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De l’antiterrorisme à la contre-insurrection : les indéterminations stratégiques des politiques d’assassinats ciblés aux États-Unis

Résumé

Dans le sillage du 11 septembre 2001, les politiques antiterroristes aux États-Unis ont subi une refonte caractérisée par une fusion des doctrines de contre-insurrection et d’antiterrorisme. Les deux logiques de répression et de prévention se conjuguent pour construire une stratégie d'éradication préventive des menaces, rendue possible à grande échelle par l’utilisation de drones armés.

La toile de fond de cette mutation est donnée par la guerre contre insurrectionnelle. C’est parce que l’ennemi est dit invisible et insaisissable qu’il apparaît nécessaire de s’adapter en proposant une nouvelle tactique. Toutefois, cette orientation stratégique se fait au prix d’une confusion entre les deux types de stratégies insurrectionnelle et terroriste. Cet article propose une critique interne des politiques d’assassinats ciblés pratiquées aux États-Unis en soulignant leurs contradictions stratégiques.

Mots clés : Contre-insurrection ; Antiterrorisme ; Contre-terrorisme ; Drones armés ; Assassinats ciblés.

 

 Abstract

After 9/11, US antiterrorism was recoined as counter-terrorism, inspired both by the traditional approach and by counterinsurgency strategies. The resort to Unmanned Aerial Vehicles, for it enables to preventatively eliminate potential threats, embodies how U.S counterterrorism strategy is based on a counterinsurgency approach.

This paper argues that targeted killings suffer from a conflation between antiterrorism and counterinsurgency. It paves the way to an internal criticism of targeted killings policies, conducted in strategic terms.

Keywords: Counterinsurgency; Antiterrorism; Counterterrorrim; UAVs; Targeted killings.

 

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Amélie Férey

Doctorante en Théorie Politique

CERI

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De l’antiterrorisme à la contre-insurrection : les indéterminations stratégiques des politiques d’assassinats ciblés aux États-Unis

 

Introduction

We have to work the dark side, if you will. We’ve got to spend time in the shadows in the intelligence world.(1)

Dick Cheyney, vice président des États-Unis, 16 septembre 2001.

          

          « Le gouvernement des États-Unis est très clair sur le dossier des assassinats ciblés. Ce sont des exécutions extrajudiciaires et nous ne soutenons pas cela. » Par cette déclaration de l’ambassadeur américain en Israël Martin Indyk (cité par Mayer, 2009), les États-Unis expriment fermement leur condamnation de la tactique utilisée par l’État hébreu. Lors de la seconde Intifada, Israël avait décidé d’éliminer préventivement ses ennemis, avant qu’ils ne conduisent des attentats contre la population civile. C’était en juillet 2001. Quatorze ans après, le nombre de personnes tuées dans ce type d’opération menées par les États-Unis s’élève à 3996, selon l’estimation la plus basse fournie par le Bureau of Investigative Journalism.(2) L’élimination extraterritoriale de terroristes présumés s’est banalisée. D’une position marginale, les drones armés(3) occupent désormais une place de choix dans les politiques contre-terroristes américaines.

Ce revirement est présenté par l’administration américaine comme une nécessaire adaptation à l’hybridité du terrorisme contemporain. Les assassinats ciblés désignent juridiquement l’utilisation de la force létale par un sujet de droit international avec l’intention préméditée et délibérée de tuer individuellement les personnes sélectionnées qui ne se trouvent pas sous la garde des États concernés (Melzer, 2008 : 5). Ils doivent permettre de « neutraliser » des personnes conduisant des attaques depuis des zones dites « sanctuaires », c’est-à-dire dans lesquelles le droit international n’autorise pas d’interventions armées. L’ambiguïté du terme terrorisme, objet de nombreux débats quant à sa définition (Meisels, 2008), est utilisée pour justifier ce choix politique. La difficulté posée par des groupes terroristes contemporains est qu’ils tendent à se confondre avec les branches armées d’insurrections locales (Merari, 1993). Ces dernières agissent de concert avec des cellules terroristes dans le but d’étendre l’insurrection à peu de frais et d’éroder la détermination de leurs adversaires à les combattre. Se crée alors un phénomène de « portes battantes » : ces combattants irréguliers utilisent la géographie légale de la guerre à leur avantage.(4) Ils bénéficient juridiquement de l’immunité donnée aux civils en temps de guerre, bien qu’ils conduisent de facto des combats au sein des zones de paix. En découplant la notion de champ de bataille de l’application du droit de la guerre, les assassinats ciblés seraient une tactique destinée à lutter contre ce type de phénomène juridique. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos tenus en 2009 par Léon Panetta, alors directeur de la CIA, sur le programme d’assassinats ciblés au Pakistan : « Très franchement, c’est la seule option possible (the only game in town) pour confronter ou tenter d’affaiblir le leadership d’Al-Qaïda ».(5)

La thèse de cet article est que le recours croissant aux frappes par drones révèle une évolution majeure dans la manière de concevoir l’antiterrorisme, qui se militarise en se conjuguant à des pratiques contre-insurrectionnelles. Les programmes d’assassinats ciblés dessinent donc en creux la question suivante : doit-on répondre à l’utilisation de tactiques terroristes par des insurrections en fusionnant des stratégies de contre-insurrection et d’antiterrorisme ? Répondre par l’affirmative supposerait de justifier le brouillage légal entre guerre et paix. Parce que le terrorisme représenterait une nouvelle forme de violence, il faudrait adapter l’encadrement de l’utilisation de la force létale par l’État. Comme le souligne Cofer Black, ancien directeur du centre de contre-terrorisme de la CIA : « Depuis le 11-septembre, nous ne mettons plus de gants blancs. » (Scahill, 2014 : 49) Ainsi, les distinctions entre armée et services de renseignement, entre maintien de l’ordre et droit de la guerre et entre contre-insurrection et antiterrorisme sont fragilisées. (I) Le programme Phoenix, mis en place par la CIA entre 1965 et 1972 au Viêtnam illustre la pensée stratégique qui justifie leur adoption. Ce dernier a servi pour partie de modèle aux politiques d’assassinats ciblés utilisées en Afghanistan et en Irak. (II) Les assassinats ciblés participent toutefois d’un flottement stratégique dommageable qui procède d’une confusion entre contre-insurrection et antiterrorisme. En l’absence d’un objectif précis, on peut alors s’interroger sur leur pertinence stratégique.

