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    Les territoires du voyage
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    Les territoires du voyage

Le voyage au Mexique, rencontre avec l'altérité. (La perception de l'Autre dans les premiers guides de voyage francophones sur le Mexique (1950-1980)

Les images du Mexique et de ses habitants, colportées par les guides de voyage francophones des années 1950-1980, nous permettent d’approcher concrètement une dimension des représentations de l’altérité dans une situation donnée : le voyage touristique. Au fil des pages, une certaine identité mexicaine est reconstruite et diffusée de manière assez linéaire...  

...Cette « mexicanité », malgré sa dimension inévitablement simplificatrice, tend à jouer un rôle majeur dans l’appréhension du sujet étranger. Alors que, depuis la fin de la guerre, les touristes se multiplient et se diversifient, on observe une mutation dans l’idée du rapport à établir avec les Mexicains. De l’attraction exotique exaltant l’incarnation de la différence et entretenant la séparation entre deux mondes, on passe, au cours de la décennie 1960-1970, à une focalisation sur son propre plaisir, de laquelle émerge une apparente indifférence envers l’hôte étranger. Finalement, les guides du milieu des années 1970 renouvellent la dimension relationnelle : la rencontre avec les locaux devient inhérente au voyage. La mise en contact avec les multiples visages de l’Autre est valorisée, sa considération s’en trouve renforcée. Le tourisme permettrait, par conséquent, de favoriser un certain rapprochement entre les cultures mais reste à déterminer si celui-ci se double d’une réelle connaissance et acceptation de l’univers différent visité.

Mots clés : Altérité ; Guides de voyage ; Mexique ; Représentations ; Tourisme.

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Marion Raimbault

Master d'Histoire

Institut des hautes Etudes de l'Amérique Latine

Sorbonne Nouvelle Paris III

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Le voyage au Mexique
rencontre avec l'altérité
 
La perception de l'Autre dans les premiers guides de voyage francophones sur le Mexique

 

 Introduction

 

« Pour se flatter de connaître un peu les Mexicains, il faudrait plus que le voyage touristique habituel ; et pour pouvoir dire qu’on les connaît bien, plus que la familiarité superficielle que permet un séjour d’un mois ou deux. Ceci posé, il va de soi qu’un aperçu du caractère mexicain ajoutera à l’intérêt du voyage à travers ce vaste et merveilleux pays. D’une certaine façon, los mexicanos font penser au jeu de poker : avec eux, la peine prise à l’étude préliminaire et les rudes leçons de l’expérience ne sont jamais peines perdues » (Guide Fodor, 1974 : 81).

 

Le voyage permet, par définition, une rencontre particulière : un individu décide de partir, il sort et se détache, plus ou moins radicalement, de son espace personnel, familier. Le Mexique est, pour le voyageur français des années 1950, une destination étrangère et lointaine; l’éloignement physique s’accompagne d’une distance symbolique vis-à-vis du chez soi. De près ou de loin, le voyageur est amené à appréhender un monde différent et ses habitants : face à lui se dessine alors un « Autre ». Conçu comme sujet, l’Autre désigne une entité extérieure à l’univers propre d’un individu, d’un groupe social. C’est un ensemble dont la construction est inévitablement subjective, qui englobe ce qui se distingue du Nous, du monde personnel d’un observateur à un moment donné, dans un contexte précis(1).


Partir avec un guide de voyage traduit certainement une première démarche de découverte du différent. Toutefois, un manuel touristique reste avant tout un outil spécifique qui véhicule des représentations particulières. Quelles images du Mexique et de ses habitants sont élaborées au sein des guides de voyage ? Comment évoluent ces représentations de l’Autre dans un contexte de massification du tourisme ? Qu’impliquent ces considérations dans une dimension plus large de mise en contact des cultures ?

Notre étude se penchera tout d’abord sur les enjeux des guides de voyage dans un contexte de développement accéléré de la pratique du tourisme. Puis, il s’agira d’analyser la vision générale des manuels sur le Mexique, qui tendent souvent à présenter le pays comme fondamentalement distinct de l’univers européen. Enfin, nous soulignerons les évolutions du discours sur l’Autre perceptibles au sein des guides tout au long de la période étudiée et nous verrons comment celles-ci s’articulent sur les transformations de la pratique du voyage en elle-même.
 

I. Le guide, instrument des nouveaux voyageurs

          A. La naissance et l’essor du tourisme en France

                 Au début du XXe siècle, en France, le voyage à l’étranger est un fait marginal, réservé à une élite culturelle et sociale. Cependant, à partir des années 1930 et plus encore après la seconde Guerre Mondiale, une évolution majeure des comportements se fait sentir. Le niveau de vie augmente et, de ce fait, les notions de loisir et de vacances s’introduisent peu à peu dans les mœurs des Français. Le procédé est indissociable d’une réelle impulsion politique : à partir de 1936, les congés payés deviennent un droit du travailleur et les réformes se multiplient. L’industrialisation croissante des sociétés et le développement des transports rendent le départ plus accessible. Les Français concernés sont désormais plus nombreux : de moins de 2 millions de vacanciers à la fin des années 1950, on s’élève à 3,8 millions en 1964 et 6,8 millions en 1973 (Rauch, 1996 : 150). En réalité, c’est la façon même de considérer le voyage qui subit une mutation. Déjà, à la fin du XIXe siècle, le séjour à l’étranger, tout en restant un privilège, s’effectue par pur agrément et non plus seulement pour se former. Apparaissent alors les premiers « touristes » : ceux qui voyagent pour le plaisir (Urbain, 1991 : 44-45). Une véritable organisation de ce tourisme se met en place, au moyen d’institutions, de structures, de biens de consommation spécifiques, puis se développe et se systématise tout au long du XXe siècle. L’univers du voyage se transforme, tout en conservant son rôle de sphère où se manifestent des différences culturelles et sociales. Ce n’est plus la possibilité de partir ou non qui sert de distinction mais les choix de consommation et les pratiques au sein de l’offre touristique (Furlough, 1998 : 265). Dans les années 1960, alors que le voyage devient abordable pour près de 40% de la population, tout un discours négatif sur les différentes façons d’y participer s’élabore. La critique provient des anciens privilégiés "lettrés" mais également des nouvelles catégories mobiles voulant se distinguer des « touristes » de base, vus comme des utilisateurs à outrance de cette industrie du voyage pleine d’abus et de dérives (Laplante, 1997 : 7-42). Les décennies 1950-1970 constituent donc un tournant fondamental dans l’évolution des modes de pensée du voyageur. Ce ne sont pas seulement de nouvelles couches sociales qui amènent leur propre regard sur le périple vers l’ailleurs mais bien un bouleversement en profondeur d’une pratique et de sa conception qui s’opère.
 
