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L'altérité niée. Indiens du Brésil et voyageurs français au XIXe siècle

Dans les récits des voyageurs français qui se sont rendus au Brésil entre 1840 et 1900, les Indiens sont avant tout présentés comme des hommes en retard dans un processus menant à la Civilisation, telle que l'entendent les Européens de l'époque. L'idéologie de ceux-ci repose sur le concept de progrès de l'Humanité et dans ce cadre, les Indiens sont qualifiés de primitifs. Cruels, ignorants, représentant un monde passé, leur accès à la Civilisation, c'est-à-dire leur assimilation par celle-ci, apparaît aux voyageurs comme un devoir des civilisés...

...Les descriptions qu'ils font des Indiens sont fondées  sur leurs aptitudes plus ou moins grandes à accéder à un état, celui de civilisé, considéré comme le plus haut degré d'humanité. Dès lors, on peut s'interroger sur la perception même, par les voyageurs, de l'altérité que représentent les Indiens. Toute différence étant expliquée par un décalage dans le temps, aucune place n'est laissée à la possibilité d'une vision du monde alternative: les Indiens ne sont pas considérés comme autres, c'est-à-dire porteurs d'une civilisation différente, mais comme des hommes en devenir. Ces observations conduisent à une réflexion sur la perception de l'altérité, qui apparaît avant tout liée à ce qui lui fait face : la reconnaissance d'une similarité.

Mots-clés: Altérité; Indiens; Voyageurs; Civilisation; Progrès.
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Clotilde Gadenne

Doctorante

Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense

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L'altérité niée. Indiens du Brésil et voyageurs français au XIXe siècle
 

 


Introduction

Au XIXe siècle, les puissances européennes se tournent vers l'exploration de l'intérieur des continents. Ce vaste mouvement aux motivations à la fois économiques, impérialistes et scientifiques, né de la Révolution Industrielle, s'accompagne de la rencontre avec les peuples autochtones : la confrontation avec l'altérité que représentent ceux-ci revêt une forme spécifique, dans la mesure où l'idéologie européenne de l'époque est dominée par le concept de progrès de l'humanité vers la Civilisation, alors opposée à la sauvagerie. Nous nous intéresserons ici au cas spécifique de la rencontre des Indiens du Brésil par les voyageurs français entre 1840 et 1900.

L'intérêt des Français pour le Brésil naît des possibilités économiques que représente la jeune Nation, indépendante depuis 1822, et du mystère qui l'entoure du fait de la fermeture de ses ports à toute pénétration étrangère jusqu'en 1808, interdit qui se prolonge jusqu'en 1814 à l'encontre des Français(2). Une large part de ses terres reste inexplorée et les seules descriptions du pays disponibles sont héritées des siècles précédents, marquées par l'imaginaire de la Renaissance. Les Indiens, sommairement classés en Tupi, Indiens du littoral, et Tapuya, Indiens de l'intérieur, sont encore très peu connus.

Entre 1840 et 1900, quelques voyageurs français pénètrent donc ces terres en vue de les décrire scientifiquement et rencontrent les Indiens, dont ils recensent alors la diversité. Ce sont les modalités de cette rencontre qui nous intéresseront ici, telles qu'elles apparaissent à travers les récits de voyages laissés par ces Français.

Nous commençons notre étude avec le récit de Francis de Castelnau, dont l'expédition (1843-1847) passe par des régions inexplorées du Brésil, notamment les fleuves Tocantins et Araguaia. Pendant le demi-siècle suivant, on compte d'autres explorateurs mandatés eux-aussi par le gouvernement français: Jules Crevaux sillonne l'Amazonie de 1877 à 1885, et Henri Coudreau accompagné de sa femme Octavie, multiplient les expéditions de 1884 à 1899 (1903 pour Octavie Coudreau, qui continue seule après la mort de son mari).

D'autres Français pénètrent en Amazonie pour leur compte personnel, sous des motifs divers, et écrivent sur les Indiens qu'ils ont rencontrés: Paul Marcoy (de 1848 à 1860), Amédée Moure (1851), Auguste-François Biard (1858-1859), Alfred Marc (1887 à 1889). Certains missionnaires ont également laissé des récits de voyage, comme Edouard Durand (1853 à 1855) et Etienne-Marie Galais (1892-1893). Enfin, nous tenons compte des voyageurs qui ne pénètrent pas ou très peu dans l'intérieur du pays(3), ne rencontrant des Indiens que de façon anecdotique, mais qui les font pourtant figurer dans leurs écrits (Adolphe d'Assier de 1858 à 1860, Charles Expilly en 1861, Jean de Bonnefous en 1898). Les commentaires de ces derniers sur les Indiens ne reposent pas sur une observation directe mais sur l'idée qu'ils s'en font : aussi constituent-ils un indicateur de l'image des Indiens prédominante à l'époque.

Tzvetan Todorov,
pour rendre compte de la rencontre avec l'altérité, définit trois plans: axiologique, se rapportant au jugement de valeur porté sur l'autre, praxéologique, correspondant à l'assimilation (ou non) de l'un par l'autre, et épistémique, relevant du degré de connaissance de l'autre. Il précise qu'il « existe des relations et des affinités entre ces trois plans mais aucune implication rigoureuse » (Todorov, 1982 : 191). Dans le cas de la rencontre des Indiens du Brésil par les voyageurs français au XIXe siècle, il semble que la relation entre ces trois axes prenne la forme d'une boucle : la conviction d'un progrès de l'Humanité vers la Civilisation, représentée par l'Europe, engendre l'ignorance ou le refus d'une possible conception autre du monde. Elle conduit les voyageurs à envisager les mœurs indiennes comme autant de preuves d'un retard dans ce processus. A la Civilisation est opposée la Sauvagerie, perçue comme la permanence d'un état passé de l'Homme. De ce jugement de valeur, issu de la structure même de la civilisation européenne du XIXe siècle, naît la conviction qu'il est nécessaire d'assimiler les Indiens, et ce pour leur propre bien. En effet, pour les Français, cette assimilation équivaut à l'accès à un plus haut degré d'humanité. Dès lors, la possibilité de connaissance de l'altérité indienne se trouve, de fait, limitée. Dans la mesure où les voyageurs envisagent les Indiens comme des hommes en devenir, dont les coutumes représenteraient des réminiscences d'un état révolu de l'humanité, ils ne peuvent les créditer d'une conception originale du monde, susceptible d'être étudiée, comprise et reconnue.