 

I. Les assassinats ciblés perturbent les cadres institutionnel, législatif et stratégique de la lutte antiterroriste

          Les assassinats ciblés répondent à une menace asymétrique. Aux États-Unis, ils commandent un élargissement du mandat de la lutte antiterroriste, en la faisant partiellement basculer sous la juridiction de l’armée. Cette adaptation stratégique se fait au prix d’une transformation du cadre juridique autorisant le recours à la force.

     A. Le double brouillage institutionnel : l’armée fait un travail de police et le renseignement se militarise

          Les opérations d’assassinats ciblés nécessitent la mise en relation d’un savoir sur les cibles avec un pouvoir, soit une capacité opérationnelle à frapper dans des contrées éloignées en l’absence d’appui terrestre. Elles se sont donc traduites au niveau institutionnel par un brouillage des compétences entre armées et agences de renseignement.

Le 11 septembre 2001 provoque un changement majeur dans la lutte contre le terrorisme aux États-Unis. L’administration américaine distingue en effet les activités dites « antiterroristes », visant à déjouer les attaques sur le territoire national, des activités dites de « contre-terrorisme ». Sous ce dernier vocable s’effectue un élargissement du mandat de la lutte contre le terrorisme, qui devient dès lors une « guerre contre la terreur ». Il s’agit dans les termes du département de la Défense d’entreprendre des « actions prises directement contre les réseaux terroristes, et indirectement pour influencer et rendre les environnements régionaux et mondiaux hostiles aux réseaux terroristes ». De ce fait, pour Pauletta Otis, « cela fait clairement entrer l’armée américaine dans le business de la sécurité intérieure. » (Otis, 2015 : 193) On observe donc un double mouvement : une paramilitarisation de la CIA d’une part, et un élargissement des compétences de l’armée d’autre part. Cette recomposition de la force donne une place de choix aux forces spéciales, véritable fer de lance de la guerre contre le terrorisme.

Tout d’abord, le département de la Défense américain a augmenté le nombre de ses forces spéciales, afin de faciliter la réalisation d’opérations clandestines.(6) Le rôle croissant pris par le Joint Special Operations Command (JSOC) illustre ce changement de mission. Sous l’autorité du département de la Défense, ses équipes ont conduit des frappes importantes comme l’opération « Trident de Neptune » ayant conduit à la mort d’Oussama Ben Laden. Les forces spéciales de l’armée américaine, les Navy SEALs, étaient pour l’occasion placées sous le commandement de la CIA. Cette opération réussie célèbre le mélange des genres qui s’effectue au nom de la guerre contre le terrorisme.

Parallèlement, la CIA s’engage plus activement dans des opérations paramilitaires. En plus de ses missions traditionnelles de renseignement, elle se spécialise dans le contre-terrorisme. Cela se traduit par des réaffectations de personnel : en 2001, le CTC (Centre de Contre Terrorisme de la CIA) comptait près de 300 employés pour 2000 aujourd’hui. De même, ce sont 20% des analystes qui se consacrent aujourd’hui à l’identification de cibles, parfois au détriment des autres tâches. (Mazzetti, 2014 : 11) Ensuite, les activités autorisées au nom du contreterrorisme s’élargissent : outre la collecte d’information et la prévention, elles comprennent désormais l’utilisation directe de la force.

Ce brouillage entre les compétences de l’armée et des services de renseignement explique la multiplicité des formes que prennent les assassinats ciblés. Ils sont utilisés dans des contextes distincts et la répartition des compétences entre l’armée et la CIA est floue. Les assassinats ciblés ont deux modalités principales connues : les raids de nuit effectués par des commandos des forces spéciales et les frappes par drones qui peuvent être opérées par un personnel civil. Les premiers ont pour finalité avouée de « capturer ou tuer » des individus considérés comme représentant une menace imminente pour la sécurité des États-Unis. Ils sont majoritairement conduits sous l’égide de l’armée dans le cadre d’interventions terrestres, en Irak ou en Afghanistan.(7) Quant aux frappes de missiles Hellfire, elles ont lieu dans des pays qui ne sont pas en guerre avec les États-Unis, et où ces derniers ne disposent pas de troupes au sol, comme au Pakistan, en Somalie et au Yémen. Toutefois, les informations sur ces deux programmes sont lacunaires, et cette répartition en deux volets n’apparaît pas de manière aussi tranchée en pratique. Certaines opérations de raids de nuit en Afghanistan et en Irak ont été chapeautées par la CIA (Alston, 2011 : 3). Cette répartition floue des compétences entre les programmes s’explique en partie par un objectif stratégique de dénégation.(8) La CIA permet de mener des actions clandestines avec plus de facilité que l’armée. D’un point de vue stratégique et politique, cela peut apparaître plus avantageux pour l’État, surtout lorsque les frappes ont lieu dans un autre pays souverain. Il n’est alors pas obligé d’en endosser immédiatement la responsabilité, ce qui permet d’apaiser la tension internationale. Cette utilisation de la clandestinité comme pare-feu à la reconnaissance d’une responsabilité étatique est toutefois conditionnée à la réussite de la frappe. En cas de bavure, les États-Unis ont parfois été amenés à reconnaître implicitement leur implication par le versement de compensations.(9)

     B. Du terroriste au combattant : l’importation d’une législation de guerre en temps de paix

          La lutte contre-terroriste vise à octroyer une plus grande latitude à l’armée et à la CIA dans leur recours à la force létale, par le biais d’une importance accrue donnée aux forces spéciales, placées sous un commandement partagé. Ce brouillage des compétences au niveau institutionnel se traduit par une déstabilisation des cadres juridiques enserrant l’utilisation de la force. En effet, justifier les assassinats ciblés nécessite un recours au paradigme de la guerre par opposition à celui du maintien de l’ordre.