Profils et mentalités des voyageurs français se modifient d’autant plus que la réalité de leur escapade subit elle-même des changements notables, comme en témoigne le cas du Mexique. Dès les années 1920, l’Etat mexicain décide de promouvoir le tourisme international sur son territoire et entreprend une politique active. À partir des années 1950, ce secteur devient un enjeu essentiel pour le pays. La demande s’accentue, notamment suite à la fermeture de Cuba aux touristes américains, à l’amélioration permanente des transports, à l’influence des films hollywoodiens...  
 
Le Mexique, aidé par une croissance économique soutenue et appuyé par les organismes internationaux comme la Banque Interaméricaine de Développement, s’adonne à y répondre massivement. Par exemple, en 1962, le gouvernement adopte un Plan national du tourisme dont l’objectif principal est de promouvoir l’émergence de nouvelles stations balnéaires. Deux ans plus tard, la construction de Cancun est décidée : c’est le début d’une accumulation de projets visant au développement intensif d’infrastructures, calqués sur le modèle nord-américain (Hiernaux, 2007). Les Jeux Olympiques de 1968 et la Coupe du monde de football de 1970 exposent le pays au regard du monde entier. Le nombre de visiteurs augmente de manière considérable en une trentaine d’années, passant de moins de 50 000 dans les années 1950 à plus de 3 millions en 1975. Ils sont alors nord-américains pour plus de 80% d’entre eux, la part des Européens n’atteignant pas les 10% (Mueller et Susewind, 1977 : 13). Ces transformations influent également sur les relations humaines et les mentalités, et donc sur les modes de représentation. Tandis que la société mexicaine connaît d’une part ses évolutions propres, elle est amenée d’autre part à réagir et à s’adapter au phénomène touristique. Le Mexique visité par les Français à la fin des années 1970 n’est alors plus celui du milieu du siècle.
 
          B. Un mode d’emploi du voyage
 
             Le guide de voyage voit le jour en Europe dès la seconde moitié du XIXe siècle, en tant que genre spécifique, distinct du récit de voyage par son aspect pratique et précis (Guilcher, 2000 : 81-93).  Néanmoins, le premier ouvrage francophone de la sorte concernant le Mexique ne paraît qu’en 1955. Nous avons pu recenser quinze ouvrages parus entre 1950 et 1980, qui constituent la base de notre observation. Avant 1968, très peu de productions écrites s’apparentent véritablement à des guides ; ce sont plutôt des livres présentant une dimension didactique et pratique (présence d’index, de conseils…)(2). Tout en restant personnels et littéraires, ils établissent une transition entre le récit et le guide de voyage. Ils sont rédigés dans un langage soutenu et s’adressent principalement à un public aisé (la pérégrination se fait en automobile, dans des conditions privilégiées) mais permettent au lecteur ordinaire d’apprécier la narration en tant que telle (éditions de qualité, illustrations nombreuses, descriptions et style d’écriture du roman).
Les années 1970 voient réellement émerger les guides pratiques sur le Mexique(3). En 1968 paraissent le Guide Bleu, qui renforce l’aspect utile tout en proposant une approche fondamentalement érudite (notions d’ethnologie, d’histoire, de géographie...) et le Guide Nagel, similaire mais d’un style plus simple. On constate néanmoins que le lectorat concerné change peu : les adresses, les modalités du voyage visent des budgets confortables. De 1973 à 1975, on répertorie quatre nouvelles parutions, en lien avec une évolution certaine du contexte. Les opuscules sont plus légers et pragmatiques. Ils traduisent une tendance nouvelle: désormais, les guides cherchent à s’adresser à un panel de lecteurs le plus large possible. Ils adoptent un ton plus sobre, plus pratique, plus "épicurien" aussi : le plaisir et les loisirs priment sur la connaissance théorique. Pour autant, la plupart n’altère pas la vision d’un voyage idyllique et privilégié: les recommandations (hôtels, restaurants, sorties …) prônent le confort et la qualité.

Après 1975, les guides se multiplient(4). Ils proposent désormais une formule un peu plus personnalisée mais toujours adaptée à un éventail large (Guide Mondial Vilo, Guide FMVJ). Le Guide Bleu qui paraît en 1977, après la réforme générale de la collection en 1972-73, a lui aussi suivi la dynamique : il tente de toucher un public moins restreint, en misant sur une présentation plus claire et un discours moins élitiste (choix d’infrastructures plus ouvert, plus seulement de haut-de-gamme). Certains manuels optent pour l’originalité. La stratégie n’est plus vraiment de présenter une vision très générale à destination du plus grand nombre mais de s’affirmer dans un style bien précis, pour cibler une certaine catégorie de voyageurs dans la masse désormais susceptible de pouvoir partir : les jeunes baroudeurs (Guide du Routard), les familles de classes moyennes (Guide Van Der Vynckt).

Notre étude entend analyser les modalités et les évolutions du discours sur le Mexique et les Mexicains présentes au sein des guides, au fur et à mesure que se généralise la pratique touristique. Les manuels de voyage jouent en effet un rôle particulier : celui de source pouvant contribuer à façonner une idée du Mexique, à destination des individus désirant préparer et envisager leur départ. Il s’agit finalement de savoir sur quels livres étaient susceptibles de s’appuyer les Français projetant de s’aventurer à l’étranger. Le discours de ces productions spécifiques n’est pas celui de tous les voyageurs français mais bien celui d’un individu, l’auteur, qui, à un moment donné, réagit face à une réalité mexicaine, en fonction de sa propre grille d’interprétation. La rhétorique des guides est loin d’être neutre, compte-tenu de leur nature avant tout fonctionnelle : ils sont écrits pour répondre à la demande du touriste et en vue de susciter le départ.