Nous suivrons donc la boucle passant successivement par les trois plans définis par Tzvetan Todorov, afin de montrer que le serpent se mord la queue: le refus premier de la possibilité-même d'une altérité indienne, en tant que perception alternative mais/et valable du monde (plan axiologique), amène les voyageurs à n'envisager comme avenir souhaitable que leur assimilation (plan praxéologique). Tout effort d'étude des Indiens reste donc limité par le but poursuivi par les Français (plan épistémique). Or la reconnaissance ne peut passer que par la connaissance. Dans la mesure où l'altérité que représentent les Indiens n'est perçue que dans ses traits les plus saillants et dans la perspective de son effacement possible, sa profondeur et son sens restent méconnus et, en conséquence, niés.


Précisons que parmi les voyageurs considérés, aucun ne part au Brésil dans le but d'étudier les Indiens de façon anthropologique. Cette discipline, tout juste naissante, ne constitue la motivation principale d'aucun d'entre eux. Il est important de souligner que les descriptions des voyageurs se portent avant tout sur les possibilités de développement du Brésil, sur la navigabilité des cours d'eau, les possibilités offertes à l'agriculture, etc... Les commentaires consacrés aux Indiens sont donc à replacer dans leur descriptif plus général du pays. Il ne s'agit évidemment pas ici de reprocher aux voyageurs, de façon anachronique, leur ignorance de l'anthropologie telle que nous la connaissons aujourd'hui, mais bien plutôt de souligner le processus par lequel la conception indienne du monde a pu rester méconnue des Français.


I.  Les voyageurs croient faire un voyage dans le Temps

Quand les voyageurs français arrivent au Brésil, ils se posent avant tout en civilisés découvrant un monde sauvage, à partir même des villes dans lesquelles ils commencent par séjourner. Ils décrivent le pays en comparaison avec l'Europe-phare, modèle de vie dite civilisée. Dans leur vision d'une humanité en progrès, fortement marquée par la Révolution Industrielle, le Brésil apparaît, dans son ensemble, comme un pays en retard.

Lorsqu'ils pénètrent ensuite dans l'intérieur du pays(4) l'empreinte reconnue de l'homme sur l'espace se fait de plus en plus rare, jusqu'à leur paraître totalement absente et leur périple est ressenti comme une remontée dans le temps. Plus ils s'éloignent de ce qu'ils appellent alors la Civilisation, plus il leur semble remonter cette ligne du temps qu'ils ont associée au progrès matériel, à la domination humaine de l'espace naturel, à une certaine organisation sociale. Rien de tout cela dans les sertões(5) brésiliens, qui représentent pour eux l'espace sauvage par excellence.
 
Or, ces lieux incompréhensibles sont le domaine des Indiens, qui eux, les comprennent, y vivent, sont capables de s'y mouvoir(6). C'est donc avant tout leur appartenance à ce monde du sauvage que perçoivent les Français. Et de la même façon que les voyageurs semblaient remonter le temps en pénétrant dans l'intérieur du pays, ils ont l'impression de remonter aux origines de l'Humanité en prenant contact avec les Indiens. Leur différence est perçue comme un manque de progrès. Leur mode de vie est assimilé à celui des Européens d'un passé lointain, préhistorique pourrait-on dire, puisque l'absence d'écriture, le nomadisme, l'absence d'agriculture (du moins dans ce qu'en perçoivent les voyageurs) et jusqu'à la nudité, sont associés en Europe à cette ère(7). Ainsi les Indiens deviennent, sous la plume des Français, des sortes de fossiles d'une réalité humaine ancienne. 
 
De cette conception d'une Humanité en mouvement sur une ligne unique de progrès est né le classement hiérarchique des races, qui porte les peuples sur une échelle allant du plus primitif au plus civilisé. Certains voyageurs s'emploient à situer les Indiens dans ce classement, en comparaison des autres races humaines. Ainsi Amédée Moure affirme:
« A part l'ouïe et la vue, qui sont les deux facultés extraordinairement développées en lui, tout est ténèbres en l'esprit de l'Indien.
Quoiqu'il en soit, l'Indien de l'Amérique du Sud peut, par ses aptitudes, être classé immédiatement après la race blanche, bien avant la race jaune, et surtout avant la race nègre. » (Moure, s.d. : 11)
L'emploi du mot « aptitudes » fait explicitement référence à un mouvement que suivrait l'Humanité, depuis l'état sauvage jusqu'à celui de civilisé. En cela, l'échelle raciale prend une connotation temporelle certaine: les Indiens semblent représenter une étape dans le processus de civilisation.

