Le tourisme mystique : Entre quête de soi et initiation religieuse
Depuis une dizaine d’années, un nouveau secteur d’activités touristiques tend à se développer sur le marché mondial : le tourisme mystique. Entre l’ethnotourisme et la recherche d’expériences mystiques, de plus en plus de voyageurs internationaux fascinés par les peuples autochtones tentent de s’immerger dans des cultures dites traditionnelles par le biais d’une initiation chamanique. En Amérique latine, les lieux les plus emblématiques des cultures préhispaniques sont devenus aujourd’hui l’objet de nombreuses spéculations touristiques.
Vincent Basset
Doctorant en Sociologie
Université de Perpignan
Le tourisme mystique : Entre quête de soi et initiation religieuse
Introduction
Depuis les années 90, de nouvelles activités touristiques dites alternatives ont fait leur apparition sur le marché mondial, le tourismede masse semble en effet de moins en moins convenir à « l’homme nouveau qui cherche une réconciliation avec la nature » (Benoit et Valentin, 1998 : 25) et la culture locale. Considérées comme plus soucieuses de l’environnement, de la culture locale, de nouvelles activités touristiques tels que l’agrotourisme, l’ethnotourisme, le tourisme indigène ou encore le tourisme mystique se développent un peu partout dans le monde. De la visite aux femmes girafes de Thaïlande, à un séjour sous les tentes berbères en plein désert, en passant par une initiation aux rituels des indiens Shipibos au Pérou, le mythedu « bon sauvage » semble avoir encore de beaux jours devant lui.
Ces différentes activités touristiques généralement regroupées au Mexique sous le terme de « tourisme rural » ont pour point commun de favoriser la rencontre avec les différentes formes de vie des communautés rurales afin de les aider à maintenir et respecter leur identité culturelle. Sur le continent américain, ce secteur touristique, proposant une rencontre dite authentique avec des communautés indiennes, s’est orienté, dans des pays à forte concentration de population indienne comme le Pérou ou le Mexique, vers le développement d’un tourisme mystique. Il suffit de chercher sur internet turismo místico ou turismo chamánico pour se rendre compte de la multitude d’organisations et de tour-opérateurs qui proposent ce type d’activité. Au Pérou, de nombreux circuits touristiques tels que « CuzcoMystico » ou encore « Esoteric Tourism » invitent le touriste à visiter les lieux les plus mystiques du Pérou, et à participer à certains rituels dits chamaniques comme le rito de la coca, de l’Ayahuasca ou du San Pedro. Une multitude d’ « agences mystiques » nationales et internationales se présentant comme des associations de défense des indiens se sont donc créées ces dix dernières années à tel point que « le tourisme mystique ou ésotérique est devenu [aujourd’hui] une véritable industrie » (Galinié et Molinié, 2006 : 260). Au Mexique, ce secteur touristique en plein essor, connaît un développement différencié en raison notamment de la législation sur les stupéfiants qui tend à réserver l’usage de plantes psychoactives aux seules communautés indiennes. À la différence du Pérou qui a su institutionnaliser le tourisme mystique au travers d’organes ministériels comme le Fondo de Promocion turística et l’ Instituto Nacional de la Cultura , le développement de ce type d’activité reste au Mexique une pratique plus marginale et surtout dans bien des cas illégale. De fait, l’observation de ce type de tourisme représente au Mexique une tâche d’autant plus difficile à mener, ces pratiques aux contours flous et poreux regroupant une kyrielle d’idées et de pratiques mystico-ésotériques lui donnent l’aspect d’une nébuleuse difficilement saisissable.
Je propose à travers cet article de mieux comprendre ce phénomène touristique dans le contexte mexicain en prenant comme exemple l’observation de ces pratiques touristiques au sein de la réserve naturelle sacrée de Wirikuta dans l’Etat de San Luis Potosi. Il sera question dans un premier temps de clarifier ce que j’entends par tourisme mystique, censé favoriser la rencontre voire l’immersion entre visiteur et population locale, d’en préciser le contexte, et d’identifier qui participe à ce type d’activité. J’analyserai dans un deuxième temps les différentes représentations et relations qu’entretiennent ces touristes à l’égard des populations amérindiennes. Enfin, il s’agira d’interroger ce type de mobilité touristique sur sa capacité à nous mettre en rapport à l’autochtonie. Autrement dit de mesurer si ce tourisme mystique s’accompagne d’effectives connaissances sur l’autre ou si cette quête de l’autre ne serait qu’un prétexte afin de mieux se connaître soi-même ?
I. Le tourisme mystique au Mexique
Avant de questionner ce phénomène touristique sur ses capacités à nous mettre en relation avec l’autre, il semble tout d’abord indispensable de définir le concept tourisme mystique et de préciser le contexte dans lequel s’effectue ce type de pratique au Mexique.
Si plusieurs spécialistes du tourisme tels que N.H. Graburn (1977) et plus récemment R. Amirou (1995), et J-D. Urbain (1993) ont su comparer certaines formes contemporaines du tourisme au pèlerinage et indiquer leurs similitudes en termes de quête personnelle, le tourisme mystique semble se positionner dans un entre deux, dans un interstice entre le tourisme religieux et le pèlerinage profane. Mais face à cette pratique nébuleuse, il faut avancer, même de manière provisoire, certains éléments de définition afin de pouvoir poursuivre notre réflexion. Je propose de définir ainsi ce tourisme mystique comme l’ensemble des activités individuelles ou collectives lors desquelles le touriste s’initie à des croyances et des pratiques mystico-religieuses dites traditionnelles par le biais de pratiques rituelles.