II. Le Mexique au fil des pages: le paradigme de l’altérité ?

          A. Une certaine image d’une terre lointaine

                Le tourisme fait naître une confrontation inédite avec un monde « autre » que le guide de voyage entend encadrer. Les manuels répondent tous, directement ou non, à une même ambition de départ : ne pas se laisser tenter par la facilité du cliché. La plupart l’explicite très clairement, par souci de crédibilité : l’idée est de se « débarrasser de toute idée préconçue et partir avec un cœur et des yeux neufs » (Guide FMVJ, 1976 : 7). En effet, le Mexique passe pour un pays fortement soumis aux topoï de tout genre, diffusés par les films, la littérature, les imaginaires divers. Les guides se proposent alors d’en faire une lecture plus objective, puisque fondée sur une expérience réelle d’observation. L’ouvrage doit introduire le Mexique aux lecteurs et souhaite être un instrument de transition entre l’univers familier et le nouvel espace à explorer. Cet aspect utilitaire est renforcé par la présentation et par la dépersonnalisation de l’écriture : bien souvent, le ou les auteurs apparaissent après la marque, la série. Cependant, les rédacteurs des manuels, par leurs commentaires, construisent une certaine représentation de ce pays d’Amérique latine et la diffusent en France. De ce fait, les guides de voyage contribuent, à leur façon, à alimenter les représentations collectives. On constate effectivement que le Mexique n’est pas simplement décrit au sein des ouvrages mais véritablement mis en scène. D’un guide à l’autre, au fil des années, une image générale du pays se profile.

Le Mexique est fondamentalement, pour les auteurs, le pays de la diversité, la multiplicité, du contraste et de la démesure. Ceci vaut aussi bien pour l’environnement physique que pour la société et l’organisation humaine du pays(5). Les éléments considérés comme représentatifs, qui deviennent des symboles de la « mexicanité », du typique, appuient une telle vision.Le caractère et les attitudes du Mexicain moyen se figent souvent dans l’évocation de personnages-types. Le mariachi, musicien traditionnel, le vaquero, cow-boy solitaire, le bandit, personnifié par Pancho Villa, le fonctionnaire corrompu ou l’Indien sont autant de protagonistes mentionnés directement ou implicitement au fil des pages. Trois figures se détachent très largement. Le macho, l’homme mexicain poussé à son  paroxysme, séducteur, incontrôlable et violent, suscite un mélange de crainte, d’admiration et de révolte chez l’observateur. La femme mexicaine correspond à son antithèse. Elle est pleine de charme mais inaccessible, ce qui la rend d’autant plus attractive. C’est finalement l’Indien qui retient le plus l’attention des observateurs. Il est fier, réservé, difficile d’approche, voire totalement hermétique. Ceci est renforcé par l’insistance sur son caractère préservé, primitif, parfois même sauvage(6).  0 false 21 18 pt 18 pt 0 0 false false false  Le Mexique devient dès lors une terre où prennent vie tous les éléments caractéristiques du mythe, de la fiction romanesque. Le merveilleux se mêle à l’étrange, la sensualité à la mort, l’attirance à la crainte de l’inconnu. Les descriptions insistent également sur la grandeur et la profondeur historique du pays, qui semblent être un de ses attraits majeurs. Ce qui doit éveiller l’intérêt du touriste, selon les auteurs, c’est tout ce qui relève du passé exceptionnel mexicain(7). D’une certaine manière, les guides font revivre ce passé dans le présent décrit et, par conséquent, dans le périple touristique proposé au lecteur, qui devient le héros de cette épopée reconstituée, un « voyageur qui foule pour la première fois l’étrange terre de Quetzalcóatl » (Villaret, 1963 : 297).

Tout un univers de l’Autre est véritablement recréé dans la rhétorique des guides de voyage. L’autochtone est perçu comme un personnage ambigu, à la fois merveilleux et terrifiant. Les guides jouent sur ces deux plans pour accentuer la valeur touristique du Mexique, conçu comme l’antithèse du fade, du monotone. Le Français qui part pour son plaisir doit trouver de quoi satisfaire ses attentes, ses espérances, ses rêves. Cependant, nous sommes à même de constater que le discours s’éloigne inévitablement du souci d’objectivité initial. Le propos des guides façonne «une sorte de micro-univers à destination de son auditoire, une schématisation » (Moirand, 2004 : 154). Cette « mexicanité », telle qu’elle est formulée, ne s’approcherait-elle pas finalement du stéréotype, entendu comme une « opinion tout faite (…) une association stable d’éléments (images, idées, symboles, mots) formant une unité » (Petit Robert, dans Baiden, Burger, Goutsos, 2004 : 121)? Cette image de l’Autre, élaborée par des voyageurs pour les voyageurs, trouve une certaine pérennité du fait que le parcours touristique possède ses propres normes qui s’alimentent d’elles-mêmes. Les auteurs des livres prennent la route accompagnés des travaux de leurs prédécesseurs et s’en inspirent plus que ne s’en détachent(8). Qu’en est-il alors de l’Autre et du renouvellement de sa représentation, dans ce circuit restreint? Cependant, le stéréotype, en simplifiant les représentations, n’est-il pas également un moyen de rendre possible la communication, de faire passer un message sur l’Autre, d’emblée trop complexe? La création d’un mythe serait alors une façon d’inciter le touriste à découvrir par lui même le Mexique et, de ce fait, le point de départ d’une mise en relation avec l’Autre.

          B. La rencontre de deux univers différents

L’étude des guides permet, au fond, d’examiner une relation singulière : la confrontation de deux cultures par le biais du voyage, du tourisme. De fait, certaines précisions s’imposent. Notre analyse doit tenir compte d’une réalité patente : le voyage génère un rapprochement asymétrique entre celui qui arrive dans un pays de son propre gré et celui qui reçoit. Le touriste se trouve dans une position qu’il a lui-même choisi, contrairement à l’autochtone qui est face à un phénomène plus ou moins subi. Le visiteur français peut, dans cette optique, se prévaloir d’une certaine supériorité: il agit selon son bon vouloir, dans une dynamique positive (loisir, plaisir…). De plus, il détient normalement un capital financier qui lui permet une marge de liberté. Il n’est toutefois pas négligeable de souligner que ce dernier doit affronter une indéniable déstabilisation puisqu’il n’évolue pas dans un milieu familier. L’habitant du Mexique, quant à lui, est amené à réagir à ce contact vécu : il peut changer son comportement ou non. Il est le sujet observé mais observe lui même, dans un univers qu’il maîtrise. Ainsi, il est plus aisé de comprendre l’angle de vue avec lequel les guides de voyage perçoivent cet échange interculturel que le tourisme fait naître. Le regard est indéniablement orienté par l’appartenance culturelle de l’observateur. En effet, tous les guides étudiés sont publiés à destination d’un public francophone et partagent une culture commune, européenne et occidentale, cohérente dans son face à face avec la culture mexicaine. 