Dans un passage de Francis de Castelnau, nous retrouvons ce même caractère temporel dans son classement des Indiens. Pourtant, chez lui, les races apparaissent figées dans leurs positions respectives. Il écrit à propos des Indiens:

 

« [...] cette variété de l'espèce humaine qui disparaît rapidement de la surface terrestre a peut-être été la souche du type humain qui, pour mille causes extérieures, aurait dégénéré, d'une part, jusqu'au nègre et se serait avancée, de l'autre, jusqu'au rameau caucasique ; mais il y a plutôt lieu de croire que sa domination a suivi celle de la race noire et a précédé la nôtre. » (Castelnau, 1850, tome I : p 7)

Nous aborderons plus loin la question de la perfectibilité des Indiens, question centrale des récits de voyage, déjà au XVIIIe siècle. Mais soulignons dès maintenant que Francis de Castelnau se distingue de la plupart des voyageurs étudiés par sa conviction que les Indiens sont inéluctablement voués à disparaître. L'idée d'un progrès de l'Humanité apparaît bien chez lui comme chez tous, mais sans la nécessité d'y faire participer l'ensemble des individus.  

Le point qui reste commun aux voyageurs, quelles que soient les convictions des uns et des autres quant à l'avenir de la race indienne, est que celle-ci est une partie de l'humanité appartenant au passé. Ce jugement préalable de la culture indienne influence fortement toutes les observations que les voyageurs en font: leurs mœurs, leurs usages, leurs croyances, ne sont pas étudiées pour leur originalité ou leur différence, mais viennent comme autant de preuves de leur caractère primitif.

L'oralité, par exemple, est interprétée comme une ignorance: elle est réduite à une absence d'écriture. De la même façon, la nudité des Indiens est expliquée par l'ignorance du vêtement. Un passage d'Henri Coudreau témoigne ainsi de la façon dont les Européens perçoivent cette nudité, qui reste une des principales caractéristiques attachée à l'état dit sauvage:

« Ces villages Apiacàs présentent un curieux contraste qui pour n'être pas rare au pays indien n'en est pas moins toujours piquant: je veux dire le mélange des habitudes d'une civilisation supérieure et des us les plus naïfs de la toute primitive barbarie. Les hommes sont aussi complètement habillés que les civilisés de l'intérieur et les femmes vont très complètement nues, sans le plus léger vêtement ou ornement. » (Coudreau, 1897 : 64)

Le nomadisme des Indiens, également, tient une grande place dans les critères des voyageurs pour parler de leur caractère primitif. Car pour les Français du XIXe siècle, il renvoie à l'ignorance de l'agriculture et à une organisation sociale limitée(8). Assimilé à de l'errance par les voyageurs, il va de paire avec l'idée de paresse ou d'indolence, que l'on retrouve aussi régulièrement dans les récits(9).

De même, la vie spirituelle des Indiens est envisagée comme une forme primitive de religion, ne suscitant que peu l'intérêt des voyageurs. Elle reste donc très peu étudiée, ne faisant l'objet, ici ou là, que de quelques commentaires. Les croyances sont taxées de superstitions et n'apparaissent que de façon très floue dans les récits. Amédée Moure passe ainsi très rapidement sur ce qu'il nomme la « foi religieuse » des Indiens, qu'il considère « d'une simplicité primitive ». Il indique succinctement qu'ils croient à « deux esprits, un Bon et un Méchant » et il ajoute: « Il y a dans cette croyance, le germe de l'infinie bonté du Dieu du christianisme » (Moure, s.d. : 9), indiquant une fois encore que la religion indienne n'est envisagée que pour l'évolution qu'elle pourrait rendre possible, vers la Civilisation.

A cette question de la religion se rattache celle de la cruauté, qui serait, pour les voyageurs, une caractéristique générale des tribus dites sauvages. En effet, il est fréquent de voir associés dans les récits la catéchisation des Indiens et leur pacification. Leurs mœurs sauvages et leur ignorance du christianisme les conduiraient à une barbarie qui, pour être souvent démentie par l'expérience, n'en continue pas moins à jalonner les écrits des voyageurs, au titre de vérité établie. Jean de Bonnefous, par exemple, qui ne se fait que l'écho de ce qu'il a entendu dire, déclare à propos des Parintintins:

« Constamment en guerre avec les Mundurucus, ils n'aiment que le carnage. Tuer un ennemi, lui couper la tête, la piquer sur un bâton de deux à trois mètres de haut et danser en rond autour est pour eux le summum de la jouissance. » (Bonnefous, 1898 : 185)

Parmi les cruautés prêtées aux Indiens, il nous faut, bien sûr, mentionner l'anthropophagie, qui apparaît régulièrement dans les récits pour définir les tribus les plus sauvages – et  les moins connues. Le cannibalisme ne fait plus l'objet, au XIXe siècle, de spéculations quant à sa signification. Les nuances qu'apportait le XVIe siècle entre le cru et le cuit, le cannibalisme de cruauté ou de nécessité, n'apparaissent plus dans leur caractère polémique. L'anthropophagie n'est mentionnée que pour illustrer la permanence d'usages barbares de telle ou telle tribu. Charles Expilly, n'y voit qu'un moyen commode de subsistance des Indiens, lié à leur paresse, accentuant le caractère cruel de cette pratique en la vidant de toute signification. En témoigne ce passage de son dialogue avec un Indien Botocudo:

« Quels ménagements peut-on avoir pour des sauvages qui, répugnant au travail et pressés par la faim, assassinent leurs semblables pour les dévorer ensuite ? » (Expilly, 1863 : 240)

Ainsi toutes les observations des voyageurs viennent confirmer leur postulat de départ, celui de l'infériorité de la race indienne. Cependant, cette infériorité n'est pas inéluctable: elle n'est qu'ignorance d'un progrès que les Européens peuvent enseigner. Nous avons souligné que le jugement des voyageurs prenait un caractère temporel: il s'agit de faire parcourir aux Indiens ce chemin qu'ils n'ont su tracer d'eux-mêmes. Civiliser les Indiens apparaît ainsi non seulement comme une nécessité, pour ne pas laisser les terres amazoniennes à la sauvagerie, mais aussi comme un devoir des Européens, car il s'agit bel et bien d'amener les Indiens à un degré plus élevé d'humanité.

