis, es un país edificado sobre el infierno.  Ahí vimos a un hombre muy estimable que estaría a nuestra disposición cuando lo deseáramos, y tembló cuando supo de nuestro proyecto de ir a R[oma] » (Simmons, 1999 : 72) ; « nous avons traversé les Alpes en 22 heures et nous sommes arrivés à Bologne dans l'Etat du Pape qui, en ouvrant une parenthèse, est un pays édifié sur l'enfer. Là nous avons vu un homme très estimable qui devrait être à notre disposition quand nous le souhaitons, et il a même tremblé lorsqu'il a su que nous souhaitions aller à Rome ».

[8] Le premier voyage en Angleterre se déroule entre 1782 et 1784, alors que le deuxième commence en 1791 et s'achève avec la mort du jésuite Viscardo à Londres en 1798.

[9] Viscardo deviendra Vice-Consul du Royaume de Naples sans doute entre 1788 et 1791.

[10] Viscardo écrit à propos de cet ami dans la lettre du 1er mai 1787: « Muy señor mío y amigo de todo mi aprecio » (M. B. : 222) : « Cher Monsieur et mon ami le plus cher » ; ou « Su más afecto amigo y seguro servidor, Juan Pablo Viscardo » (M. B., 225) : « Votre ami le plus dévoué et votre serviteur, Juan Pablo Viscardo ».

[11] « Se le informa al Sr Rossi en la misma carta que su gran secreto fue participado a otros dos amigos dignos de confianza, uno de los cuales es autor de una historia natural y civil de Chile que le valió mucho prestigio en Europa » (Lettre du 7 avril 1791 écrite par Viscardo à la troisième personne ( O. C. : 279) ; « On informe M. Rossi dans la même lettre que son grand secret a été partagé avec deux autres amis dignes de confiance, l'un d'entre eux est l'auteur d'une histoire naturelle et civile du Chili qui lui a valu un certain prestige en Europe ».

[12] « Le Grand duc Léopold fut un élément déterminant dans la diffusion des Lumières en Italie ; il gouverna la Toscane entre 1765 et 1790, en couvrant pratiquement le séjour de Viscardo ».

[13] « L'Angleterre ressent un intérêt profond pour consommer la révolution du Pérou, si elle n'oublie rien pour la favoriser ; comme je peux être utile pour favoriser cette tentative, je me permets de supplier Votre Excellence de décider à temps, comme l'occasion est favorable, de me faciliter l'entrée en Angleterre sans attendre l'accord liminaire de la cour britannique» .

[14] « La volonté que j'ai eue d'ajouter ces détails à ceux que je vous ai déjà communiqués, pour qu'ils puissent  vous atteindre avant votre départ de cette ville, ne me permet pas de présenter certaines réflexions parmi les nombreuses qui me viennent à l'esprit ».

[15] « Finalement quatre jours après nous sommes rentrés heureux de Bologne, ici dans le pays des huîtres, le premier du mois, ensuite nous nous promènerons dans la région du Tyrol et en Allemagne ».

[16] Si Cloots reconnaît la nécessité de répandre en Europe les principes révolutionnaires français et pose les bases d'un droit cosmopolitique, il affirme que la France possède des frontières naturelles qui englobent la rive gauche du Rhin. Le Rhin, en tant que « borne naturelle des Gaules », est un enjeu à conquérir, et un symbole.

[17] Montesquieu critique indirectement la société française et le règne de Louis XIV. Dans la lettre XXIV, Rica écrit : « Le roi est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que ces mines » (Montesquieu,  2003 : 256).

[18] Dans son article, l'auteur affirme, sans le moindre texte à l'appui, que Viscardo se rendit à Paris (Rosas Moscoso, 1999 : 90). Nos recherches attestent le contraire.

[19] « Ils sont sur le point de partir demain en voiture à travers l'Allemagne et, s'il n'y a pas d'accident qui les retarde, ils seront sans doute en Angleterre dans moins de six semaines ».