D’un ouvrage à l’autre, la tendance est toujours la même : le Mexique apparaît comme très éloigné culturellement de l’Europe, voire opposé à ce monde connu. Toute la rhétorique des guides se fonde sur ce décalage éminent. Le lointain pays d’Amérique latine est et doit obligatoirement être aux antipodes du modèle familier, puisque c’est avant tout pour dépayser qu’il est élu par le touriste(9) La question de l’exotisme, envisagé comme « un mode de relation à l’autre dont le postulat est que l’autre est essentiellement différent de soi » (Todorov, repris par Fléchet, 2008 : 21), semble donc se poser. On désigne comme « exotique » l’objet différencié de la sphère du connu, du concret, du compréhensible, de l’assimilé. Cette dissemblance passe, à première vue, pour un facteur grave de déstabilisation. En réalité, les guides ont tout intérêt à appuyer cette perspective. Face à cet abîme qui s’érige entre le touriste et le monde visité, les manuels de voyage vont pouvoir faire valoir un statut de la plus haute importance : servir de médiateur, de pont entre deux univers.

Le guide de voyage s’attribue cette fonction primordiale d’intermédiaire avec l’Autre, inaccessible au premier abord compte-tenu de la distance culturelle conséquente. Le locuteur du guide appartient au même milieu culturel que son auditoire, qui peut de ce fait s’identifier et suivre la démarche proposée. Il revêt alors l’habit du "maître", qui détient une connaissance de l’Autre plus étendue que le disciple, et s’attache à la transmettre(10). Le souci didactique passe très fréquemment par la sollicitation de références connues pour rendre compte de la réalité mexicaine. Ainsi, Mexico est le « Montmartre mexicain », « le Paris de l’Amérique latine » (Guide Odé, 1955 : 150). Il s’agit d’expliquer et de décrire des situations et des concepts fondamentalement nouveaux pour l’observateur : « la « tortilla (un intermédiaire entre la crêpe et la galette), qui sert de pain, d’assiette, de cuiller et de serviette » (Guide Poche-Voyage Marcus, 1975 : 13). De cette façon, le lecteur peut se faire une idée de l’ambiance insolite du Mexique, des difficultés, des écarts culturels. Certes, le procédé n’empêche pas certaines erreurs d’interprétation (comparaisons réductrices et simplificatrices). Quoi qu’il en soit, les guides se soumettent à un véritable effort d’herméneutique et leur démarche n’en reste pas moins éminemment pédagogique(11). Les manuels vont également développer de véritables stratégies d’adaptation au monde nouveau. L’une d’elle consiste à retrouver son propre univers chez l’Autre, à se diriger vers des éléments de l’environnement qui évoquent le familier et procurent une certaine sécurité: « Le pain français n’est pas aussi bon qu’en France mais acceptable » (Guide Van Der Vynckt, 1977 : 21). Une seconde tendance pousse à adopter les façons de faire de l’Autre qui semblent accessibles: « l’étranger peut se familiariser avec le style de la vie mexicaine : des jeux joyeux et des pique-niques » (Guide Poche-Voyage Marcus, 1975 : 29). Ces stratégies sont bien issues d’une rencontre initiale entre deux cultures différentes que les guides s’emploient à gérer de la meilleure façon possible.

Malgré tout, le discours des guides dépasse parfois le cadre de la médiation. En effet, les guides ne peuvent éviter de décrire et évaluer le monde de l’Autre directement au moyen de leurs valeurs propres(12). L’ethnocentrisme est bien souvent indirect, dissimulé ; il jaillit à l’insu de l’auteur qui s’est fixé comme objectif de le fuir. Se pose alors la question de l’appréhension de l’Autre, dans le rapprochement induit par le voyage. Par la recherche de la confrontation entre le connu et le différent, c’est le fossé creusé entre les deux qui finit par compter. Les voyageurs ne se contentent plus alors de noter la divergence mais en font une condition même de l’intérêt de l’Autre. Ceci rappelle une des dimensions inhérentes à la notion d’exotisme : l’Autre n’est attirant que s’il est l’antithèse du connu. La persistance de l’attrait pour le Mexique serait alors conditionnée par le maintien de cette différence, par l’exaltation de ses dissemblances avec l’univers occidental. Dès lors, si l’objectif est d’entretenir l’écart existant initialement, la démarche d’ouverture à l’Autre et de compréhension de sa réalité se trouve compromise, limitée. Cependant, tous les guides répondent-ils à cette recherche de l’exotisme ?

 

III. Du privilège du voyage au tourisme de masse : vers une évolution de la relation à l’Autre

          A. Observer, appréhender ou comprendre la différence ?

          Une approche des guides sur le plan chronologique nous amène à constater plusieurs tendances, révélatrices d’une évolution nette sur la période 1950-1980.De fait, les guides se transforment en même temps que la pratique du voyage qui devient, pour les Français, un objet de consommation de plus en plus accessible. Le Mexique, destination propice depuis finalement peu de temps, attire de plus en plus(13). Les manuels augmentent donc en nombre et en variété, à l’image des globe-trotters envisageant une pérégrination au Mexique. Ce sont autant de nouveaux points de vue sur l’Autre qui participent nécessairement à une reformulation des représentations.