Cette définition se compose des trois éléments clés. Tout d’abord, les activités peuvent être menées de manière individuelle ou collective c'est-à-dire encadrées par une organisation plus ou moins formelle proposant un circuit clé en main. Les principales activités étant : se rendre sur un site préhispanique afin de « se charger énergétiquement », participer à des rituels (danses, célébrations, prises de plantes psychoactives), réaliser un pèlerinage sur des sites préhispaniques, ou s’initier aux conceptions et pratiques religieuses de communautés indiennes. Ensuite, la particularité de cette initiation réside dans le fait que les croyances et pratiques apprises sont généralement issues d’un mix de traditions. Enfin, l’initiation passe essentiellement par l’apprentissage et la réalisation d’une série d’actes symboliques, de preuves morales et psychiques dans le but de se rencontrer soi-même ou d’accéder à une dimension inconnue.
J’ai choisi le terme mystique plutôt que chamanique pour deux raisons. D’une part, le tourisme chamanique semblait restreindre le panel d’activités touristiques étudiées dans la mesure où il ne s’effectuait que dans le cadre d’une relation touriste-chaman, alors que nombre de touristes évoluant dans ce type d’activité n’ont parfois aucun contact avec des chamans. D’autre part, le terme de mysticisme qui selon R. Bastide se définit au sens propre, comme la « transformation de la personnalité qui se vide de son être propre, de ses instincts, de ses tendances distinctives, pour sortir en quelque sorte d’elle-même et communier avec l’objet de son adoration » (Bastide, 1975 : 13) résumait l’objectif recherché par ces touristes, à savoir accéder à une réalité sacrée ontologiquement transcendante.
A. Contexte
Au Mexique, ce tourisme mystique s’est développé depuis les années 90 sous différentes formes, et ce, dans des lieux considérés comme emblématiques de la culture préhispanique. Quelques études, comme celles d’A.B. Menna et E. Burgete ont recensé divers lieux de ce tourisme mystique : Huatla de Jimenez dans l’Etat de Oaxaca, Tepoztlan dans l’Etat de Morelos, et Xicotepec de Juarez dans l’Etat de Puebla (1998 : 250). Entre 2001 et 2005, ma pratique du terrain mexicain m’a conduit à identifier les principaux sites visités par ce type de tourisme, et à en dégager les principales spécificités.
Il faut tout d’abord préciser que le Mexique avec ses soixante-deux groupes indigènes représente sur le continent américain une des destinations les plus prisées du tourisme mystique. Même si les politiques de développement touristique n’ont pas su suffisamment investir et développer le tourisme rural, le marché du tourisme au Mexique a connu de grandes mutations depuis la fin des années 80. Face à la crise du tourisme balnéaire classique, on voit apparaître un tourisme de plus en plus segmenté proposant un panel d’activités naturelles et culturelles. Sous l’action conjuguée de trois principaux facteurs, tout d’abord le tourisme qui a joué un rôle majeur dans la folklorisation des cultures locales, ensuite le travail des anthropologues qui a entraîné, dans certaines régions comme le Chiapas, une cohorte d’occidentaux à pratiquer un tourisme ethnique où la figure de l’indien ethnographique a activé dans leur imaginaire le mythe du bon sauvage, et enfin l’activisme des communautés indiennes et néo-indiennes qui a su réactiver l’image de l’indien sur la scène internationale. Nous assistons aujourd’hui au Mexique à une revalorisation de l’image de l’indien, et de son patrimoine matériel et immatériel. Il n’y a qu’à observer les campagnes publicitaires réalisées par le Secretaria del Turismo mexicain pour mesurer l’utilisation effrénée de l’image folklorisée de l’Indien. Des danseurs concheros (1)de la place de Mexico, aux derniers mayas lacandons, à l’artisanatdes Wixaritari et à la danse du cerf des Yaquis, de nombreux spots télévisés utilisent l’image de l’indien dans le but d’authentifier la diversité culturelle du pays.
La nouveauté réside dans le fait que l’image de l’indien touristique ne renvoie plus seulement à celle de l’indien impérial issu des civilisations préhispaniques, celui dont la culture s’exprime au travers des vestiges archéologiques, mais aussi à celle de l’indien ethnographique et de ses dérives sensationnalistes. De fait, les pyramides et complexes architecturaux de Teotihuacan, de Palenque, de Monte Alban, de Tula, ou de Tepoztlan ne sont plus seulement visités pour leurs valeurs esthétiques et historiques mais bien pour leurs pouvoirs magiques. D’autres sites font aussi l’objet d’une fréquentation touristique à visée mystique tels que certains foyers de population indienne Otomis, Wixaritari ou Yaquis mais aussi des sites naturels tels que des grottes, des montagnes servant de lieux de culte et de pèlerinage à des communautés indiennes dont Wirikuta fait partie.
Située dans l’Etat de San Luis Potosi, à plus de cinq cent kilomètres du lieu d’habitat de la communauté Wixarica(2), Wirikuta (Voir carte ci-dessous) représente le lieu de pèlerinage annuel le plus important dans la cosmogonie Wixarica, là où seraient nés le soleil et le peyotl(3). Cependant depuis une dizaine d’années, il est aussi le théâtre d’une importante fréquentation touristique aussi bien nationale qu’internationale. À la suite de plusieurs dénonciations publiées sur des journaux officiels mexicains(4), où les Wixaritari invoquent la profanation de leur territoire sacré par les touristes au travers notamment du vol de leurs offrandes et de la cueillette illégale du peyotl, la zone fut finalement décrétée « réserve naturelle sacrée en 1994.Pourtant, l’inquiétude des Wixaritari n’a cessé de croître, puisque comme j’ai pu le constater sur le terrain, la mise en réserve n’a rien changé à l’avancée des touristes dans cette région.