C'est donc, au moins en partie, par conviction humanitaire, que les voyageurs envisagent l'assimilation des tribus indiennes par la Civilisation. L'intérêt même qu'ils portent aux Indiens ne peut se traduire, dans leur esprit, que par cette volonté de les faire profiter des « bienfaits de la Civilisation »(12). Charles Expilly, toujours dans son dialogue avec l'Indien Botocudo, dit ainsi vouloir « [démontrer] le magnifique rôle d'initiation que [la race blanche] remplit dans le monde ».

II. La nécessaire civilisation des Indiens

                S'il est impensable pour les Français de laisser l'immense territoire amazonien et ses richesses supposées aux mains d'hommes sauvages et incontrôlables, les voyageurs se désolent de la disparition des Indiens. Pour quelques-uns seulement, comme Francis de Castelnau, celle-ci est un fait acquis, une étape naturelle du progrès de l'Humanité:
« Aujourd'hui l'Amérique tropicale n'a conservé de sa population aborigène que des tribus errantes d'hommes à couleur cuivrée et légèrement rougeâtre qui parquent par petites familles au milieu des forêts sans bornes, ont des langues diversifiées à l'infini, sont sans cesse en guerre les unes contre les autres et semblent être les instruments aveugles d'un décret mystérieux de cette providence qui détruit par mille moyens tout ce qui est devenu inutile à ses fins (...). » (Castelnau, 1850, tome I : 7)

C'est là une exception: beaucoup de voyageurs éprouvent une sympathie certaine pour les Indiens, même si la vision romantique du Bon Sauvage semble avoir été balayée par la foi dans un progrès matériel, prédominante. Sans remettre en question la nécessité absolue de les civiliser, les voyageurs déplorent la disparition physique des Indiens et c'est sur la possibilité de les intégrer à la société dite civilisée qu'ils s'interrogent. Aussi les voyageurs s'attachent à étudier ce qui, chez les Indiens, permettrait ou empêcherait leur assimilation.

C'est d'abord le degré d'intelligence des différentes tribus, mesuré à l'aune de leur disposition à adopter un mode de vie dit civilisé, qui intéresse les voyageurs. Amédée Moure déclare observer un « éclair d'intelligence » dans l'œil des Indiens « à la vue des civilisés » et il ajoute:

« L'Indien (...) possède en effet des aptitudes diverses, encore à l'état latent, susceptibles de développement par l'éducation et l'instruction. » (Moure, s.d. : 11)

Parmi les critères retenus par les Français pour distinguer les tribus plus ou moins aptes à la Civilisation, reviennent principalement leur aptitude au travail, leur sédentarisation, la participation à un commerce local(13), le port de vêtements et l'abandon des tatouages et des ornements, la connaissance du portugais... Leurs observations sont donc tournées vers la capacité des Indiens à abandonner ce qui fait leur altérité. La description de certaines tribus commence souvent par un jugement concernant cette capacité, comme en attestent, par exemple, ces lignes d'Henri Coudreau,  à propos des Parintintins:

« D'après quelques habitants du Jauamaxim et du Crepory les Parintintins seraient plus susceptibles de civilisation véritable que les Mundurucùs, ils auraient davantage le goût de nos mœurs. (...)

Les Parintintins iraient complètement nus et seraient fort peu tatoués, seulement quelques signes au visage. Enfin ils seraient sobres, honnêtes, remplis de qualités... » (Coudreau, 1897 : 23)

De façon significative, Amédée Moure, qui consacre un de ses ouvrages aux Indiens de la province de Matto-Grosso, organise son étude en chapitres distinguant les « tribus sauvages et anthropophages », de celles « pas tout à fait insensibles à la civilisation ». Il introduit enfin un troisième chapitre de la façon suivante:

« Il nous reste à parler des Indiens qui ne sont pas absolument sauvages, ou plutôt de ces indigènes qui laissent pressentir en eux une tendance, hélas ! bien lointaine, à accepter les bienfaits de la civilisation. Ils sont encore insoumis, rebelles, plus ou moins livrés en un mot à tous les instincts de la plus grossière bestialité. Mais, on voit disparaître l'anthropophage, et l'on découvre en germe, dans leur âme, les éléments qui les rendront, un jour, capables de régénération. » (Moure, s.d., tome III : 77)

 

Cette préoccupation constante d'intégrer les Indiens à la Civilisation amène ainsi les voyageurs à considérer leur altérité comme un obstacle à surmonter. Les mœurs et coutumes s'éloignant du mode de vie civilisé ne sont étudiées que pour connaître le moyen de les supprimer. Elles ne sont pas inscrites dans un tout cohérent chargé de signification. Les voyageurs ne leur accordent donc pas de valeur intrinsèque, perdant ainsi l'accès à la connaissance d'une conception différente du monde.

Aussi les descriptions des Indiens par les voyageurs prennent-elles souvent la forme d'un tableau recensant la plus ou moins forte permanence d'usages jugés sauvages, sans que ceux-ci soient davantage étudiés; ou au contraire l'adoption plus ou moins réussie et aboutie, de pratiques dites civilisées. Il faut, en effet, souligner qu'au XIXe siècle, une partie des tribus est déjà en contact, depuis un temps variable selon les groupes, avec les civilisés(14).

C'est ainsi que la première distinction qu'effectuent les Français concerne le caractère sauvage ou demi-civilisé des Indiens. Le terme de « demi-civilisé » comporte en lui-même toute la connotation de progrès chère aux voyageurs. Nous trouvons également l'emploi très fréquent des adjectifs portugais bravos et mansos pour qualifier les Indiens, ce qui, là-encore, n'est pas anodin, puisque ces termes peuvent être traduits respectivement par sauvages et apprivoisés, et s'appliquent aux animaux(15).