Le discours des guides, sur l’ensemble de notre intervalle, nous laisse entrevoir trois grands moments.Le premier temps correspond à une conception particulière du voyage : il est avant tout un moyen et une méthode pour s’instruire, dans la lignée des pratiques de l’élite des siècles précédents. Jusqu’à la fin des années 1960, cette optique domine dans les productions. Les auteurs et, par extension, leur lectorat, sont issus d’une catégorie sociale aisée ; ils partent à la recherche de l’aventure et de l’observation érudite. Deux types de relations sont envisagées avec les habitants du Mexique. Les élites sociales et intellectuelles locales peuvent être source de rapports amicaux, fraternels même. Le reste de la population éveille l’attention selon son degré de particularisme : elle devient un objet d’étude, « l’occasion de saisir sur le vif maintes scènes pittoresques ou d’observer (…) quelques-uns des types populaires les plus riches en couleurs de toute la ville » (Guide Bleu, 1968 : 456). Dans ce cas, le voyageur s’intéresse à l’Autre comme opposé de lui-même, exactement dans la lignée de l’exotisme évoqué précédemment. Il est vrai qu’au milieu du XXe siècle, le Mexique est un pays immense encore très rural et inégalement mis en valeur. La société, physiquement et culturellement métissée, est en proie à de fortes inégalités économiques. Le décalage ressenti par ces Français d’un certain niveau social et intellectuel se traduit par une propension à affirmer, plus ou moins directement, leur supériorité vis-à-vis de l’Autre, jugé à travers un prisme européocentré. De nombreuses remarques laissent transparaître un système de pensée encore présent à l’époque dans les classes supérieures européennes : la diversité sociale est conçue de manière très darwinienne. Le métissage, la pluralité ethnique de la société mexicaine sont mis en exergue par les auteurs, qui s’attardent longuement à décrire les caractéristiques physiques, culturelles et même morales des « races » finement dissociées. Par exemple, T’Serstevens voit « deux sortes de métis : le métis par le sang, bien souvent doué, travailleur, énergique, et qui a donné d’éminentes personnalités du pays ; et le métis par la pensée» (T’Serstevens, 1955 : 9). Finalement, la recherche de l’exotisme pousse souvent ces explorateurs à maintenir la barrière entre eux-mêmes et le différent, pour vivre pleinement une expérience touristique unique.

Le second moment correspond à une évolution nette de la vision du voyage à la fin des années 1960: partir devient un loisir hédoniste. L’élargissement du phénomène touristique est à mettre en lien avec les évolutions décisives de la société que connaît la France : les « Trente Glorieuses » (Fourastié) ont permis la hausse du niveau de vie mais également le développement d’un sentiment plus individualiste, lié à la recherche du bonheur. Les guides sur le Mexique entendent désormais répondre à une demande nouvelle et proposer au touriste un monde de plaisirs et de divertissements. Ils ciblent dès lors leurs propos sur les lieux, les activités incontournables, délimitant une sphère et des normes propres aux touristes. La relation avec l’Autre est, dans cet univers, mise au second plan. La rencontre avec les habitants est susceptible de se produire dans les endroits traversés, plus qu’elle ne fait l’objet d’une volonté particulière. On s’intéresse donc principalement aux échanges fonctionnels, comme laisse entendre une des seules références aux Mexicains du Guide Nouvelles Frontières : « L’approche du pays et ses habitants : Les Mexicains (...) sont des gens extrêmement accueillants et toujours prêts à rendre service. Soyez donc aimables avec eux et n’oubliez pas de les remercier » (Guide Nouvelles Frontières, 1975 : 26). La réalité de l’Autre est alors telle qu’on souhaite la voir, les facettes gênantes sont occultées, ou teintées d’euphémisme : « Même les mendiants ont leur dignité, au Mexique » (Guide Fodor, 1974 : 86). Cependant, un tournant notable dans la façon d’appréhender les Mexicains s’observe. Les locaux ne sont plus l’objet de catégorisations aussi strictes qu’auparavant. L’inclination va plutôt dans le sens d’une généralisation, parfois poussée à l’extrême, des caractéristiques « du Mexicain », vu comme un tout uniforme et relevant presque d’une "nature" propre. Les guides de voyage semblent donc avoir opté pour un aplanissement, voire une normalisation de leurs propos sur l’Autre. Ces adaptations apparaissent alors que leur public s’élargit, au fur et à mesure que le tourisme se massifie. Elles témoignent de l’ouverture de la pratique du voyage à de nouvelles catégories de la population, qui n’ont pas les mêmes conceptions ni les mêmes attentes. C’est ainsi que, peu à peu, des voies alternatives s’expriment.

En effet, la vague d’essor spectaculaire du tourisme permet à de nouvelles catégories de la société de participer, elles-aussi, à l’aventure mexicaine. Une troisième phase s’esquisse alors : celle de la diversité des voyages. Le flot des touristes français n’est finalement plus uniforme et de moins en moins novice. De ce fait, particulièrement après les années 1975, on assiste à un renouvellement de l’offre des guides(14). Avec cette multiplication des points de vue des partants, c’est tout une reconsidération de la relation à l’Autre qui émerge. La rencontre avec les Mexicains est davantage entendue comme une donnée inhérente au voyage et même un de ses intérêts principaux : on incite -on impose presque parfois- à faire l’effort d’aller vers les locaux(15). Echanger est une source de satisfaction, une expérience enrichissante et mémorable, à l’instar de ces « rencontres amicales que vous n’oublierez sans doute jamais » (Guide FMVJ, 1976 : 53). Ce contact ne peut se faire sans des dispositions préalables : il est indispensable de connaître un peu son interlocuteur pour pouvoir dialoguer. Ceci aboutit, dans de nombreux cas, à défendre une certaine considération de l’Autre. Le voyageur modèle devient, contrairement à la masse des touristes-consommateurs qui pillent et abusent, celui qui est capable de s’adapter et de s’intégrer à l’univers de l’Autre : « Les gens vivent à leur rythme. Ils sont chez eux et on n’a pas le droit de ne pas chercher à les comprendre » (Guide du Routard, 1976 : 78).Parfois même, cette rupture voulue avec le touriste de base suggère la solidarité, voire l’identification avec les locaux. Un mot d’ordre retentit : « faites comme les autochtones » (Guide Mondial Vilo, 1976 : 65). Un nouveau stade est franchi : l’Autre est mis sur un même plan que soi-même. Un dilemme de taille reste toutefois en suspens : quel intérêt conserve le voyage à l’étranger si l’Autre tend à s’apparenter au soi-même ?