La réserve de Wirikuta, terrain de jeu du tourisme mystique, n’est pas considérée par les autorités locales comme un site touristique proprement dit, son développement touristique résulte plutôt d’une création ex nihilo par les différents acteurs de ce type de tourisme. En effet, depuis les années 70, de nombreux étrangers se sont installés dans la ville fantôme de Real de Catorce, principale attraction touristique de la région de l’Altiplano, et ont entraîné dans leur sillage d’autres voyageurs en quête de mysticisme. Face à ce développement touristique, d’autres villages situés au cœur de la réserve naturelle sacrée, tels qu’Estación Catorce, Wadley ou Margaritas ont bénéficié de cette manne touristique. La voie ferroviaire Mexico-Texas puis la construction d’une route depuis Matehuala ont contribué à la venue d’un flux continu de touristes aussi bien nationaux qu’internationaux. Même s’il est difficile d’estimer le nombre total de touristes visitant la réserve tant les entrées dans une aire désertique peuvent être multiples, certains gardiens, chargés de surveiller les intérêts de la communauté Wixarica tels que R. Guzman, ont dénombré, à partir des trois villages cités ci-dessus, plus de 3000 personnes ayant visité la réserve lors de l’année 2005.
Carte 1 :Situation géographique de la réserve naturelle sacrée de Wirikuta (source : Association Arutam)
Au sein de cette réserve trois types de populations se côtoient, et se confrontent : le premier et le plus ancien, celui des indiens Wixaritari. Ils ne résident pas sur les lieux même, mais effectuent annuellement un pèlerinage depuis l’Etat de Jalisco. Le deuxième, celui des descendants des miniers résidant sur place, issus du métissage entre espagnols et indiens Guachichiles, dont l’activité s’est totalement stoppée depuis les années 80. Ils sont aujourd’hui agriculteurs, commerçants, ou se sont reconvertis dans le tourisme à travers la location d’hébergements, de taxis-brousse, et de services de restauration. Et le troisième, composé de touristes et d’étrangers. Il faut distinguer ici la population touristique effectuant un séjour compris entre une semaine et plusieurs mois, et la population étrangère résidant sur place la plus grande partie de l’année. En effet,de nombreux touristes de nationalités mexicaines, américaines, italiennes, anglaises ont racheté et achètent encore aujourd’hui de nombreuses habitations dans les villages situés dans la réserve. En huit années d’observation, l’achat de maisons dans le village de Wadley par des étrangers s’est multiplié par trois, ce qui montre également que le développement de ce tourisme dans cette région est en devenir.
Mais qui sont réellement les participants à ce tourisme mystique ? Des touristes-hippies comme les appellent certains villageois, des drogués selon les autorités fédérales ou encore une population exerçant un tourisme « sauvage » selon le Secretaria del Turismo del Altiplano de San Luis Potosi ?
Certains informateurs côtoyant quotidiennement cette population s’avérèrent être de fins observateurs, capables de rompre avec la représentation subjective et réductrice des locaux. Leurs suggestions corroboraient mes observations, et il me semblait essentiel de distinguer comme me le faisait remarquer R. Guzman, gardien de la réserve de Wirikuta : « Les touristes qui portent préjudice à l’environnement, des pèlerins, marcheurs, chercheurs qui viennent améliorer leur posture, leur position, leur relation et leur dialogue avec le désert ».
B. Touristes
Parmi les participants à ce tourisme mystique, j’ai ainsi identifié dans la réserve de Wirikuta deux groupes distincts de touristes : les « psychonautes » et les pèlerins.
J’ai choisi de nommer le premier groupe de touristes psychonautecar ce dernier terme très usité dans la littérature de la contre culture américaine mais aussi européenne, formulé pour la première fois par E. Jüngeret signifiant en grec « celui qui navigue la psyché », sert à désigner un voyageur de l’esprit, une personne usant d'états de conscience altérée afin d'explorer sa psyché, son esprit, sa conscience (1970).
En recherche perpétuelle de nouvelles expériences sensorielles et psychédéliques, utilisant les moyens les plus modernes comme internet pour échanger conseils et plantes psycho actives, les psychonautes s’apparentent dans une certaine mesure à ce que J-P. Costaqualifie comme étant des adeptes d’un « chamanismesauvage » (2007 : 97). Livrés à eux-mêmes, dénués de toute référence anthropologique relative aux communautés pratiquant le chamanisme, et influencés par les écrits sensationnalistes des chamanologues(5) les plus critiqués, ils multiplient les expériences privilégiant la prise de plantes psychoactives afin d’accroître, selon eux, leur connaissance et leur compréhension du monde. L’intérêt envers les peuples autochtones ne leur servirait en définitive que de caution morale afin de se déculpabiliser de la prise de plantes considérées comme des drogues dans leur société d’origine. La plante est « la source » de leur mobilité et en ce sens le psychonaute représente aux yeux des pèlerins un prédateur qui ne se déplace que dans le but de « piller et piller ». Les différents sites visités au Mexique par les psychonautes sont en outre principalement des espaces naturels uniques d’un point de vue botanique où poussent certaines espèces de plantes et de champignons psychoactives, ainsi que certains sites archéologiques préhispaniques. Le psychonaute se rend par exemple à Palenquedans l’Etat du Chiapasafin de consommer ses célèbres champignons Stropharia Cubensis, à Oaxacadans les villages de Huatla de Jimenezou à San JoseDel Pacifico afin d’y prendre le Psylocibe Mexicana, dans le désert de l’Altiplano, au nord de l’Etat de San Luis Potosi, où pousse le peyotl. Bien qu’il ne soit rentré qu’occasionnellement en contact avec ces derniers, le psychonautemanifeste une réelle fascination pour les peuples amérindiens, il tend notamment à appréhender l’indianitéà travers le prisme du mythemoderne du bon sauvage, c'est-à-dire le fait de percevoir l’indien comme un homme de connaissance ou un chaman potentiel.