Ce sont les critères que nous avons définis plus haut, qui servent aux voyageurs à distinguer le degré d'avancée des Indiens vers la Civilisation: nous avons mentionné leur sédentarisation, leur aptitude au travail, l'usage des vêtements, la connaissance du portugais... Il nous faut y ajouter la catéchisation qu'une majorité de voyageurs considère comme le premier pas incontournable vers la Civilisation. Beaucoup soulignent, en effet, le rôle des missionnaires dans l'action d'intégration des Indiens, affirmant parfois que seuls ces hommes de foi en ont les capacités. Mais leur approche du rôle de la religion dans cette entreprise peut aussi aller au-delà: pour certains, le seul baptême suffit à faire sortir un Indien de sa condition sauvage. Ainsi, Charles Expilly peut affirmer à propos d'un Indien appelé le grand Tarou et vivant pourtant selon les coutumes de son peuple:

« Le grand Tarou est un demi-civilisé puisqu'il a reçu le baptême. Cela vous explique pourquoi sa peau rougeâtre, son nez épaté, ses yeux obliques et sa lèvre qui porte encore les marques de la botoque, ne compose pas une physionomie farouche, repoussante (...).

Son regard est presque doux.

Néanmoins, lorsque l'Indien s'anime en parlant, on découvre, dans l'éclair de sa prunelle, un reste de cette flamme sombre qui n'est que le reflet de l'existence aventureuse qu'on mène au fond des solitudes.  » (Expilly, 1863 : 298)

Finalement, il ressort du tableau dépeint par les voyageurs, un peuple placé, là encore, sur une ligne de progrès allant des Indiens les plus sauvages, barbares, « réfractaires à la Civilisation »(16) jusqu'aux plus proches d'un mode de vie permettant leur intégration.

Le problème qui se pose alors aux Français est que les Indiens ne semblent justement pas parcourir en droite ligne le chemin du progrès. Sous le terme de demi-civilisés se trouve un mélange bigarré d'usages reconnus par la Civilisation et de coutumes indiennes conservées, ce qui ne laisse pas d'étonner les Français. Le manque de compréhension de la culture indienne ne leur permet pas d'expliquer pourquoi, par exemple, parmi les Indiens dits demi-civilisés, certains ne se vêtent qu'à la rencontre de Blancs(17). Ils notent aussi très souvent que les Indiens retournent à la vie dite sauvage, après un contact même prolongé avec les civilisés. Henri Coudreau, à la fin du siècle, se fait plusieurs fois l'écho de ce fait; en voici un exemple:

« (...) nous sommes abordés par une ubà carajá qui a pour patron un Indien nu comme un ver (...). Ce personnage qui parle très couramment portugais, qui sait lire, qui ne sait guère plus écrire mais qui signe encore assez bien son nom, est le sieur Tamanacó, chef de village (...) ! Il a été éduqué au collegio Isabel où il a passé, dit-on, quelques années. Et, il faut bien le reconnaître, les voilà bien, le plus souvent, les résultats soit de la catéchèse, soit de l'éducation laïque des Indiens! » (Coudreau, 1897 : 167)

Ce curieux mélange dans lequel toutes les nuances semblent possibles conduit les voyageurs à parler de « vernis de civilisation », de « teinture de civilisation »(18). Pourtant, malgré ces interrogations fréquentes quant aux formes prises par la civilisation des Indiens, aucun ne remet véritablement en question sa nécessité. Les questions des Français portent généralement sur les moyens employés, sur les pratiques des civilisés en contact avec les populations indiennes, qui sont jugées indignes et perverties. Henri Coudreau écrit, en 1897:

« Elle est étrange, l'action que la civilisation exerce, à travers tant de déserts, sur le primitif animal humain, qui ne sera bientôt plus qu'un souvenir !... » (Coudreau, 1897: 65)

Pour autant, ce constat n'amène aucun voyageur à remettre en question le but poursuivi, qui reste l'assimilation totale des Indiens, c'est à dire l'intégration des individus à la société brésilienne par la perte de leurs caractéristiques culturelles. Un mot d'Amédée Moure nous paraît, à ce titre, grandement significatif. Il parle ainsi des Quiniquinaüs:

"Ils sont laborieux et habiles. Ils sont tous baptisés, et l'on devrait peut-être déjà ne plus les considérer comme indiens, car ils suivent tous les usages, les coutumes et les lois du Brésil ." (Moure, s.d., tome III : 90)


III.  La négation de l'altérité

C'est donc en tant que système différent de perception du monde que l'altérité indienne apparaît niée. Le degré de compréhension de l'altérité dépend, en effet, de la part de similitude reconnue entre les deux parties. En expliquant les différences que présente le monde indien par un décalage dans le temps, les voyageurs récusent l'existence d'une civilisation valable, parallèle à la leur, puisque contemporaine.

Cela est particulièrement visible dans la comparaison qui est fréquemment faite des Indiens avec les animaux. Henri Coudreau, par exemple, parle dans un de ses ouvrages de « primitif animal humain » à propos des Indiens. Amédée Moure, décrivant leur physique en général, conclut que leur apparence « tient à la fois de l'être humain et de la brute »(19).  Des Bororos en particulier, il écrit:

« Ils sont aujourd'hui à moitié civilisés. Leur barbarie s'est adoucie, ils sont devenus humains et sociables. » (Moure, s.d. : 79)

Cette comparaison des Indiens avec des animaux transparaît également à travers le vocabulaire employé, où l'on retrouve très fréquemment les notions d'apprivoisement, de domestication.