La genèse de la tactique des assassinats ciblés illustre bien la porosité entre les deux paradigmes. Ils sont nés en tant que doctrine légale en Israël, dans le cadre de la seconde Intifada. Il s’agit donc dès leur origine d’une réponse à la guerre asymétrique(10) : ils doivent permettre de prévenir des attaques en autorisant le recours à la force létale contre des personnes traditionnellement protégées par le droit international des droits de l’Homme. Ils ont d’abord été justifiés en Israël comme une forme acceptable de maintien de l’ordre. Puis, face à une condamnation internationale croissante et des difficultés juridiques(11), ils ont été présentés comme une mesure en adéquation avec la théorie de la guerre juste (Gross, 2003 : 350 - 368). Les assassinats ciblés en Israël sont donc majoritairement conduits sous l’égide de l’armée. En cela, ils ont conduit à une redéfinition du terroriste qui se mue en insurgé. D’un civil devant être pris en charge par la police, il devient un combattant pouvant donc être contré par des moyens militaires. En 2006, la Cour Suprême israélienne a tranché cette question en utilisant la notion de civil participant aux hostilités, créée lors des Conventions de Genève.

Toutefois, cette tactique est critiquée précisément en vertu de la confusion qu’elle implique entre la figure de l’insurgé et celle du terroriste. Samy Cohen rapporte les propos tenus par le colonel de l’armée israélienne Itamar Yaar :

Le grand échec de la réponse israélienne au terrorisme est d’avoir mis les notions de “terrorisme” et de “guérilla” dans le même sac. Les gens [les militaires] ne parlent jamais de guérilla mais de terrorisme. Ce sont deux choses différentes qui demandent une réponse spécifique. […] Si l’on refuse cette confusion, alors on est mieux à même de comprendre que les atteintes aux civils ne sont pas légitimes. Quelquefois on entend dire : “un soldat vient d’être assassiné”. C’est ridicule. C’est un combattant “tué” dans une guerre. Sur ce sujet, il y a des débats dans l’armée mais pas de doctrine claire, formelle, reconnaissant cette complexité. (Cohen, 2009 : 238)

Face à des mouvements armés mêlant les deux méthodes, il faudrait donc réaffirmer la distinction entre le terroriste et les mouvements de guérilla qui observent dans une certaine mesure les règles du droit international, et en particulier le principe de distinction qui interdit d’employer la force contre des populations civiles.

Si les États-Unis ont d’emblée présenté les assassinats ciblés comme appartenant au paradigme de la guerre, ils les emploient indifféremment dans des contextes de contre-terrorisme et de guérilla. Il faut ici mesurer l’importance de l’évolution juridique entrainée par les assassinats ciblés. L’interprétation du droit international prévalant aux États-Unis avant l’adoption de l’autorisation de l’utilisation militaire de la force voulait qu’un État ne puisse tuer un individu hors de son territoire, sauf s’il s’agissait d’un combattant d’un pays avec lequel ce dernier était en guerre (Emmerson, 2013 : 6).

L’adoption par le Congrès américain de l’autorisation de l’utilisation de la force militaire le 14 septembre 2001 change la donne. Ce texte déclare une guerre contre le terrorisme, et autorise l’administration américaine à employer des moyens militaires contre Al-Qaïda et les forces associées. Les États-Unis considèrent qu’un conflit non international armé (CANI) les oppose à celles-ci. Cette base juridique leur donne un droit préventif à la légitime défense contre tout individu représentant une menace imminente, avec ou sans le consentement de l’État hôte : elle permet donc les assassinats ciblés.(12) George W. Bush signe également un « secret intelligence finding » permettant à la CIA d’entreprendre des actions létales clandestines. Cette nouvelle compétence vise particulièrement Oussama Ben Laden qu’il déclare vouloir « mort ou vif» (G.W. Bush cité par Harnden, 2001). C’est en vertu de cette interprétation que la CIA est autorisée à conduire des frappes de missiles Hellfire dans des pays alliés des États-Unis, comme au Pakistan et au Yémen. Elle dispose ainsi de sa propre flotte de drones pilotés depuis ses quartiers généraux à Langley, en Virginie(13), par un personnel civil, composé de militaires à la retraite, d’officiers de renseignement ou de contractants privés qui ne sont pas soumis au régime de responsabilité juridique de l’armée (Alston, 2010 : 7).