          B. Le tourisme : un moyen de se rapprocher de l’Autre ?

 Parallèlement à l’essor décisif du tourisme sur la période 1950-1980, les guides de voyage repensent leur conception de la relation à l’Autre, prodiguant une plus grande ouverture et une véritable recherche du contact. Il s’avère cependant crucial de s’interroger sur la nature profonde de cette démarche. L’objectif final de l’expérience touristique, proposée par les manuels, est-il réellement de découvrir autrui pour ce qu’il est fondamentalement ? Les trois temps mis en évidence précédemment ne retracent pas moins les variations successives d’un idéal du voyage, dont la dimension humaine reste une des composantes, devenue certes primordiale. L’interaction avec l’Autre en vient à faire partie des normes d’authenticité d’un périple réalisé en bonne et due forme : la notion de plaisir ne disparaît jamais de la rhétorique des guides même quand elle a trait aux rencontres avec les Mexicains. Par exemple, lorsque les manuels poussent à aller vers les habitants les plus communs et modestes, cette découverte de l’Autre ne répond-elle pas à un plaisir moins avouable : la curiosité de se «rassasier de l’étonnant spectacle de la rue » (Guide Bleu, 1977 : 250)? La frontière est parfois mince entre l’hommage aux Mexicains et la célébration des propres mérites du touriste : « signalons enfin que les Français (...) jouissent auprès des Mexicains d’un prestige considérable grâce à la culture et à la technique françaises » (Guide Van Der Vynckt, 1977 : 5). En définitive, le voyageur ne cherche-t-il pas, en se tournant vers l’étranger, le différent, à recevoir une image positive de lui-même ? La relation touristique est-elle capable de susciter une ouverture sincère à l’Autre ? La mise en contact paraît, de fait, entièrement conditionnée par cette norme de voyage, construite à partir de la subjectivité du voyageur.

Finalement, un paradoxe décisif se profile : le périple à l’étranger, qui est devenu pleinement un agrément, ne peut jamais garantir le plaisir de façon absolue. Le touriste est plongé dans un monde déstabilisant, méconnu, qui laisse entrevoir ses hauts et ses bas, ses forces et ses faiblesses. Choisir d’ouvrir les yeux sur la réalité comporte ses revers. Alors que les aspects les plus rudes du Mexique ne peuvent pas être totalement occultés, les guides s’emploient à intégrer ces derniers à l’idéal du voyage. Par exemple, la rubrique des « recommandations » est là pour cerner la menace: « Santé », « Eau », « Tremblements de terre », « Requins » (Guide Poche-Voyage Marcus, 1975 : 17). Le risque est alors relativisé, évité voire rendu attractif : « N’hésitez pas à manger épicé (…) les piments désinfectent ! » (Guide du Routard, 1976 : 134). Cette méthode met en place toute une idée de danger non dangereux, nécessaire pour ne pas dissuader le Français en partance pour le Mexique. Elle participe même à la mise en scène du pays, puisque, dans une certaine mesure, le danger fait partie de l’aventure. Ainsi, le Guide de Routard propose de s’attarder sur l’étalage du marché où sont « exposés les crânes des bêtes tuées » ou d’assister au « sacrifice de volaille tous les dimanches matin » (Guide du Routard, 1976 : 148, 169). Cette redéfinition du terrifiant, du cruel contribue, dans une certaine mesure, à la reconstitution d’un mythe exotique. Plus qu’une acceptation honnête de la réalité de l’Autre, les manuels préfèrent une reformulation de ce qui serait "notre propre étranger à l’étranger". Ainsi, seuls les mauvais côtés "sélectionnés" sont montrés(16).

Le tourisme, en permettant l’accroissement du nombre de partants, donc du nombre d’identités différentes en relation, aurait-il finalement contribué à annihiler la communication avec l’Autre, au lieu de la promouvoir ? N’est-il capable que de produire cette expérience artificielle, cette « rencontre des masques » (Trottier, citée par Laplante, 1997 : 94) où visiteurs et hôtes se croisent sans véritablement se voir ? Le sociologue Dean MacCannell va au-delà, affirmant que les interactions touristiques provoquent une destruction des cultures, par l’apparition des « ethnicités reconstruites »: chaque protagoniste fige une image synthétique et vide de lui-même pour la diffuser à l’autre, en fonction des enjeux existants. Non seulement chaque culture cesse de se développer mais le fait que le rapport soit inégal (les visiteurs ont l’argent) entraîne les locaux à redéfinir leur identité pour plaire, répondre aux attentes des touristes : c’est la « fin du dialogue » (MacCannell, 1986 : 181).  

Les guides de voyages étudiés ne traduisent, certes, qu’un des points de vue en présence et ceci de manière restreinte, conditionnée. Cependant, l’analyse de leur discours ne permet pas d’aller aussi radicalement dans le sens d’une destruction de la communication avec l’Autre. L’évolution de leurs propos tend à une plus grande considération de l’étranger, qui occupe parfois une place centrale dans les ouvrages. En réalité, à partir du milieu des années 1970, on note l’émergence d’un type de rhétorique assez novateur dans certains guides: un style réflexif, introspectif, presque polémique. Sur de nombreux thèmes, on interpelle la conscience profonde du lecteur, on le pousse à prendre du recul sur son expérience : « Le voyage (…) c’est surtout un état d’esprit » (Guide du Routard, 1976 : 79). Ceci se fait particulièrement sur le plan du tourisme lui-même : les propos tentent de conscientiser le vacancier sur les revers du phénomène, sur les impacts et les effets pervers pour les pays récepteurs. Désormais, les lecteurs des guides sont considérés comme ayant une place à part parmi le flot des touristes, celle de voyageurs avisés et responsabilisés : « Que ceux qui prennent la route comprennent que dès qu’ils ont mis les pieds derrière les limites de leur pays, ils ne sont plus chez eux » (Guide du Routard, 1979 : 78). Dans cette optique, il n’est pas exclu de postuler que le regard porté sur l’Autre soit susceptible d’évoluer dans le sens d’une plus grande compréhension. Déjà, les guides invitent à le connaître de manière différente : alors qu’au départ l’étranger n’était qu’"interprété" par les livres et la science, désormais, on sollicite la découverte personnelle, moins rigide et directive.

Un contact de plus en plus systématique entre les cultures ne peut-il pas laisser envisager une meilleure compréhension, donc une plus grande acceptation de l’Autre ?Le tourisme instaure, certes, une mise en contact normée et cadrée mais cette dernière ne reste pas moins une véritable confrontation entre les cultures. Et quand bien même ce sont deux imaginaires qui se rencontrent, cette interaction a forcément des répercussions. Le voyage est avant tout une initiative personnelle, qui démontre un effort de sortie de son propre pays, de son univers. Et même si cela conduit à se rendre compte que l’on préfère finalement le chez-soi, le pas a été franchi. Si l’ouverture à l’Autre doit commencer quelque part alors pourquoi pas avec cet élan ?