Quant au touriste pèlerin comme sa définition l’indique, c’est un touriste qui effectue une mobilité individuelle ou collective jusqu’à un lieu saint pour des motifs religieux et dans un esprit de dévotion. Ce touriste connaît déjà à l’avance les espaces où il doit se rendre, mais il ne suit aucun programme ou itinéraire préétabli, il rallie plutôt ces lieux dit « de pouvoir ou de énergie » en se laissant guider par « les signes », son destin est selon lui « dans les mains des dieux ». Ilprivilégie la visite de lieux de culte préhispanique et suit pour cela la route des « lieux de pouvoir », érigée et diffusée par le mouvement spirituel de la mexicanité. Bien plus qu’une simple visite, les pèlerins effectuent à leur manière un pèlerinage. Sur les trente-deux pèlerins observés seulement quatre venaient pour la première fois à Wirikuta, les vingt-huit autres avaient déjà entrepris plusieurs séjours dans cette réserve, et dix-huit d’entre eux visitaient exclusivement Wirikuta. Une certaine régularité dans la fréquence de visite du site indique que ces touristes pèlerinss’engagent durant plusieurs années à revenir sur ce site, certains tentent même d’effectuer un pèlerinage annuel.
Le pèlerincultive généralement une immense admiration pour les peuples autochtones. Depuis ses premiers pas vers cette recherche spirituelle, ses lectures l’ont amené à reconsidérer les modes de vie traditionnels autochtones et à les considérer comme des fins en soi, des chemins à suivre. Pourtant, il semble entretenir un rapport paradoxal à l’altérité amérindienneau fur et à mesure qu’il évolue dans son initiation néochamanique. Il tend à mépriser les amérindiens ne correspondant pas à son propre code du typique : « regarde-les ces huicholes, ils boivent du coca-cola durant leur pèlerinage », mais aussi à leur reprocher de s’être approprié certains lieux comme Wirikuta : « pour monter à la montagne sacrée du Quemado, il faut payer, c’est incroyable, à qui va l’argent, il est à tout le monde ce désert ». De la même manière qu’un touriste dénigre son semblable car il refuse de se considérer comme tel, la moitié des pèlerins observés, s’initiant à des pratiques chamaniques, rejettent publiquement toute attirance et considération à l’égard des indigènes réalisant leur pèlerinage.
Le pèlerinse différencie clairement du groupe des psychonautes par le fait qu’il se représente sa mobilitécomme une quête spirituelle et religieuse, où l’exercice de pratiques dites mystiques vise une certaine transformation de son être, de sa personnalité. Lors de cette recherche personnelle, le pèlerin semble s’engager dans une initiation d’ordre religieuse au cours de laquelle il apprend les procédures et les prestations rituelles issues aussi bien de formes archaïques significatives comme celles des Wixaritari que néo-indiennes réalisées lors de cérémonies néochamaniques, telles que : le jeûne, la pratique d'un régime végétarien précédant toute séance rituelle, la méditation, l'abstinence sexuelle, l'ingestion de plantes médicinales ou hallucinogènes, la confection et la manipulation d’objets rituels (les offrandes par exemple), la pratique de chants et de prières, la divination du feu, les quêtes de vision, et le témazcal(6). Il pourra éventuellement, selon ses degrés d’implication et d’apprentissage, se considérer sur le long terme comme étant lui-même néo chaman.
II. Relations à l’altérité amérindienne
Si la majorité de ces acteurs se représente l’indianitéà travers le prisme de la fascination d’une soi-disant authenticité, les rapports qu’ils entretiennent avec celle-ci sont assez hétérogènes.En effet, si le psychonautetente de se rapprocher de la culture amérindienne, c’est par stratégie d’évitement et de rébellion vis-à-vis des autres touristes, dans la mesure où « l’exotisme primitiviste » (Todorov, 1989 : 299) lui sert davantage à se distinguer des autres touristes qu’à connaître l’amérindien. Cette tendance à valoriser systématiquement « l’Autre » au détriment de « Soi » est difficilement compatible avec une connaissance de l’autre. On assiste en définitive à une représentation idéale de l’autre amérindien plutôt qu’à une description du réel. Quant au pèlerin XE "pèlerin" , il entretient un rapport paradoxal à l’altérité amérindiennedans la mesure où il tend à éprouver une immense admiration envers l’indien pratiquant le chamanisme, et rejette dans le même temps la figure de l’indien moderne ouvert et soumis aux lois de la globalisation. La pratique du chamanisme y est perçue comme un signe d’une indianité authentique, héritage, selon les partisans de la néo-mexicanité, de la civilisation toltèque(7).
Cette tendance à survaloriser certains traits de l’indianitéau détriment par exemple de la reconnaissance du phénomène de paupérisation qui touche la majeure partie des populations amérindiennes, s’inscrit dans un phénomène largement répandu en Occident depuis une vingtaine d’années : le néochamanisme. En effet, ce phénomène de redécouverte et de réappropriation des pratiques et croyances chamaniques traditionnelles n’a eu de cesse de réhabiliter une image mythifiée du chaman amérindien. L’anthropologie a notamment joué un rôle important dans l’édification et la diffusion de cette représentation. Les travaux de C. Castanedaou de M. Harnerillustrent clairement cette volonté d’ériger par l’intermédiaire d’une discipline scientifique, le mythedu chaman en tant qu’homme de connaissances, de pouvoirs, et rédempteur de l’homme moderne. Ce déplacement du regard à l’égard du chamanismeconduit par exemple J-P. Chaumeilà constater :
« qu’en un peu moins de cinq siècles où il fut soumis au crible de l’occident, le chamanisme est passé de l’altéritémaximale comme ‘religion du diable ‘ à l’identitépresque parfaite comme symbole culturel, voire comme nouvelle forme de spiritualité ou de ‘thérapie collective’ dans le monde occidental » (1993 : 75).