L’effort des juristes américains a donc été d’élargir le droit des conflits armés à la lutte contre le terrorisme. Les conséquences d’un tel élargissement sont controversées. Pour ses détracteurs, ce nouveau cadre juridique accentuerait dangereusement l’arbitraire de l’État. Dans le cas des assassinats ciblés, cela signifie la possibilité légale d’utiliser la force contre des individus, même nationaux,(14) en l’absence de procès. L’exécutif dispose donc d’une plus grande discrétion sur les raisons motivant son utilisation de la force, sur la preuve de l’impossibilité de la capture, et sur les mécanismes de compensation en cas d’erreur. Militariser le renseignement revient ainsi à autoriser la CIA à recourir à la force armée en l’absence des mêmes garde-fous légaux. Pour Philippe Alston, rapporteur spécial aux Nations Unies aux exécutions arbitraires, sommaires et extrajudiciaires, les assassinats ciblés représentent un coup d’État juridique qui repose sur la prémisse suivante : l’immunité de facto qui existe pour les membres de la CIA dans le cadre des activités d’espionnage pourrait être importée dans la sphère des activités létales de l’agence sans contrepartie juridique. Les membres des services secrets jouissent traditionnellement d’une quasi immunité vis-à-vis du droit international, contrairement à l’armée, puisque ces derniers opèrent dans une relative clandestinité qui les maintient hors du rayon d’action du droit. Le traitement des agents, lorsqu’ils sont découverts, dépend donc du bon vouloir des États concernés (Alston, 2011 : 292). La présence de soldats en territoire étranger est règlementée différemment. Ainsi, Hina Shamsi, membre de l’Union Américaine pour les libertés civiles, déplore le fait que l’ « on voit la CIA se transformer davantage en une organisation paramilitaire sans la supervision et la responsabilité (accountability) que l’on est en droit d’attendre traditionnellement de l’armée» (citée par Miller et Tate, 2011).

 

II. La militarisation des politiques antiterroristes américaines : l’antiterrorisme vu au prisme de la contre-insurrection

          Cette militarisation de l’antiterrorisme s’explique par une lecture spécifique de la menace asymétrique par la pensée stratégique américaine. Pour comprendre cette mutation, il convient de faire un détour par l’histoire de la contre-insurrection. Il existe deux genèses principales aux programmes d’assassinats ciblés américains : l’héritage d’Israël et de sa politique d’assassinats ciblés mise en place lors de la seconde Intifada, et le programme Phoenix mené par la CIA dans le cadre de la guerre du Vietnam. Ce dernier dessine une histoire conjointe de la contre-insurrection et de l’assassinat : par la précision et le ciblage qu’il impose, il est vu comme une réponse tactique avantageuse.

     A. La stratégie de contre insurrection au Vietnam

          La notion de contre-insurrection renvoie à l’héritage colonial et aux guerres d’indépendance. Il s’agit d’accorder à l’armée des pouvoirs de police afin de s’adapter à un ennemi asymétrique. L’information est la clé de la lutte contre-insurrectionnelle, permettant de faire un usage discriminé de la force. Les agences de renseignement sont donc logiquement sollicitées par l’armée afin de démanteler les réseaux grâce à l’établissement de listes de noms de personnes à abattre – obtenues au besoin sous la torture – dans le cadre des assassinats ciblés répond stratégiquement à ce problème d’identification de l’ennemi. Ces listes rempliraient la fonction de l’uniforme et assureraient un meilleur respect du principe de distinction. Pour Michael L. Gross, ces « tueries nommées » (« named killing ») seraient un moyen de permettre aux soldats d’identifier les combattants ennemis malgré leur absence d’uniformes (Gross, 2010 : 103).

Le programme Phoenix est un exemple d’implication de la CIA non seulement dans un conflit militaire, mais également dans un programme d’assassinat à grande échelle. Il avait pour ambition de cibler l’« infrastructure » du Front National de Libération du Sud Vietnam (FNL). Mises en place de 1965 à 1972 par William Colby, alors chef de station de la CIA à Saigon, les Unités de Reconnaissance Provinciale étaient ainsi chargées d’identifier, de capturer ou de tuer les membres du FNL placés sur la liste des cibles. Elles seraient responsables de la mort de 25 000 membres des FNL (Valentine, 1990 : 13). Auparavant appelées équipes de contre-terreur, elles étaient constituées de forces paramilitaires sud vietnamiennes embauchées par l’agence. Les listes étaient établies dans les centres d’interrogation régionaux, connus pour leur emploi de la torture. Officiellement, le but de ce programme était de protéger la population civile sud vietnamienne. Ainsi que le souligne Douglas Valentine :

Colby a défini Phoenix comme un programme de sécurité interne destinée à protéger « le peuple » des « terroristes communistes ». Et, en définissant « le peuple » comme distinct du VCI, comme assujetti à la terreur du VCI, et comme participant volontairement au programme, il a établi un impératif moral pour Phoenix. (Valentine, 1990 : 316)

L’ambition stratégique de Phoenix se situe donc d’emblée dans la contre insurrection, qui fait de la protection de la population civile son moteur. Son but est de couper les insurgés de la population, sans laquelle ils ne peuvent parvenir à se cacher. Il s’agit de « gagner les cœurs et les esprits ».(15) Le problème tactique posé par la guerre insurrectionnelle est que l’ennemi ne cherche pas la confrontation. Au contraire, il tend plutôt à l’éviter, afin de jouer sur l’érosion de la légitimité politique de la partie la plus forte au fil du temps. Cela doit l’amener vers une victoire politique, qui prime sur les réussites militaires.(16) L’utilisation d’une force discriminée prend dans ce contexte une importance décisive.

     B. Permanence des critiques stratégiques

         Or, si les assassinats ciblés ont d’abord été vus comme un bon compromis entre la volonté de ne pas s’aliéner la population et la nécessité de faire cesser les violences par le moyen de la dissuasion, ils sont soupçonnés d’être à terme contre-productifs. Ainsi, cette implication de la CIA dans le conflit vietnamien a été critiquée précisément au regard de cet impératif stratégique. L’historiographie de ce programme est révélatrice des atermoiements stratégiques liés à l’utilisation par l’agence de la force létale. Les éliminations conduites par les Unités de Reconnaissance Provinciale nuiraient à la légitimité des États-Unis en terrorisant la population locale. Lors des auditions menées au Congrès américain en 1971, Phoenix est critiqué pour répondre au terrorisme en employant des moyens d’action similaires, se privant ainsi d’arguments moraux pour condamner l’emploi de tactiques terroristes par les membres du FNL (Valentine, 1990 : 326). Cette critique fait écho à celle du Général McChrystal à propos du programme d’assassinats ciblés en Afghanistan. Dans un entretien accordé en décembre 2013 à l’agence Reuters, l’architecte de la contre-insurrection américaine en Afghanistan avait déclaré :

Le ressentiment généré par l’utilisation américaine des frappes par drones (unmanned strikes) est bien plus grand que ce que la majorité des Américains imaginent. Ils sont haïs d’une façon viscérale, même par des personnes qui ne les ont jamais vus, ni n’en ont ressenti aucun des effets.