L’intérêt fondamental de cet essai se situe sans doute dans les questions qu’il pose. Les échanges interculturels et leurs implications occupent un rôle-clé dans le devenir des sociétés, qu’il semble crucial d’interroger à l’heure où celles-ci s’internationalisent de façon croissante. Le tourisme, instrument contemporain de mise en contact des cultures, engendre, pour ces dernières, de multiples répercussions, encore inégalement perçues. Cette interaction entre deux univers distincts transforme les regards sur l’Autre. Elle représente une variable participant à l’évolution des mentalités des sociétés respectives. Accepter l’Autre, n’est-ce pas avant tout découvrir les bénéfices d’une différence vécue en parallèle ? L’expérience touristique au Mexique, au même titre que dans tout pays susceptible d’incarner cet Autre, pourrait alors être un apprentissage de l’acceptation de la différence, enrichissante et transposable au sein de notre propre société.

 
Notes de fin

(1) L’ « Autre » personnifie dans ce sens « un groupe social concret auquel nous n’appartenons pas » (Todorov, 1982 : 11).

(2) Le premier guide de voyage francophone sur le Mexique, que nous avons pu recenser date de 1955, appartient à la collection Odé. Dans cette première étape de parutions, trois ouvrages plus littéraires mais exprimant un certain souci pratique retiennent notre attention : Mexique, pays à trois étages d’Albert T’Serstevens (1955), Le Mexique aux 100 000 pyramides de Bernard Villaret (1963) et Mexique de la série « Petite planète » de Xavier Pommeret (1964).

(3) Les ouvrages appartenant à ce second élan de publications sont : le Guide Nagel (1968) ; le Guide Bleu (1968) ; le Guide Air France spécial Jeunes (1973) et le Guide Nouvelles Frontières « feu vert pour l’aventure » (1975), trop sommaires et superficiels pour nourrir sérieusement notre étude ; le Guide Poche-Voyage Marcus (1975) et le Guide Fodor de 1974.

(4)Parmi les guides correspondant à cette période on trouve le Guide Mondial Vilo (1976) et le Guide FMVJ (du service de voyages de la Fédération Mondiale des Villes Jumelées), dont seule l’édition de 1976 a pu être consultée même s’il semble que la première version du guide soit antérieure à cette date. Paraissent dans les mêmes temps le Guide du Routard (1976), Mexique, Mini guide pour moyen budget de Bruno et Michèle Van Der Vynckt (1977) et une nouvelle édition du Guide Bleu (1977).

(5) Par exemple, les guides insistent sur le fait que le Mexique possède des « espaces immenses » où l’on trouve une « alternance de désert, de montagne frustre et de végétation luxuriante » (Guide Poche-Voyage Marcus, 1975 : 3), voire des « volcans enneigés en plein désert » (Guide du Routard, 1976 : 131). La société et l’organisation humaine sont elles-mêmes à l’image de cette "nature" mexicaine. La modernité jouxte l’archaïsme, la dernière innovation cohabite avec la tradition ancestrale, l’opulente richesse avec la pauvreté extrême : « à quelques mètres seulement des résidences de millionnaires (…) des milliers de personnes vivent dans une misère noire » et « au pied des buildings, sur les ruines encore visibles de pyramides et de temples aztèques, se dressent des églises coloniales du XVIe siècle » (Guide Mondial Vilo, 1976 : 66). La diversité sociale surprend, fascine, inquiète et, dans tous les cas, ne laisse pas indifférent.

(6) « Nombreuses tribus (…) ont conservé leur mode de vie comme si les Espagnols n’avaient jamais conquis le pays » (Guide Mondial Vilo, 1976 : 108) ; « « S’ils appartiennent au Mexique, ils n’appartiennent pas encore à notre époque » (Guide Fodor, 1974 : 333) ; « un archaïsme tel que le voyageur croit reculer de plusieurs siècles » (Guide Odé, 1955 : 14)

(7) L’histoire est souvent narrée de manière lyrique, exaltée : « cette grande république est aussi un livre d’histoire richement illustré » (Poche-Voyage Marcus, 1975 : 3). Chaque fragment de la réalité observée qui rappelle, de près ou de loin, les spécificités de cette histoire, est source d’insistance et d’attention : « On pourra se faire une idée, en séjournant ici, de la façon dont vivait un riche propriétaire terrien avant la révolution » (Guide Fodor, 1974 : 248). L’Indien, symbolisé par son costume et ses traditions, est l’emblème de l’authentique puisqu’il apparaît comme la résurgence intacte de la période pré-cortésienne,  jusque dans ses traits physiques : « Vous serez souvent frappé par des ressemblances avec un type physique entrevu sur les plâtres sculptés du palais de Palenque ou sur des statues dans les musées » (Guide Odé, 1955 : 205).

(8) On voit ainsi des influences directes entre les guides : l’ouvrage d’Albert T’Serstevens est repris par ceux de Bernard Villaret, p. 21-22 et de Xavier Pommeret, p. 136-137. Le Guide Van Der Vynckt mentionne les Guides Bleu, Nagel et Fodor (Guide Van Der Vynckt, 1977 : 15).

(9) A de nombreuses reprises, les annotations sous-entendent l’existence de deux univers distincts. Leurs normes et leurs valeurs ne sont pas les mêmes : « nos appréciations (…) doivent être entendues au standard mexicain et non au standard français » (Guide Van Der Vynckt, 1977, 13) ; « le climat et la cuisine sont nouveaux pour l’Européen et demandent une certaine adaptation » (Guide Mondial Vilo, 1976 : 65).

(10) Il n’est pas rare que les propos des guides aillent même jusqu’à se teinter d’une tonalité impérative : « il est préférable, même pour les touristes (...) de suivre certaines règles » (Villaret, 1963 : 40) ; « Même si l’on répugne à marchander, il faudra le faire » (Guide Mondial Vilo, 1976 : 62).

(11) Ce processus s’apparente même à ce que François Hartog définit comme la « rhétorique de l’altérité », rhétorique simplificatrice et duelle dont le principe est le suivant : « un narrateur appartenant au groupe a va raconter b aux gens de a » grâce à la comparaison, l’analogie et l’inversion, qui servent d’instruments explicatifs (Hartog, cité par Fléchet, 2008 : 25).