Sous l’influence de ce tourisme mystique, la communauté Wixarica représente au Mexique la population indienne la plus touchée par cet exotisme primitiviste. Tout comme les Dogons en Afrique, ou les Shuars au Pérou, les Wixaritari jouissent d’une sorte de mystique phénoménologique, c'est-à-dire d’une image archétypale de l’indien,reflet d’une indianitétypique, véridique et éternelle. Leurs artisanats, présents aussi bien sur tous les marchés artisanaux du pays qu’aux Etats-Unis ou en Europe, ainsi que leurs connaissances en matière de chamanisme sont aujourd’hui l’objet d’une commercialisation à longue distance.
Autrement dit, nous assistons à un processus d’exo-mythification touristique, c’est dire un mouvement de mythification de nous vers eux (Girard, 2000 : 282), où la pratique d’un néochamanismeoccidental apparaît comme un moyen pour les touristes voyageursd’approcher la culture amérindienne tout en se tenant à l’écart physiquement de celle-ci. La rencontre avec l’autochtone ne serait en somme pas nécessaire, puisque le néochamanisme proposé par des populations non-indiennes se présente comme étant le cœur du chamanisme (Harner, 1982). Le néochamanisme occidental constitue un espace symbolique créé entre la culture occidentale et la culture amérindienne, où certaines formes symboliques chamaniques sont extraites de leur contexte culturel et social afin d’être réutilisées en vue de répondre à des préoccupations relatives à nos sociétés modernes occidentales.
À travers les deux groupes de touristes présentés, il apparaît que les activités observées dans la réserve naturelle sacrée de Wirikuta oscillent entre des pratiques néochamaniques sauvages et des pratiques ritualisées, c'est-à-dire un néochamanisme à géométrie variable (8). Cette distinction me semble indispensable afin de comprendre les différents enjeux identitaires auxquels renvoient ces pratiques, et pose clairement la question de savoir à quelles attentes répondent ces activités touristiques. S’agit-il d’une quête personnelle ou d’une initiation au sens religieux du terme ?
III. Entre quête de soi et initiation religieuse ?
Pour certains chercheurs tels qu’I. Rossi, ces pratiques mystiques renvoient plutôt à une rencontre avec soi-même qu’à une initiation (2008 : 18), car comme le postule G. Escande, « les occidentaux ne possèderaient pas les médiations nécessaires pour cadrer une expérience hallucinogène dans une visée prospective » (2008). Il me semble ici important de nuancer ces propos puisqu’il apparaît sur le terrain de mon enquête que selon les différents degrés d’implication personnelle et les modalités d’apprentissage au néochamanisme, le groupe des touristes pèlerins, par exemple, s’engage dans un processus de recomposition identitaire par le bais de séries d’actes symboliques, d’épreuves physiques et psychiques. L’apprentissage de pratiques rituelles par l’intermédiaire de populations indiennes, néo-indiennes ou d’autres touristes et le caractère liminaire qu’elles revêtent, leur permettraient d’ordonner et de cadrer les expériences non-ordinaires vécues lors de ce type d’activité.
Les touristes psychonautes, majoritairement présents dans la réserve de Wirikuta, représentent le groupe le moins engagé d’un point de vue identitaire, dans la mesure où il paraît plus difficile de retrouver les marques de la société visitée dans son espace intime. La pratique d’un néochamanisme sauvage composé d’éléments culturels et symboliques très disparates répond généralement à une quête personnelle de sens où les participants cherchent « à relier leur propre destinée aux lois et au sens de l’univers afin de trouver une place au sein du tout cosmique » (Rossi, 2008 : 18). Cependant, mon observation de ce phénomène a clairement fait apparaître sur le long terme, que la pratique d’un néochamanisme sauvage laisse place soit à un néochamanisme calqué sur un modèle chamanique traditionnel comme celui des Wixaritari, soit à un néochamanisme encadré par une organisation telle que el fuego de Iztachilatlan (9).
La pratique de rituels, qu’ils soient copiés, mixés ou inventés, représente un véritable levier afin d’initier le touriste à de nouvelles pratiques religieuses. Au-delà d’une « création intime du sacré » (Le Breton, 1991) le sacré sauvage a besoin pour prendre assise de se fonder sur un sacré institué (Chabloz, 2008). L’utilisation de formes archaïques significatives comme celles des Wixaritari, largement mobilisées par les touristes mystiques, permettrait de constituer à plus ou moins long terme un sacré collectif, c'est-à-dire un groupe ou une organisation partageant les mêmes valeurs, croyances et pratiques. Ce sentiment d’appartenir à la communauté dite des peyoteros inviterait le touriste à revenir annuellement sur les lieux de son pèlerinage afin de compléter son auto-formation ou sa formation auprès d’un néochaman.
Sur le long terme, une majorité de ces touristes mystiques tendent ainsi à se réapproprier par le biais de pratiques rituelles le pèlerinage wixarica au cours duquel les pèlerins indigènes procèdent à la cérémonie de « la chasse au peyotl ».
