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Pourquoi s’intéresser à l’histoire de la sociologie ?

Résumé

Ce texte se propose de réfléchir à l'intérêt que peut avoir la pratique de l'histoire de la sociologie pour les jeunes sociologues. Cette discipline est souvent négligée par les doctorants alors qu'elle recèle des apports importants. Ainsi, étudier en profondeur le travail des prédécesseurs permet d'éviter les fausses découvertes, de comprendre comment fonctionne le champ d'étude auquel on se rattache et de prendre du recul sur sa propre pratique.

Mots clefs : Histoire de la sociologie ; Concepts ; Bibliographie ; Découvertes.

Abstract

This text offers a reflexion about the interest that the practice of the history of sociology may have for young sociologists. This discipline is often neglected by the PhD students in spite of his obvious utility. Thus studing in depth the work of the predecessors allows to avoid the false discoveries, to understand how works the field of study and gives a chance to analyze ones own scientific practice.

Key words : History of sociology; Concepts; Bibliography; Discoveries.

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Christophe Brochier

Maître de conférences en sociologie

Université Paris 8, laboratoire CREDA-IHEAL

 

Pourquoi s’intéresser à l’histoire de la sociologie ?

 

Introduction

          L’importance du travail de terrain est aujourd’hui reconnue en sociologie et peu de doctorants se consacrent désormais à l’histoire des idées en sciences humaines. Ce phénomène est renforcé dans les études latino-américaines qui sont souvent embrassées par des étudiants désireux d’une expérience réelle, vécue, des Amériques. Il faut, sans doute, se réjouir de cette situation qui amène les futurs chercheurs professionnels à maîtriser personnellement les méthodes et les pratiques de l’enquête de terrain. Il n’en demeure pas moins qu’une dose d’érudition peut rendre des services au jeune chercheur même le plus épris de fieldwork. La chose ne se perçoit pas immédiatement ; il faut s’être intéressé un peu longuement à l’histoire des idées et à l’histoire des sciences pour concevoir clairement l’intérêt qu’un savoir minimal en ce domaine peut avoir. J’aimerais, dans ce court texte, dégager quelques apports évidents que l’étude d’une partie de l’histoire de la sociologie peut avoir pour n’importe quel doctorant.

I.   Quelle histoire de la sociologie ?

          Avant de débuter notre plaidoyer il est nécessaire d’apporter quelques précisons théoriques et bibliographiques. Notre propos n’a de sens que si l’on dit clairement ce que l’on entend pas « histoire de la sociologie ». L’une des raisons qui rendent les doctorants relativement insensibles à cette branche de l'histoire des idées est la forme de « systématique » qu’elle adopte généralement. Merton avait désigné par ce terme, dans un texte désormais classique (Merton, 1968), la tendance à ne présenter l’histoire de la discipline que sous la forme d’une sélection de grands auteurs ou de grands textes présentés comme des étapes indispensables. Dans cette configuration, l’« histoire » de la sociologie n’est pas à proprement parler le résultat d’un vrai travail d’historiographie. Elle est tout au plus une leçon pour étudiant à l’arrière plan idéologique et épistémologique non explicité. Il en va ainsi pour les sciences humaines comme pour les sciences dures. Une véritable histoire devrait décrire l’ensemble du milieu social concerné, ses figures célèbres et ses participants restés dans l’ombre, leurs conditions de travail et de carrière, les institutions dans lesquels ils évoluent, l’organisation des recherches et leur valorisation, la diffusion des supports, le public, les financements etc. De cette manière on s’éloigne radicalement de l’histoire traditionnelle des idées, souvent inspirée par l’histoire de la philosophie et qui dresse généralement un panorama de la succession des positions idéologiques expliquées par le jeu d’ « influences » et un rapport vague au contexte social, politique ou idéologique. Il va sans dire que le programme opposé que j’ai esquissé est très loin d’être rempli, y compris dans les pays fondateurs de la discipline. Mais l’essentiel n’est pas là. Je voudrais rappeler ici que l’histoire de la sociologie doit être regardée comme une entreprise ne se limitant pas à ce que proposent les manuels les plus courants. Par ailleurs, s’il n’y a pas de texte satisfaisant à notre cahier des charges, il est cependant évident que depuis 20 ou 25 ans, en France et ailleurs, des chercheurs dégagent des voies pour une nouvelle histoire des sciences sociales (histoire des recherches, histoire des laboratoires, histoire des réceptions, etc.). Ces textes peuvent inspirer aux doctorants un nouveau regard ou une nouvelle envie. Avant d’aller plus loin nous regarderont deux exemples.