Quelle part d'altérité peut être reconnue aux Indiens lorsque la sphère commune la plus élémentaire, celle de l'humanité partagée par les Indiens et les Français, est remise en question ? Si les Indiens se rapprochent des animaux, alors l'altérité perçue par les Français ne peut que se réduire à celle reconnue entre les hommes et les animaux.

Cette réflexion prend toute sa dimension lorsqu'on l'intègre dans l'étude plus vaste de la rencontre entre les Indiens et les Européens au fil des siècles. En effet, aux premiers temps de la Découverte, la question de l'humanité des Indiens fut une des premières posées. On sait que les représentations les plus fantaisistes, d'hommes à têtes de chien par exemple, avaient cours(20). Après quoi l'interrogation a porté sur leur possession ou non d'une âme: leur apparence était bien reconnue humaine, mais leur nature encore remise en question. Puis, à cette image d'un Indien mi-homme, mi-bête a été opposée celle du Bon Sauvage, plus humain, pourrait-on dire, que les Occidentaux corrompus par des constructions sociales artificielles. Ces deux images peuvent être vues comme les deux facettes d'une même problématique: qui représente la véritable humanité, quelle est la sphère commune aux Indiens et aux Européens ? Dès lors, le XIXe siècle apporte la même réponse que les siècles précédents, mais sous une forme qui lui est propre: la Civilisation représente le plus haut degré d'humanité. Les Indiens sont susceptibles d'y accéder  mais restent pour le moment similaires à des animaux: c'est la réalité même de civilisations indiennes qui est niée.

Aussi, la rencontre avec les Indiens ne peut plus jouer le rôle de miroir qui est le propre de la confrontation avec l'altérité et qui engendra, au XVIIIe siècle, l'image du Bon Sauvage et certaines réflexions sur les sociétés européennes. Au XIXe siècle, ces sociétés sont l'unique référence admissible. Certains voyageurs, comme Jules Crevaux ou Auguste François Biard semblent, dans leur manière d'écrire plus que dans un discours démonstratif, davantage enclins à accorder une valeur aux civilisations indiennes. Cela ne les amène pas pour autant à remettre en question l'idée d'une Civilisation supérieure, et ils constituent une exception.

Certaines lignes d'Henri Coudreau pourraient être interprétées dans ce sens également. Il écrit par exemple, en 1897, après plus de dix ans passés en Amazonie:

« Cette idée que la civilisation est un fait fortuit et sans rien de nécessaire ou de fatal, une trouvaille de rencontre, un rêve réalisé, et que certains hommes à l'esprit inquiet ont été, aux origines, les uniques facteurs de cet étrange mouvement, -cette idée saisit ici à la gorge avec plus de force et d'âpreté encore que le froid brouillard qui maintenant tombe du ciel voilé sur cette terre endormie. 

Et il est curieux de voir comme cette minuscule fraction de famille humaine s'achemine rapidement vers son extinction totale, après avoir parcouru le cycle, singulièrement restreint,de son progrès. » (Coudreau, 1897 : p.196)

Cependant, ces quelques lignes restent de peu de poids face aux nombreuses professions de foi de ce voyageur dans l'avenir d'une Amazonie transformée, civilisée, intégrée au système commercial.

De fait, l'idée de progrès porté par la Civilisation reste le fait de tous les voyageurs et ne laisse aucune place à une éventuelle pérennité du mode de vie indien. Car il faut replacer la perception des Indiens par les voyageurs dans leur espoir de transformation de l'Amazonie.

Conclusion

Ainsi placés sur une ligne de progrès aboutissant à la Civilisation, les Indiens ne sont pas considérés pour l'altérité qu'ils représentent mais bien pour leurs aptitudes à devenir identiques. Le concept même de primitif renvoie à l'idée d'un passé révolu, qui ne peut perdurer; mais surtout, il introduit artificiellement une sorte d'identité paradoxale entre les Indiens et les Français. Les Indiens ne seraient pas autres, ne représenteraient pas une vision du monde alternative. Pour les Français du XIXe siècle, ils seraient « nous, avant », ou par le biais de l'action civilisatrice : « nous, en devenir ».

La structure même de la civilisation européenne du XIXe siècle porte l'impossibilité de reconnaître une altérité parallèle. Fondée sur l'idée de progrès, elle renvoie toute différence dans le temps, la réduit à un manque de Civilisation, et du coup ne voit qu'elle-même. L'altérité ne peut exister: les Indiens doivent être assimilés, c'est-à-dire disparaître en tant qu'Autres.

C'est pourquoi nous parlons d'altérité niée. La rencontre est marquée par le refus même de la possibilité d'une altérité. En identifiant toute différence comme un retard, l'assimilation est déjà faite, du moins sur le plan idéologique, puisque les Indiens sont alors placés sur la même ligne que les Européens et non sur une ligne parallèle qui supposerait la reconnaissance d'une vision autre du monde, et non plus seulement décalée dans le temps. 

Dès lors la rencontre ne peut que confirmer, dans sa forme et ses conclusions, l'hypothèse de départ, à savoir que l'altérité n'existe pas, que les différences ne sont que les manifestations du retard indien. La boucle est fermée, empêchant presque totalement le rôle de miroir qui est le propre de la rencontre avec l'Autre. De l'étude des Indiens ne naissent chez les voyageurs français du XIXe siècle, que très peu de réflexions sur leur propre culture, sur la direction prise par la civilisation qu'ils représentent eux-mêmes.

Là encore, il ne s'agit pas pour nous de juger ces voyageurs, mais seulement de décrire une partie du processus de rencontre entre les Européens et les Indiens, processus qui nécessita encore une longue maturation avant de déboucher sur une certaine reconnaissance de l'identité indienne. Le concept de primitif a longtemps perduré(21), et ce n'est qu'en en démontrant l'origine culturelle et le parti pris qu'il est possible d'en sortir.