(12) L’évaluation au moyen d’une grille occidentale se fait aussi bien dans la valorisation que dans la dépréciation : « un vocabulaire très riche : le nahuatl (…) comprend 27 000 mots (l’œuvre de Shakespeare n’en contient que 24 000 et la Bible n’utilise que 75 000 mots) » (Guide Poche-Voyage Marcus, 1975 : 6) ; « [La nourriture est] en général désolante pour des palais européens »« les Mexicains ont en général fort peu de dispositions pour la bonne chère. L’ennui, c’est qu’ils sont persuadés du contraire » (Villaret, 1963 : 42 et 46).

(13) Les premiers véritables guides sont tardifs, nous l’avons vu. Le Mexique vient souvent après L’Europe du Nord, du Sud puis de l’Est, le Moyen-Orient (Israël, Iran…), l’Afrique (Maghreb et subsaharienne, en lien avec les colonies), le Japon, les Etats-Unis et le Brésil. L’engouement arrive souvent après les années 1960, qui correspondent également au moment où l’Europe s’intéresse de nouveau à l’actualité latino-américaine (Révolution cubaine de 1959…).

(14) Par exemple, le Guide du Routard s’adresse aux jeunes, aux hippies, aux baroudeurs nés de la mouvance soixante-huitarde, qui partent en quête d’exploration en Amérique latine, l’esprit marqué par l’alternative tiers-mondiste et la Révolution cubaine… Le Guide Van Der Vynckt, quant à lui, est une fabrication artisanale (l’auteur reproduit lui-même son ouvrage dactylographié, dont les plans et cartes sont dessinés au crayon) et à l’attention des classes moyennes qui veulent voyager sans se ruiner ni se soumettre à des conditions extrêmes.

(15) On remarque par exemple que les lexiques franco-espagnols se généralisent et se font de plus en plus utilitaires. Le Guide Bleu de 1977 suit lui-même l’esprit du temps, puisque la mise en contact avec la population est clairement évoquée (« Si vous voulez en savoir un peu plus sur l’âme collective mexicaine, assistez également à des spectacles plus populaires que touristiques » (Guide Bleu, 1977 : 161). Elle reste certes timide et conditionnée mais était presque totalement exclue dans l’édition précédente.

(16) Par exemple, lorsqu’il est question d’évoquer le système mexicain, les guides se font toujours très laconiques, allusifs ou nuancés: « Depuis 1940 (…) le pays le plus stable de l’Amérique latine » (Guide Mondial Vilo, 1976 : 39); « Il y a beaucoup de partis politiques au Mexique et la liberté d’expression est garantie » « Mais leur influence est sans rapport avec celle qu’exerce le PRI sur la masse des électeurs (…) sans doute, cette continuité ne nuit-elle pas à la prospérité du pays » (Guide Fodor, 1974 : 15 et 89). Le Mexique est vu comme une République qui fait des efforts : les auteurs sont-ils agréablement surpris face à un minimum de stabilité dans un pays d’Amérique latine, encore largement considéré comme relevant du Tiers-Monde ? Quoi qu’il en soit, par gêne, par méconnaissance ou désintérêt, ni le système très verrouillé du Parti Révolutionnaire Institutionnel, ni les événements dramatiques de Tlatelolco de 1968 ne motivent des débats en profondeur... 

 

Bibliographie 

Manuels de voyage :

[Afin de respecter la logique des guides, qui tend à privilégier la collection plutôt que le ou les auteurs, et de faciliter la lecture, les références entre crochets ont été celles utilisées dans l’ensemble de l’étude] 

Binder Thomas Mexique et Amérique centrale. Paris : Office du Livre, Editions Vilo, (1976- dépôt légal).. [Guide Mondial Vilo]

Boulanger Robert, Mexique. Paris : Hachette, 1968.  [Guide Bleu 1968]

Boulanger Robert, Mexique Guatemala. Paris : Hachette, 1977. [Guide Bleu 1977]

Camp Jean, Mexique. Genève : Les Editions Nagel, 1968. [Guide Nagel]

Cantos Jean, Michel Pierre, Porte Marie-Françoise, Mexique Guatemala Belize. Paris : Editions Delta, 1976- 4e édition. [Guide FMVJ]

Capart Arlette, Sallat Michel, L’Amérique pour une poignée de dollars. Paris : Air France, 1973. [Guide Air France spécial Jeunes]

Claramond Jacqueline (dir.), Mexique Guatemala. Paris : Nouvelles Frontières, 1975. [Guide Nouvelles Frontières]

Fodor Eugène (dir.), Mexique. Paris : Editions Vilo, 1974. [Guide Fodor]

Gloaguen Philippe, Duval Michel, Le Guide du Routard, Amérique du Nord Amérique centrale. Paris : Librairie Hachette, 1976. [Guide du Routard]

Karsenty Félix (dir.), Mexique. Paris : Editions Marcus, 1975. [Guide Poche-Voyage Marcus]

Ogrizek Doré (dir.), Le Mexique, Amérique centrale Antilles. Clichy : Editions Odé, 1955. [Guide Odé]

Pommeret Xavier, Mexique. Paris : Editions du Seuil, Collections Microcosme, 1964.

T’Serstevens Albert, Mexique, pays à trois étages. Paris : Arthaud, 1955.

Van Der Vynckt Bruno et Michèle, Mexique, mini guide pour mini budget, renseignements pratiques, récents, précis sur tout. Paris : B. Van Der Vynckt, 1977. [Guide Van Der Vynckt]

Villaret Bernard, Le Mexique aux 100 000 pyramides. Paris : Editions Berger-Levrault, 1963.

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Urbain Jean-Didier, L’idiot du voyage. Histoire de touristes. Paris : Payot & Rivages, 2002- 1ère édition 1991.

 

Pour citer cet article :

Raimbault Marion, « Le voyage au Mexique, rencontre avec l’altérité. La perception de l’Autre dans les premiers guides de voyage francophones sur le Mexique (1950-1970). », RITA, n° 3 : Avril 2010, (en ligne), Mise en ligne le 2 avril 2010. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/traits-dunion-thema-51/le-voyage-au-mexique-thema-140.html