Le deuxième point de discorde dans l’évaluation du succès stratégique de Phoenix concerne son ciblage. La possible manipulation du programme par les autorités sud vietnamiennes à des fins de répression politique est évoquée. Au lieu d’être cantonné à des cibles haut placées dans l’infrastructure du Viet Cong, le programme s’attaque au fil du temps à des « mid levels » ou simplement à des opposants politiques, gagnant ainsi en impopularité auprès de la population autochtone (Rosenau, Lang, 2009 : 14). Loin de l’objectif initial de protection, la population percevrait alors le programme comme un danger. Ce dernier manquerait ainsi son but de construction de légitimité pour l’intervention armée des États-Unis, en élargissant sans cesse le nombre de ses cibles. Douglas Valentine blâme la politique de rétribution par des primes données aux membres des équipes de contre-terreur pour chaque « neutralisation » effectuée (Valentine, 1990 : 321). Enfin, le programme serait utilisé pour renforcer la légitimité de la CIA auprès de l’échelon politique, chiffres à l’appui, au détriment de la réalité du terrain qui voit grandir l’impopularité de celui-ci. La tactique des assassinats ciblés n’est donc pas suffisante pour gagner une insurrection. Il est intéressant de noter que le document de la Rand Corporation produit en 2009 tente de réhabiliter le programme Phoenix précisément en expliquant qu’il ne s’agit pas d’un programme d’assassinat. Pour les auteurs de ce rapport, Phoenix a souffert d’une incompréhension stratégique : si le recours à l’assassinat explique sa faillite, il doit être réhabilité pour le partage des renseignements qu’il a initié. Ces derniers pointent ainsi du doigt l’impact négatif de l’atmosphère de secret entourant le programme. Sa clandestinité liée à l’implication de la CIA aurait joué comme facteur supplémentaire d’illégitimité. (Rosenau, Lang, 2009 : 18)

En résumé, les campagnes d’assassinats feraient donc pencher la balance de la légitimité du mauvais côté, dans un contexte où celle-ci acquiert une importance décisive. Si le programme remplit son objectif tactique, son échec est majoritairement imputable à ses retombées politiques négatives, qui desservent la stratégie d’ensemble.

Ainsi, cette première implication de la CIA dans un conflit militaire a donc été perçue comme dommageable.(17) La réputation de la CIA en est sortie ternie.(18) Les abus auxquels s’est livrée l’agence dans ce cadre expliquent le décret présidentiel de 1976 bannissant l’assassinat politique et réformant la communauté du renseignement américaine.(19) Stipulant qu’« aucune personne employée par les États-Unis ne doit s’engager, ou conspirer à s’engager, dans l’assassinat politique», le décret présidentiel 11905 réaffirme l’importance de la distinction entre les missions de conseil et de décision pour la séparation des pouvoirs. Les conclusions de l’agence doivent être remises aux mains de l’exécutif, qui doit ensuite décider des moyens à prendre.

Le programme Phoenix constitue donc une première tentative d’élargissement de l’antiterrorisme à des fins contre-insurrectionnelles. Ce mélange des genres n’apparait pas concluant du point de vue stratégique.

     C. Phoenix renait de ses cendres

La recrudescence du terrorisme à la fin des années 1990 conduit à une réévaluation de cette tactique. L’agence va donc être une nouvelle fois impliquée dans des activités paramilitaires d’éliminations d’insurgés. Georges Tenet prend la tête de la CIA en 1997 et décide de mettre sur pieds des forces spéciales (Special Operation Group - SOG) capables d’agir en Afghanistan (Alston, 2011 : 48). Parallèlement, à la suite des attaques à la bombe sur les ambassades américaines de Tanzanie et du Kenya, le Président Clinton demande en 1998 à modifier le décret présidentiel 12333, qui renforçait celui du Président Ford en l’élargissant à toute forme d’assassinat. Il admet alors l’exception des actes terroristes. Philip Alston montre que cette nouvelle interprétation est le fruit d’un travail d’audit fait au sein de la CIA pour étendre les missions traditionnelles de l’agence et pour y inclure le droit de tuer. En 2001, forte de ses nouvelles capacités opérationnelles et de l’extension de ses compétences juridiques, la CIA déploie ses forces spéciales en Afghanistan avant le lancement de la campagne militaire (Mazzetti, 2014 : 12-13). Ces dernières conduisent des éliminations en s’appuyant sur des milices locales, sur le modèle du Vietnam (Alston, 2011 : 49). La CIA et l’armée travaillent donc ensemble et appliquent les directives du F3EA, acronyme de Find, Fix, Finish, Exploit, Analyze. Cette approche connaît des succès tactiques. Elle est également employée en Irak. Toutefois, les critiques formulées à son égard entrent en résonnance avec celles du programme Phoenix. Dans le manuel de contre-insurrection américain de 2006, David Petraeus explique :

Tuer les insurgés - bien que nécessaire, particulièrement en ce qui concerne les extrémistes – ne peut pas à lui seul défaire une insurrection. La victoire est obtenue lorsque la population consent à la légitimité du gouvernement et arrête activement et passivement de soutenir l’insurrection. (Army Field Manual, 2006)

 

III. Une fusion problématique

          Cet aperçu historique permet de montrer la toile de fond stratégique qui justifie l’adoption à grande échelle d’une politique d’assassinats ciblés. Le programme Phoenix témoigne de la contradiction interne à appliquer des remèdes anti-terroristes à des insurrections.