L’observation des activités rituelles réalisées lors de « la chasse au peyotl » m’a permis de démontrer l’existence d’une base procédurale rituelle commune à l’ensemble des participants à ce tourisme mystique. En effet, la cérémonie de « la chasse au peyotl » est réalisée généralement en groupe au cours de laquelle les participants se rendent à pied ou en voiture à une dizaine de kilomètres du village de Wadleyafin d’y cueillir le peyotl. La procédure veut que la première plante trouvée soit épargnée, elle est aussi l’occasion de réaliser un ritueld’offrandes où les personnes laissent de la nourriture, de l’eau, ou des biens personnels. Il s’agit ensuite de cueillir les plantes nécessaires à la cérémonie à l’aide d’un couteau en métal ou en bois préparé spécialement à cet effet. Avant de couper les peyotls, les participants demandent oralement l’accord à celle-ci et la remercient, puis ils prennent soin de bien couper la partie supérieure de la plante. Il est désormais temps de trouver un lieu de campement pour la nuit, pendant que certains partent à la recherche de bois, d’autres réalisent un cercle de pierres autour du campement afin « d’être protégé » symboliquement des mauvais esprits. Les peyotls sont ensuite lavés, pelés et posés dans un récipient ou sur un autel placé près du feu. Un participant ou le maître de cérémonie encense les plantes avant qu’elles ne soient consommées. À la tombée de la nuit, l’ingestion des plantes peut commencer. Etant donné que le peyotl a un goût relativement amer, chacun se concocte sa propre recette en utilisant soit des fruits, du chocolat, ou de l’eau. Au bout d’une quarantaine de minutes, les premiers effets sont ressentis, les participants observent généralement une longue période de silence, puis les premières paroles et rires apparaissent au bout d’un peu plus d’une heure. Tout au long de la nuit, chacun est libre de chanter ou de jouer d’un instrument, la cérémonie s’achève généralement au lever du soleil. Dans de nombreux cas observés, les participants parcourent comme les Wixaritari un itinéraire précis, les conduisant aux différents lieux de cultes indigènes situés dans la vallée où poussent le peyotl comme le « Vernalero », « Las Animas », la grotte de « Las Narices », puis vers la « Sierra de los Catorce » afin de réaliser une ultime étape rituelle au sommet du « Quemado ».
D’autre part, l’étude des prestations rituelles relatives à ces activités touristiques m’autorise à identifier ces pratiques comme étant liminaires dans la mesure où elles représentent un moment clé dans l’expérience du sujet, c'est-à-dire un point de non retour marqué par la transition entre un avant et un après (Turner, 1969), ponctué d’épreuves physiques et morales et caractérisé par la recherche d’une hiérophanie, signe d’une probable élection chamanique.
A. La phase liminaire :
Lors de la phase dite de liminarité, les participants expérimentent une rupture avec le monde ordinaire en plongeant dans un univers de sens où tout leur semble sacré. Les pratiques rituelles empruntées à diverses traditions amérindiennes sont reproduites de manière syncrétique mêlant aussi bien des noms de divinités Wixaritari et Aztèques, des objets rituels que des motifs rituels. Ces traditions jouent le rôle de matrice culturelle et permettent en tant que support factuel de reconstruire un univers symbolique plus ou moins proche du chamanismeamérindien. Ces pratiques rituelles sont autant d’indicateurs révélant les rapports d’altéritéqu’entretiennent les touristes voyageursvis-à-vis des amérindiens.
Dans la réserve de Wirikuta, les touristes tendent à se réapproprier les espaces divinisés par la culture wixarica afin d’assurer leur passage du monde profane au monde sacré. Tout en suivant l’itinéraire observé par les Wixaritari, ils assimilent les éléments historiques et mythologiques disponibles et nécessaires à la bonne tenue de leurs cérémonies. La reconnaissance de Wirikuta en tant que lieu de culte pour les étrangers passe nécessairement par une consécration d’ordre mythologique, où les récits transmis de manière orale des pionniers du tourisme international dans la région se mêlent et s’apparentent curieusement au récit du premier Wixaricaayant découvert Wirikuta, c'est-à-dire la figure du héros mythique Marra Kwarri ayant eu la première révélation en ces lieux.
La liminarité ne représenterait pas ce moment crucial dans l’expérience du participant si le celui-ci n’endurait pas des épreuves physiques et morales. La résistance à la chaleur du désert, la soumission aux procédures rituelles, l’ingestion de plantes psychoactives ou la dangerosité d’une randonnée dans le désert, concourent à légitimer la détermination des participants à se dégager d’un construit identitaire(10), mais aussi et surtout à remplir une fonction thérapeutique. Selon Juan, un néochaman mexicain « Si il veut guérir, il faut qu’il paye de sa personne et accepter la souffrance ».
L’ingestion de plantes psychoactives, telles que le peyotl durant les cérémonies observées, facilite, selon les participants, « l’accès au monde sacré des amérindiens ». Bien plus qu’une plante, elle représente une divinité, « la chair des dieux », dont l’absorption garantit l’obtention de facultés telles que le décuplement de l’acuité sensorielle dans le but d’acquérir de nouvelles connaissances. C’est là une des caractéristiques de ce type de néochamanisme, c'est-à-dire de se représenter l’absorption de plantes psychoactives comme une technique qui dispenserait tout participant de pratiquer des exercices spirituels comme la méditation.
« Durant une cérémonie, c’est toujours mieux que tu manges (peyotl) tout ce que tu peux, que tu arrives à la limite et que tu la passes pour que tu arrives à une autre dimension ou à une autre connaissance de ta propre capacité que tu possède à l’intérieur de toi, à réveiller la mémoire ancestrale, nous avons une connaissance gardée ici mais autant faut-il la découvrir »(11).
Le peyotl jouerait le rôle de médiateur dans la mesure où il induirait un état modifié de conscience permettant de se connecter à la mémoire ancestrale des esprits amérindiens. Un nouveau système de représentation s’ouvre aux participants, où les signifiants ne renvoient plus aux mêmes signifiés, et certaines manifestations anodines de la nature deviennent par exemple des signes révélateurs de la présence d’un esprit tel que le souffle de l’air annonçant le passage d’un esprit.
Un des aspects éclairant de la relation touriste-amérindien lors de cette phase liminaireréside dans le fait que le participant à ce néochamanismetente d’établir une communication et une appropriation de l’indianitépassant par la corporalité. Le corps représente un support privilégié afin d’assimiler des éléments culturellement distincts. « Se mettre dans la peau de l’indien » se traduit concrètement dans l’expérience du touriste voyageur par la pratique du tambour et des chants accompagnant les rituels, mais aussi l’usage de codes vestimentaires symbolisant les traits identitaires de l’indianité (sandales, foulards, et bijoux préhispaniques), l’usage de marqueurs corporels tels que les tatouages aux motifs préhispaniques et l’emploi d’objets rituels (l’encens tel que le copal, les bâtons de pouvoir Wixaritari, les offrandes telles que du tabac, des bougies, des pierres…) signes du pouvoir des chamans.Lors de la chasse au peyotl, les touristes réalisent par exemple des offrandes auprès des premiers peyotls trouvés. L’acte ritueld’offrir du tabac, des biens personnels, ou d’autres objets rituels témoigne la volonté de ces participants à s’approprier et reconstruire une pratique rituelle calquée sur un modèle amérindien.