[20] Batllori, Miguel, (1992). El Abate Viscardo : Historia y Mito de la intervención de los jesuitas en la independencia de Hispanoamérica.  Madrid : Editorial Mapfre. Nous abrègerons M. B.

[21] « Il a décidé de se rendre au Pérou ; dans cette optique, lui et son frère sont venus à Livourne dans le but d'aller à Marseille, et d'embarquer là-bas dans le premier convoi qui pourrait partir durant l'été pour continuer vers le continent espagnol en Amérique ».

[22] « J'ai su de sources sûres que l'idée de célébrer la messe en langue vulgaire et de dire les prières secrètes à  haute voix fut traitée ».

[23] « On peut dire que le jésuite Juan Pablo Viscardo joue dans notre république le rôle préliminaire des encyclopédistes dans la Révolution Française ».

[24] « En réalité Juan Pablo Viscardo y Guzmán est, d'un point de vue doctrinal, un éclectique, c'est-à-dire qu'il a su concilier dans sa conception politique toutes les doctrines qui pouvaient servir sa cause révolutionnaire ».

[25] « Il est avéré que, selon le témoignage de certaines lettres du Pérou, l'ordre ne s'est pas rétabli aussi nettement que certains l'affirment. En effet, il n'est pas possible qu'il ne reste rien des colères anciennes qui, selon ce qui se dit, ont fait couler le sang de cent cinquante mille personnes ».

[26] « Je m'engage à mieux accomplir mes tâches si j'arrive à obtenir les deux œuvres que je vous ai citées et que je souhaite que vous me trouviez à Madrid ».

27] L'industrie textile à la fin du XVIIIème siècle s'étend surtout autour de Norwich, Leeds, Manchester et Halifax. L'industrie métallurgique quant à elle se développe dans le Yorkshire et les Midlands.

28] Miranda arrive à Londres le 15 janvier 1798, un mois avant la mort de Viscardo. Après avoir passé un quart de son séjour emprisonné en France, Francisco de Miranda renoue avec Bonaparte, en juillet 1795, des relations commencées dans les salons de Julie Telma. Tous deux rêvent alors d'une même république, celle de Platon, corrigée et adaptée par Rome. Mais si Bonaparte va rapidement gravir les échelons, on tente d'écarter Miranda de la scène politique en l'accusant de tous les complots. En 1798, il embarque sur un bateau danois à Calais et se réfugie en Angleterre. A Londres, il est attendu par William Pitt, tout heureux de recevoir des nouvelles fraîches sur les préparatifs de Bonaparte pour envahir l'Angleterre. Mais Miranda préfère parler des colonies espagnoles d'Amérique. Qu'importe ! Pitt veut se servir de Miranda pour atteindre la France et l'indépendance hispano-américaine, un moyen pour y parvenir. Le Vénézuélien entame de nouvelles démarches auprès du gouvernement anglais dans le but d'avoir un soutien direct à son projet d'émancipation de l'Amérique espagnole. Pour lui, l'Angleterre est obligée d'y intervenir et l'alliance de l'Espagne avec la France justifie désormais son intervention. Les Etats-Unis, quant à eux, entrevoient aussi la possibilité d'entrer en guerre contre la France, qui semble vouloir développer son empire en Amérique du Nord. Obnubilé par son projet, Miranda ne se rend pas compte que la situation politique européenne a évolué au point de mettre en péril la sécurité territoriale anglaise et que, dans un tel contexte, le sort du Nouveau Monde n'est plus un sujet principal pour l'Angleterre.

 

Bibliographie

 

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Pour citer cet article :

De Ribas Nicolas, « La construction de l'Amérique libre, au travers des voyages du jésuite indépendantiste Viscardo y Guzman (1748-1798) ". RITA, n° 3 : Avril 2010, (en ligne), Mise en ligne le 6 avril 2010. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/content/view/74/150