     A. L’explication institutionnelle de la réévaluation des tactiques d’assassinats ciblés

           L’observateur est alors face à un paradoxe. Les politiques d’assassinats ciblés sont considérées comme un échec au Viêtnam, en Afghanistan et en Irak. Leurs succès tactiques ne semblent pas contrebalancer le coup qu’ils portent à la stratégie d’ensemble. Ils sont un vecteur de délégitimation de la partie y ayant recours. Or, si la tactique des assassinats ciblés au plan contre-insurrectionnel a été réévaluée, elle ne l’a pas été dans son versant contre-terroriste. Au contraire, elle a joui d’une presse favorable en raison du rapprochement historique entre insurrection et terrorisme. La CIA recourt aux frappes par drones dès 2002.(20) Depuis, le programme s’est développé, et ce malgré les critiques pointant du doigt leur inefficacité (Zenko, 2013). Or, si les assassinats ciblés ne fonctionnent pas dans le premier cas, comment expliquer l’absence de révision de cette politique?

Le contexte politique dans lequel est pris la CIA fournit un élément de réponse. L’agence cherche à prouver sa pertinence depuis la fin de la guerre froide. Sur le plan symbolique, les années 1960-70 constituent l’heure de gloire de celle-ci. Son budget est exponentiel et elle parvient à construire une relation privilégiée avec les différents présidents. Puis, suite aux révélations portant sur des écoutes illégales et sur des tentatives d’assassinats politiques, la CIA subit une forte coupe budgétaire. Sa réputation est endommagée (Turner, 2014 : 11). Mark Mazzetti souligne à quel point il était donc opportun pour elle de réaffirmer sa raison d’être en redéfinissant ses missions autour de l’antiterrorisme (Mark Mazzetti, 2014 : 9 - 23). La prise en charge de l’antiterrorisme en plus de ses compétences traditionnelles constitue en effet pour l’agence une forte extension de ces pouvoirs. Cette redéfinition ne s’est pas faite sans heurts. Le programme de drones déclenche une opposition de la part de ceux que Mark Mazzetti nomme « la génération Church », du nom de la commission Frank Church à l’origine de l’interdiction de l’assassinat à la CIA en 1975. Ils expliquent que celui-ci se fait au détriment des missions traditionnelles de l’agence. Par exemple, les ressources déployées pour construire le programme assassinats ciblés auraient nuit à l’analyse politique d’autres problèmes. Cela expliquerait l’échec de l’agence à prévoir le printemps arabe (Miller et Tate, 2011). Il est difficile de trancher entre ses différents arguments, car l’évaluation stratégique du programme est compliquée par la position de « double casquette » dans laquelle est placée la CIA (Alston, 2011 :7). Elle est effectivement chargée d’évaluer les stratégies antiterroristes, mais, puisqu’elle s’occupe elle-même des frappes par drones, la position de juge et partie dans laquelle elle est placée sème le doute sur l’intégrité de ses analyses. Plusieurs membres de l’administration se sont ainsi inquiétés du risque de brouillage des compétences que cela pouvait entraîner. Comme le réaffirme en 2004 le rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis, les missions traditionnelles de l’agence de renseignement sont : « la propagation, extraditions spéciales, ou la perturbation non militaire. »(21) Elle demande ainsi à ce que les opérations paramilitaires soient effectuées uniquement par le département de la Défense, puisque cela fait partie de ses compétences traditionnelles : il n’est donc pas nécessaire que les États-Unis aient deux institutions faisant le même travail. La Maison Blanche a toutefois rejeté ces recommandations (Jehl et Brinkley, 2005).

Le positionnement politique de la CIA dans la lutte avec le département de la Défense fournit donc un élément explicatif de l’adoption de politique d’éliminations ciblées (Traillat, 2013). Toutefois, cet article gage que la raison de cette non réévaluation est plus profonde que la simple politique interne de l’agence. Elle prend racine dans une confusion stratégique entre contre-insurrection et antiterrorisme. Il est donc possible d’opérer une critique interne du programme d’éliminations ciblées. (22)

     B. Des contextes distincts : les mouvements terroristes et insurrectionnels posent-ils le même type de menaces ?

         Les politiques d’assassinats ciblés ont été adoptées à cause du rapprochement historique entre insurrection et terrorisme. Le terrorisme répondrait aux besoins tactiques des guérillas de se battre dans les milieux urbains (Gross, 2010 : 180-181). L’administration américaine subsume donc des menaces de nature différente et y répond par la même politique d’assassinats ciblés.

Cette déclinaison de l’antiterrorisme au mode contre-insurrectionnel repose sur un consensus sur l’hybridité de la menace. Aussi, les termes de terrorisme et de guérilla tendent à être utilisés de manière indistincte, pour qualifier les actions de groupes armés à l’agenda bien établi, et des structures plus lâches aux revendications floues. Si les insurrections se dotent souvent d’une branche terroriste, il n’est pas sûr que ce mouvement parallèle autorise la confusion entre les deux. Guérilla et terrorisme renvoient à des stratégies différentes. Confondre les deux présente plusieurs risques stratégiques, dont le principal est d’étendre les revendications de l’insurrection d’un échelon local à un échelon global.