Durant les différents rituels effectués, le touriste mystique cherche à se mettre en communication avec « el espiritu o la energia ». En effet, les rituels observés concourent à la manifestation et à la communication de cet « autre invisible », soit par le biais de phénomènes naturels tels que l’apparition d’un animal comme le cerf, soit par l’expression d’une voix intérieure. Les interprétations relatives à ce type de manifestation expliquent généralement ce fait comme l’appel d’un esprit afin de devenir soi-même chaman.
Enfin, pratiquer l’adorcismeaurait aussi pour fonction d’obtenir une guérison aussi bien sur le plan physique que moral. L’appel des « esprits auxiliaires ou d’alliés », présents dans le peyotl, peut engendrer d’après les participants des guérisons miraculeuses : « Cette médecine est la plus haute de toutes les médecines sacrées, autour de cela il y a des miracles, j’ai vu des personnes qui se levaient de leurs chaises roulantes et d’autres qui se sont guéries de cancer »(12). À condition, selon les néochamans d’observer une certaine implication personnelle lors des prestations rituelles : « Tu guéris si tu crois réellement, en mettant toute l’intention ».
Les rituels observés durant cette phase de liminarité représentent effectivement des moyens pour le touriste voyageur de s’initier à une nouvelle forme de chamanisme : le néochamanisme. L’étude de ces pratiques tend ici à démontrer que la relation d’altéritédu touriste voyageur à l’égard de l’amérindien ne constitue pas juste un prétexte afin de critiquer sa propre société, mais contribue aussi à opérer un changement d’ordre identitaire dans l’expérience de ce touriste voyageur. La pratique de rituels représente en soi un acte performatif et répond dans ce sens à des intérêts pratiques, elle vise notamment à négocier leurs différences vis-à-vis des autres touristes, à changer de statut en tant que peyotero, à accroître leurs pouvoirs et leurs connaissances, et à établir une communication avec les esprits, soit dans le but de devenir soi-même chaman ou d’obtenir une guérison.
B. La phase post-liminaire :
Si les rituels représentent les leviers permettant de s’approprier, même de manière détournée, les formes symboliques inhérentes au chamanismepar le biais du néo chamanisme, il apparaît clairement dans la phase post-liminaire que de nombreux éléments et pratiques culturelles pénètrent l’expérience des sujets à tel point qu’ils tentent de prolonger, lors du retour de leur mobilité, l’expérience de liminarité dans leur rapport à la quotidienneté. En effet, le moment du retour représente souvent une situation difficile pour le touriste voyageur, où nombre d’entre eux réintègrent des habitudes qu’ils considèrent comme profanes, pourtant selon les degrés de leur immersion et de leur initiation au néochamanisme, ils tentent de réinvestir et de déployer dans l’ici de nombreuses pratiques culturelles acquises lors de leur mobilité à visée mystique.
Le touriste pèlerin continue lors de son retour de pratiquer certains rituels, tels que la préparation et le dépôt d’offrandes dans des lieux qu’il considère comme sacrés, la tenue de cérémonies comme le témazcal à des occasions bien précises telles que les solstices ou les pleines lunes, ou les prières et les pratiques de méditation afin d’établir des communications avec les esprits. L’exercice de rituels dans l’expérience de la quotidienneté montre à quel point il semble nécessaire pour le touriste de garder le contact avec le monde invisible et sacré des esprits, mais traduit aussi dans le même temps, la volonté d’abolir la différence entre un soi ici et un soi là-bas.
Cependant pour que cette pratique rituelle se pérennise dans l’Ici et prenne du sens aux yeux des acteurs, il est indispensable que celle-ci s’inscrive dans le processus d’intégration qui accompagne le sujet lors de son retour dans sa société d’origine. Que cela soit une intégration sociale collective ou individuelle, la pratique du néochamanismecontribue à introduire le sujet au sein d’un nouveau groupe « la banda de los peyoteros ». Par conséquent, l’appartenance à cette communitasidéologique, voir normative dans certains des cas observés, constitue un modèle à suivre, où l’ensemble des valeurs, croyances et pratiques acquises lors de sa mobilitéconduisent le touriste voyageur à se différencier de son groupe d’origine en s’entourant d’éléments culturels indiens. Il s’efforce de recréer par le biais d’une sociabilité élective un réseau de personnes évoluant dans la pratique du néochamanisme dans le but d’obtenir une certaine visibilité et reconnaissance au sein de sa propre société.
Une des preuves concrètes de ce processus de formation identitairechez ce touriste voyageur se traduit par le fait qu’un nombre croissant d’Européens mais aussi de Mexicains deviennent, par le biais d’une initiation néochamanique, eux-mêmes chamans. Même si cela ne concerne qu’une minorité sur l’ensemble des touristes voyageursétudiés, ils illustrent une nouvelle manière de penser notre relation à l’indianitédans la mesure où en se substituant à la figure du chaman amérindien, ils postulent que l’altéritéamérindienne se trouve en chacun de nous, ce que N. Chabloz appelle « notre primitif intérieur » (Chabloz, 2009 : 410). L’altérité chamanique n’est plus à rechercher dans les sociétés lointaines et traditionnelles mais plutôt dans l’ici et le maintenant, où chacun est désormais libre de s’autoproclamer chaman. Le néochaman s’avère être un véritable importateur d’influence dans sa société d’origine, il sert de personne relais entre la culture amérindienne et la culture occidentale dans la mesure où il sensibilise et forme des populations urbanisées à ce type de pratique. Ce chamanismeà la carte ne tend pas à diffuser des éléments et des pratiques culturelles issues d’une tradition chamanique spécifique mais plutôt un « mix » de pratiques spirituelles et chamaniques issues de traditions très hétéroclites.