 

Notes de fin

(1)  Nous utiliserons le terme de Civilisation avec une majuscule pour signifier l'usage qui en était fait au XIXe siècle, pour désigner la civilisation européenne, par opposition à la « sauvagerie ». Quand nous écrivons « civilisation », le terme décrit l'action civilisatrice entreprise auprès des Indiens.

(2)  Du fait du conflit de la couronne portugaise avec Napoléon.

(3)  Au Brésil, on désigne par « intérieur », ou interior, les parties du pays éloignées des grands centres de population. Au XIXe siècle y est attachée la connotation de sauvagerie, par opposition aux villes, qui représentent la Civilisation.

(4)  Cf: note précédente

(5)  Sertões: terme désignant les terres de l'intérieur (cf: note 3).

(6)Tous les récits font état d'espaces dangereux, impénétrables, dans lesquels les cours d'eau forment souvent les seules voies d’accès possibles. La facilité avec laquelle les Indiens s'y meuvent reste inexplicable pour les voyageurs, sinon par un instinct caractéristique de leur état sauvage. On peut voir, par exemple, le contraste entre ces deux approches d'un même espace dans les lignes écrites par François Biard à propos d'un de ses guides: « Ayant quitté l'arc pour le fusil, il avait tué un jour cinq sangliers à travers une dizaine de lieues de fourrés et de lianes, où j'aurais fait à peine un kilomètre. Le lendemain, il m'apprit qu'il avait perdu son couteau; il était reparti et l'avait retrouvé là où certainement je n'aurais pas vu un bœuf à dix pas. » (Biard, 1862 : 267)

(7)On peut trouver un exemple de ces références implicites à l'ère préhistorique dans le texte d'Adolphe d'Assier qui parle ici des flèches indiennes: « Presque toutes celles que j'ai vues étaient des roseaux, et semblaient plutôt des jouets inoffensifs que des instruments de mort. Ces armes ultra-primitives, dans un pays où le fer se trouve presque à l'état natif et à la surface du sol, donnent une triste opinion de ces peuplades, entièrement rebelles à toute civilisation. » (Assier, 1863 : 563)

(8)Soulignons que ces mêmes caractéristiques de la vie indienne n'étaient pas perçues de la même manière par les Français du XVIIIe siècle, qui pouvaient y puiser l'inspiration d'une réflexion sur leur propre forme de société, ou sur la beauté d'une vie à l'état de nature. Voir par exemple l'article d'Yves Benot, « Les sauvages d'Amérique du Nord: modèle ou épouvantail? » dans Abbattista et Minuti (2006), p.65 à 87. Au XIXe siècle, on trouve encore parfois mention d'une liberté indienne, perdue par l'homme civilisé, comme chez Henri Coudreau notamment, mais l'idéologie dominante envisage l'être humain comme la nature pour leur utilité et juge donc sévèrement tout ce qui, dans son mode de vie, éloigne l'Indien de l'exploitation des terres amazoniennes.

(9)
Francis de Castelnau associe tout particulièrement la sédentarisation et l'agriculture à une certaine forme de vie sociale, vue comme un progrès vers la Civilisation:
 

« Pour ce qui est du danger des Indiens, un long séjour parmi les peuplades sauvages m'a convaincu qu'aucun des rameaux de la famille humaine n'était incapable d'être amené, sinon à un état de civilisation avancée et complète, du moins à ces premières étapes de l'éducation des hommes qui, leur faisant abandonner les ressources précaires de la chasse et de la pêche, les habituent à n'attendre leur subsistance que des travaux de l'agriculture. Ce changement en entraîne bien d'autres ; la famille s'organise et la propriété s'établit : ainsi se trouve créée une société là où il n'y avait autrefois que des individualités éparses, et n'ayant entre elles tout au plus que la connexion de la tribu. » (Castelnau, 1850, tome II : 129)

(10)Voir notamment Lestringant (1994).

(11)Par rapport au XVIIIe siècle, la conception d'une nature nécessairement utile ajoute, au XIXe, une composante économique à l'idée de civilisation des Indiens: il faut en faire des citoyens utiles. Cependant, on perçoit chez beaucoup de voyageurs l'écho des idées de Diderot rapportées par Yves Benot (art.cité): « il est suffisamment souligné que ce sont des sociétés profondément différentes, à un autre stade de développement, mais au sein d'une même humanité, animée en quelque sorte d'un mouvement d'ensemble vers son unification. » (Abbattista et Minuti, 2006 : 78).

(12)  Le mot est d’Amédée Moure (Moure, s.d., tome III : 77)

(13)La mise au travail des Indiens et leur aide dans l'exploitation des terres amazoniennes tiennent en effet une grande place dans les préoccupations des Français. Alfred Marc décrit la province de Minas: « (...) l'on y compte de nombreux Indiens à divers degrés de domestication; beaucoup sont encore sauvages et vaguent sans direction, tandis que les autres vivent dans des aldées, livrés à eux-même et changeant d'emplacement à leur guise, mais travaillant avec plus ou moins de régularité, s'adonnant surtout à la chasse et à la pêche ." (Marc, 1890, tome II : 69)

(14)Cette évolution continue au long du siècle et l'on peut parfois la percevoir dans les récits de voyages eux-mêmes, notamment lorsque deux voyageurs rencontrent les mêmes tribus à quelques décennies de distance. C'est le cas, par exemple, des Carajás, visités par Francis de Castelnau entre 1843 et 1847, et décrits à son tour par Henri Coudreau quelques cinquante ans plus tard (1896-97).

(15)La distinction est expliquée de la manière suivante par Adolphe d'Assier: « Ce caractère indomptable a fait donner aux Indiens des forêts le nom d'Indios bravos (Indiens méchans), par opposition aux Indiens des frontières qu'on appelle Indios mansos (Indiens doux, apprivoisés). » (Assier, 1863 : 556)

(16)  Le mot est d'Adolphe d'Assier.