     C. Une généralisation de l’agenda ?

         Mener des actions de contre-insurrection sous couvert d’antiterrorisme dans des pays souverains disposant de leur propre État paraît être une entreprise périlleuse. Théoriquement, c’est l’État en place contesté par l’insurrection qui doit agir, car c’est à cette condition qu’il sera renforcé dans sa légitimité. Or, ce principe n’est pas toujours respecté dans la politique actuelle menée par les États-Unis dans les éliminations ciblées. L’analyse des frappes faites au nom de la prévention de la menace terroriste dans les cas pakistanais et yéménite laisse suggérer que les États-Unis sont bien plutôt engagés dans une action contre-insurrectionnelle qui ne dit pas son nom. Ainsi, leurs interventions, même lorsqu’elle est faite au nom de l’État hôte, sont souvent décrites comme une source d’ingérence. Lorsque l’agenda des insurgés est local, l’implication de drones américains présente donc le danger de le généraliser. L’aspect « stratégiquement » contre-productif des frappes par drones dans la lutte contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique a été souligné par Farea Al-Muslimi, journaliste indépendante yéménite, lors des auditions sur la politique d’assassinats ciblés au Sénat américain. Selon la journaliste, elles desserviraient la stratégie globale de lutte contre le terrorisme puisqu’elles corroboraient la thèse défendue par Al-Qaïda selon laquelle l’Amérique est en guerre avec le Yémen. Elles créeraient plus de militants en entretenant le sentiment anti-américain. Elles poseraient un problème d’image en associant l’Amérique à la mort et à la destruction. Elles conduiraient également à une déstabilisation de l’autorité du gouvernement yéménite en avivant les tensions internes au Yémen au bénéfice d’Al-Qaïda. Dans le sillage de la génération « Church », Farea Al-Muslimi défend l’idée que la lutte contre le terrorisme passe d’abord par une analyse des acteurs en présence, par une collecte d’information, ainsi que par l’utilisation de campagnes de contrepropagande.

     D. Le piège de l’insurrection : une solution militaire ou politique ?

          Une stratégie insurrectionnelle classique est de miser sur une défaite politique de la partie la plus forte. Les insurgés, au fait de leur infériorité militaire, tablent sur la fatigue politique de leur adversaire et l’érosion de sa détermination à le combattre. Les démocraties, parce qu’elles font reposer la légitimité des interventions sur l’opinion publique, y seraient particulièrement sensibles. Dans une guerre asymétrique, les insurgés gagnent donc à déplacer le conflit sur le terrain politique. Ils utilisent des tactiques terroristes afin de faire durer le conflit, en conduisant des opérations dites « hit and run ». Au contraire, afin de conserver une légitimité politique, le pouvoir contre insurrectionnel doit cantonner la discussion à une approche militaire, et encourager des acteurs politiques locaux comme relai sur le terrain.

Or, l’expérience du programme Phoenix montre qu’une campagne d’assassinats délégitime l’acteur en place dans la contre-insurrection. Les appliquer à l’antiterrorisme reproduit ce phénomène de glissement sur un terrain politique et de discussions sans fin sur la légitimité du recours à la force.

Cela entraine une incertitude sur la solution de sortie à adopter : doit-elle être militaire ou politique ? Un mouvement terroriste ne bénéficie pas de la même légitimité qu’un groupe insurgé : il ne s’agit pas de négocier avec lui l’arrêt des hostilités. C’est pourquoi la lutte contre le terrorisme implique une logique non pas militaire mais criminelle. Confondre les deux figures fait obstacle à une sortie politique du conflit. En effet, comment faire lorsqu’il n’y a pas de traités à signer ? En l’absence d’interlocuteurs légitimes, avec qui conclure une paix ? Cette indétermination de ce que recouvre la victoire pose le problème de la défaite nécessaire de la réponse militaire, illustrée par le mythe de Sisyphe(23), ou par la figure de l’hydre qui dit l’impossibilité de la tâche. En outre, c’est précisément au nom de la lutte antiterroriste que l’on nie aux insurgés un caractère politique, ce qui contribue à la confusion entre les deux figures (Campana ; Hervouet, 2013 – 8). En résulte une méprise sur les finalités respectives de l’antiterrorisme et de la contre-insurrection.

Conclusion 

         Nous avons montré ici qu’il existe donc un conflit entre les deux finalités auxquelles contre-insurrection et antiterrorisme répondent. L’évaluation de leur succès respectif obéit à des critères différents. La contre-insurrection répond à un objectif de répression : il s’agit d’éradiquer la menace par la force militaire et de démanteler les réseaux. Une action de contre-insurrection possède donc une limite temporelle : un retrait des troupes ou une victoire sont possibles. L’antiterrorisme vise d’abord à déjouer les actions violentes sur le territoire de l’État visé, ce qui nécessite une bonne connaissance des réseaux et des acteurs en place. Il ne suppose pas d’imposer une alternative politique. Ses finalités diffèrent donc de la contre-insurrection. Elargir le mandat antiterroriste à la lutte anti-insurrectionnelle comporte ainsi le risque de confronter la lutte antiterroriste au piège de l’insurrection. Cela expliquerait l’impasse stratégique des politiques d’assassinats ciblés telles que menées actuellement par l’agence centrale de renseignement américaine.

 

Notes de fin
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(1) URL : http://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/iraq-war-on-terror/topsecretamerica/transcript-6/. Consulté le 2 mai 2016.

(2) Ce chiffre est l’estimation la plus basse donnée par le Bureau of Investigative Journalism au 1er Septembre 2015. L’estimation la plus haute est de 6 698 personnes tuées. [URL : https://www.thebureauinvestigates.com/category/projects/drones/drones-graphs/. Consulté le 2 mai 2016]

(3) Les drones armés doivent être distingués des assassinats ciblés en tant que tels. Les drones ne sont qu’une des modalités que cette tactique peut prendre.

(4) Voir la décision rendue par la Cour Suprême israélienne n°769/02, (2006), Public Comm. Against Torture in Israel v. Gov’ t of Israel, p.2. (référée ici sous la dénomination :HCJ, 2006).