Conclusion
Si ce tourisme mystique tend à se développer sur le marché du tourisme mondial, ce n’est pas seulement dû à une saturation des modèles touristiques classiques, mais bien à une crise généralisée du sens dans nos sociétés modernes et urbanisées. Le désenchantement du monde se traduisant par la perte du rôle joué par la religion en tant que structure fondamentale productrice de sens, s’est accompagné à la fin des trente glorieuses par une crise des grandes idéologies. Aujourd’hui, c'est le caractère incertainde l'avenir qui domine, ce qui laisse à chacun le soin de définir son projet individuel et de trouver un sens face à cette incertitude (Gauchet, 1985). De fait, le traditionnel ou l’authentique devient une valeur refuge, et la figure de l’autochtone ne correspond plus à ce sauvage aux mœurs décadentes mais plutôt à un sage, gardien des valeurs et des connaissances ancestrales. Sous couvert de cet exotisme primitiviste et d’une réactualisation du mythe du bon sauvage notamment par le biais de certains travaux dits anthropologique ayant tendance à idéaliser la figure du chaman, le tourisme mystique se traduit par une volonté des participants à s’initier à certaines croyances et pratiques mystico-religieuses. À la différence de sa forme balbutiante durant les années 70, on assiste aujourd’hui dans des pays comme le Pérou à l’institutionnalisation de ce tourisme mystique, et dans une moindre mesure dans certains pays comme le Mexique où sa pratique reste plus marginale, à la mise en place de réseaux de personnes ou d’organisations capables d’aiguiller voir d’encadrer les touristes en quête de mysticisme. Par l’intermédiaire de ces populations néo-indiennes ou non-indiennes, le touriste mystique se forme à des pratiques néochamaniques, c'est-à-dire résultant d’un mélange de croyances et de pratiques chamaniques, par le biais de pratiques rituelles passant par la corporalité. Au-delà d’un acte symbolique, la pratique répétée de rituels se traduit, notamment chez les touristes pèlerins, comme une action performative capable de transformer la réalité et de permettre au sujet d’atteindre les finalités qu’il s’était fixées : négocier sa différence face aux autres touristes, changer de statut en tant que « peyotero », établir une communication avec le monde-autre dans le but de devenir soi-même chaman ou d’obtenir une guérison. D’une identité survalorisée et idéalisée, nous assistons par le biais de mobilités touristiques à but mystique à la création d’une identité transculturelle existante dans les faits, celle du chaman moderne occidental.
(1)Les « concheros » sont des groupes de danseurs néo-indiens censés garder les traditions aztèques et réalisant leurs danses sur les principales places des grandes villes mexicaines.
La communauté Wixarica est connue plus communément au Mexique sous le nom de Huichol. Dénombrant près de 30 000 personnes, cette population indigène vit dans la « Sierra Huichol » dans les Etats du Jalisco et du Nayarit. Chaque année, elle réalise un des plus vieux pèlerinages préhispaniques du Mexique vers Wirikuta afin de cueillir le peyotl.
(3) Le peyotl est un cactus, du nom scientifique Lophophora Williamsii, il pousse généralement sur le sol calcaire dans le désert qui s’étend du nord du Mexiqueau sud-est des Etats-Uniset contient plus d’une trentaine d’alcaloïdes, dont la mescaline.
(4) El Universal 3 octobre 2004:« Denuncian profanacion de sitios sagrados huicholes », La Jornada 7 septembre 2002 « Un lugar sagrado en peligro ».
(5)C. Castaneda, M. Harner, P. Furst,J. Halifax, J. Horwitz, V. Sanchez.
(6) Le Témazcal est un bain de sudation de tradition amérindienne, appelé aussi Sweat Lodge aux Etats-Unis XE "Etats-Unis"
(7) La civilisation toltèque vécut entre 900 et 1200 dans l’actuel état d’Hidalgo au Mexique. La culture toltèque, notamment grâce à son chef Quetzalcóatl, était considérée d’après les Aztèques comme l’âge d’or préhispanique. Aujourd’hui, le mouvement spirituel de la néo-mexicanité ne cesse de se réapproprier l’identité fantasmée de ce peuple à travers ce qu’ils appellent la Toltèquitude ou Toltèquité.
(8) J-P. Chaumeil, « Chamanismes à géométrie variable en Amazonie », in Revue Diogène Chamansimes, PUF, Paris, 2003, p.159-175.
(9) L’organisation « El Fuego iztachilatlan »ou « Iglesia Nativa Americana de Itzachilatlan » dirigée par Aurélio Diaz est la version mexicaine de la « Native American Church » aux Etats-Unis. Malgré plusieurs requêtes auprès de la « Direccion General de Asuntos Religiosos » mexicaine afin d’être reconnue au travers de la loi « de Asociaciones Reliogiosas y Culto Publico », elle a été classée selon la législation mexicaine comme étant une organisation sectaire. Sa particularité est de revendiquer un chamanisme pan-amérindien ?
(10) Je fais référence ici aux concepts de construction et de formation identitaire mobilisés par J-F. Bayart dans L’illusion identitaire.
(11) Extrait d’un entretien enregistré en décembre 2004 auprès de Juan, un néochaman mexicain proposant ses services de « Témazcaleros » aux touristes dans la réserve naturelle de Wirikuta.
(12) Extrait d’un entretien enregistré en décembre 2005 auprès de David, un touriste américain.
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