(17)  Pour une explication possible, on peut se référer aux commentaires de Philippe Descola (2005 : 195-196) qui explique la conception indienne de l'apparence. Les Indiens se vêtiraient à l'européenne pour pouvoir dialoguer avec les Blancs, pour établir une « physicalité » commune permettant la communication.

(18)
  Moure, s.d. : 90. Ce voyageur qualifie également la religion apprise par les Indiens de « culte catholique dégénéré ou avec des formes plus ou moins grossières. » (ibidem)

(19)Voici la citation complète:
« D'après cet examen de la constitution extérieure de la race indienne sud-américaine, il est possible de préciser ses aptitudes générales. Le front bas et voilé dénote la ruse. Les vicissitudes de la vie errante et sauvage développe merveilleusement la finesse des sens. Sa large poitrine et ses vastes épaules, son col fluet, ses narines démesurément dilatées, ses yeux petits et vifs, ses oreilles plus minces que des feuilles d'arbre, épanouies et presque détachées de la tête, sont des organes appropriés à une continuelle mobilité mais obéissant bien plutôt à l'instinct animal qu'au sentiment moral ou qu'à une impulsion intellectuelle quelconque.
Ainsi dépourvu du génie actif, l'indien ne se meut et n'agit que sous l'empire du besoin. Tant qu'un besoin ne le stimule pas, il dort ou il joue, et vit éternellement plongé dans une torpeur hébétée qui communique à l'ensemble de sa physionomie, à sa démarche, à ses gestes, un je ne sais quoi de morne et de froid qui tient à la fois de l'être humain et de la brute. » (Moure, s.d. : 8)

(20)  Franck Lestringant cite le Journal de bord de Christophe Colomb: « il y avait des hommes avec un seul oeil et d'autres avec des museaux de chiens [qui] mangeaient les êtres humains » (Lestringant, 1994: 43). Voir également page 48 la reproduction du bois gravé « Boucherie de cannibales à tête de chien » (Lorenz Fries, Strasbourg, 1525 et 1527).

(21)  On peut même très certainement s'interroger sur sa permanence actuelle. Rappelons, pour mémoire, que le Musée du Quai Branly était d'abord destiné à s'appeler « Musée des Arts Premiers ».

 



Sources

Assier, Adolphe d', (1863). « Le Brésil et la société brésilienne. Races, mœurs et paysages ». Revue des Deux Mondes, vol. 33, tome 45 : 554-579 et tome 46 : 65-98.

Biard, Auguste François, (1862). Deux années au Brésil. Paris : Hachette.

Bonnefous, Jean de (1898). En Amazonie. Paris : Imp. Kugelmann.

Castelnau, Francis de (1850-58). Expédition dans les parties centrales de l'Amérique du Sud. Histoire du voyage. Paris : P.Bertrand.

Coudreau, Henri (1886). Voyage au Rio Branco, aux Montagnes de la Lune, au Haut-Trombeta. Rouen : Imp. E. Cagniard.

Coudreau, Henri (1897). Voyage au Tapajoz. Paris : Lahure.

Coudreau, Henri (1897). Voyage au Tocantins-Araguaya. Paris : Lahure.

Coudreau, Henri (1899). Voyage entre Tocantins et Xingu. Paris : Lahure.

Crevaux, Jules (1883). Voyages dans l'Amérique du Sud. Paris : Hachette & Cie.

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Durand, Edouard (s.d.). La madeira et son bassin. Paris : Imp. E. Martinet.

Expilly, Charles (1862). Le Brésil tel qu'il est. Paris : E. Dentu.

Expilly, Charles (1863). Les femmes et les moeurs au Brésil. Paris : Charlieu & Huillery.

Gallais, Père Etienne Marie (1893). Une mission dominicaine au Brésil. Marseille : Imp. Marseille.

Marc, Alfred (1890). Le Brésil, excursions à travers ses vingt provinces. Paris.

Marcoy, Paul (1869). Voyage à travers l'Amérique du Sud. Paris : Hachette.

Moure, Amédée (1860). « Cuyaba et les Indiens du Brésil ». Bulletin de la Société de Géographie. 2e série, tome 19 : 368-380.

Moure, Amédée (s.d.). Les Indiens de la province de Matto Grosso. Paris : A. Bertrand.



Références bibliographiques

Abbattista, Guido et Minuti, Rolando (dir.) (2006). Le problème de l'altérité dans la culture européenne. Anthropologie, politique et religion aux XVIIIe et XIXe siècles. Naples : Bibliopolis.

Affergan, Francis (1997). La pluralité des mondes – Vers une autre anthropologie. Paris :Albin Michel.

Descola, Philippe 2005). Par-dela nature et culture. Paris: Editions Gallimard.

Lestringant, Franck (1994). Le cannibale. Paris : Perrin.

Menguet, Patrick, coord. (1980). Voyages au pays de l'altérité. Paris : Gabalda.

Potelet, Jeanine (1993).Le Brésil vu par les voyageurs et les marins français. 1816-1840. Paris : L'Harmattan.

Schwarcz, Lilia K. Moritz (2008). O sol do Brasil. São Paulo : Companhia das Letras.

Todorov, Tzvetan (1982). La conquète de l'Amérique, la question de l'Autre. Paris : Ed. du Seuil.


Pour citer cet article :

Gadenne Clotilde, «Altérité niée. Indiens du Brésil et voyageurs français au XIXe siècle.», RITA, N°3 : Avril 2010, (en ligne), Mise en ligne le 6 avril 2010. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/traits-dunion-thema-51/laltti-indiens-du-thema-151.html