(5) Ma traduction. [URL :https://www.cia.gov/news-information/speeches-testimony/directors-remarks-at-pacific-council. Consulté le 2 mai 2016]

(6) Les opérations clandestines, dans lesquelles le contenu de l’opération est caché, sont à différencier des opérations couvertes, où c’est l’identité du commanditaire qui est dissimulée. Voir Melzer, Nils (2008 : 9).

(7) Voir le documentaire de Rowley, Richard (2013) Dirty Wars. Il est basé sur le livre de Jeremy Scahill, (2014) Dirty Wars: The World Is a Battlefield et met en scène ce dernier lors de son enquête sur les opérations de raids de nuit menées par le JSOC. Jeremy Scahill est également l’un des principaux journalistes ayant révélé les informations du lanceur d’alerte sur les drones en novembre 2015, via le magazine en ligne qu’il a créé The Intercept.

(8) Entretien conduit par l’auteur avec le Colonel Daniel Reisner, octobre 2014, Tel Aviv.

(9) Entretien par l’auteur avec Letta Tayler, septembre 2013, Jérusalem.

(10) Les assassinats ciblés sont à distinguer des assassinats opérés par les services secrets, comme ce fut le cas en Israël après l’attentat des J.O de Munich qui coûtèrent la vie aux athlètes israéliens. En effet, les assassinats ciblés sont une catégorie juridique permettant l’emploi de la force armée par l’activation d’un droit préventif à la légitime défense.

(11) Les pratiques d’assassinats ciblés sont aujourd’hui encadrées par un arrêt de la Cour suprême Israélienne. Il résulte d’une bataille juridique, notamment concernant le cas Salah Shehadeh. Une requête avait été déposée en utilisant la clause de compétence universelle en Espagne. Sur l’histoire de cette bataille juridique, voir : Weill, Sharon (2009) « De Gaza à Madrid, l’assassinat ciblé de Salah Shehadeh », Le Monde Diplomatique, septembre 2009, 12 -13. [URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2009/09/WEILL/18101. Consulté le 2 mai 2016]

(12) Voir l’interprétation juridique de la note blanche du département de la justice américain, révélant la justification légale des frappes contre des nationaux. Department of Justice White paper, NBC news, 4 février 2013.

(13) La CIA dispose également de nombreuses bases de drones. Voir : Zenko, Micah ; Welch, Emma (2012) « Where the drones are ? Mapping the launch pads for Obama's secret wars », Foreign Policy. [URL :http://foreignpolicy.com/2012/05/29/where-the-drones-are/. Consulté le 2 mai 2016]

(14) La mort d’Anwar Al-Awlaqi, citoyen américain disposant également d’une nationalité yéménite, lors d’une frappe par drone américaine en septembre 2011, a ainsi provoqué une controverse aux Etats Unis sur la légalité d’un assassinat ciblé visant un citoyen.

(15) Il a été utilisé pour la première fois par le général Lyautey en Chine. Il est employé par la Grande Bretagne contre le soulèvement communiste en Malaisie, sans succès car selon Hervé Coutau-Bégarie : « Il fallait gagner les cœurs qui pouvaient l’être et frapper les esprits des autres. » Cette expression est également employée pour dénoncer les assassinats ciblés et en particulier les frappes par drones en expliquant que cela aliène les populations civiles.

(16) C’est de ce contexte stratégique qu’est née l’idée que les démocraties seraient impuissantes face à l’insurrection, alors que c’est d’abord l’impuissance d’une réponse militaire et non politique qui est démontrée ici.

(17) On note récemment toutefois un changement de perception du programme Phoenix. Plusieurs articles de recherches sont parus en expliquant les succès tactiques de ce programme. Voir : Rosenau, William ; Lang, Austin (2009). « The Phoenix program and contemporary counterinsurgency », Policy paper, RAND Corporation.

(18) Voir également les révélations sur les tentatives fantaisistes d’assassinat de Castro, de surveillance de masse, ou de tentative de renverser des gouvernements démocratiquement élus. Voir Thomas, Gordon (2007). Les armes secrètes de la CIA : tortures, manipulation et armes chimiques, Points : Paris.

(19) Cette interdiction de l’utilisation de la force létale n’inclut pas les frappes extraterritoriales comme en Libye contre Qaddafi en 1986 ou contre Ben Laden en 1998. Voir Melzer, Nils, Ibid.

(20) Elle a lieu au Yémen et touche Al Harithi. Voir : « U.S. missile strike kills al Qaeda chief », CNN, Tuesday, Novembre 5, 2002. [URL :http://edition.cnn.com/2002/WORLD/meast/11/05/yemen.blast//Consulté le 2 mai 2016]

(21) Commission nationale sur les attaques terroristes contre les Etats-Unis, également appelée : commission du 11 septembre. (« THE 9/11 COMMISSION REPORT ») (2004), 415–16 [URL :http://www.9- 11commission.gov/report/911Report.pdf. Consulté le 2 mai 2016] Ce passage est cité dans Alston (2009 : 285).

(22) Cette critique n’invalide pas mais vient plutôt compléter la critique externe conduite en termes politiques.

(23) Dans la mythologie grecque, Sisyphe, après avoir défié Zeus, est condamné à acheminer un rocher en haut d’une montagne. Chaque jour, une fois la tâche terminée, le rocher roule au flanc de celle-ci, et Sisyphe doit recommencer éternellement sa besogne.

 

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Pour citer cet article

Amélie Férey, « De l’antiterrorisme à la contre-insurrection : les indéterminations stratégiques des politiques d’assassinats ciblés aux États-Unis. », RITA [en ligne], n°9 : 2016, mis en ligne le 3 juillet 2016 . Disponible en ligne http://revue-rita.com/dossier9/de-l-antiterrorisme-a-la-contre-insurrection-les-indeterminations-strategiques-des-politiques-d-assassinats-cibles-aux-etats-unis.html