II.  Exemples de travaux récents

          Le livre de Philippe Masson,  Faire de la sociologie est assez caractéristique d’une nouvelle manière d’envisager l’histoire de la sociologie. L'auteur pose comme fondement à son entreprise que « l’histoire de la sociologie française est donc avant tout celle de ses enquêtes et de ses formules de recherche et non celle de ses théories, de ses notions, de ses supposées écoles » (Masson, 2008 : 6). Pour cela, il décrit la sociologie française depuis les années 1950 en se concentrant sur un certain nombre d’enquêtes influentes. Pour chacune de ces enquêtes, Masson décrit le contexte plus large des recherches de l’époque. L’une des conséquences est souvent de dissiper l’illusion de singularité. Il montre la façon dont les différentes parties de chaque livre ont pu être interprétées. Il replace les concepts dans leur contexte historique. Il explique le succès de chaque livre en montrant ce qui a pu frapper les différents types de lecteurs. Il replace enfin toujours les œuvres dans le contexte du fonctionnement de la sociologie de l’époque. Il évite ainsi les risques de déformation du sens de l’œuvre au fil des années

Le livre de Jean-Michel Chapoulie La tradition de Chicago (2002) est aujourd’hui considéré comme la référence sur le sujet. L’auteur part du principe qu’une histoire de la sociologie ne doit pas être une simple histoire des idées mais une histoire des institutions, de leurs agents et des fruits de leur travail. Les idées ne sont jamais indépendantes de cet arrière plan. La tradition (et non l’école) de Chicago est donc envisagée non pas à partir d’une série de points communs assurant automatiquement une continuité entre les époques mais au contraire en étudiant comment un certain nombre d’individus (à la biographie clairement exposée) ont travaillé ensemble dans une même université à des recherches qu’il fallait pouvoir financer. Chaque acteur est replacé dans le monde qui est le sien et chaque entreprise de recherche est regardée à partir des contraintes réelles et de son déroulement concret. Les divergences et les facteurs de diversité apparaissent alors aussi largement que les points de convergence.

Ces deux exemples illustrent des tentatives comparables pour faire sortir l’histoire de la sociologie d’un schéma focalisé sur les idées et les présentant seulement comme le produit d’autres (1) idées. Ils reposent sur le principe que le rapport au contexte social doit être précisé et documenté. Ils mettent également en pratique le principe suivant lequel la production intellectuelle prend la forme de textes composés à partir d’étapes concrètes que l’on peut en partie connaître. Comprendre ces textes ne signifie pas seulement les relire et les expliquer mais mettre en évidence leur processus de production.

Ce programme de recherche se matérialise également dans des textes portant sur la façon dont se sont déroulées au jour le jour des enquêtes célèbres. Les intentions peuvent être simplement documentaires (Peretz, 2004), mais elles peuvent également viser à reconsidérer la portée des ouvrages. Ainsi dans une série de livres et d’articles, âprement discutés, l’anthropologue Derek Freeman a-t-il reconstitué le parcours de recherche de Margaret Mead dans les îles Samoa en 1925-26 (Freeman, 1983). Il en tire le constat que la célèbre anthropologue avait un schéma préalable en tête et qu’elle a orienté son travail de façon à voir ses idées (la liberté sexuelle des jeunes filles notamment) confirmées.

Ces deux exemples sont des livres faciles à lire et peuvent constituer des incitations à se pencher sur l’histoire de la discipline. Les raisons pour un doctorant d’être sensible à cette perspective sont multiples et l’une apparaît immédiatement : réfléchir à ce que l’on fait quand on pratique la sociologie. Seul un regard sur ce qu’ont réalisé les autres chercheurs peut nous permettre de sortir des influences implicites ou explicites (de notre université, de nos maîtres à penser, des modes du moment, etc.) pour élaborer notre propre manière de travailler. Mais il y a d’autres raisons de réfléchir en historien de la discipline que je vais aborder rapidement.

III.  Eviter les fausses découvertes

          La première et la plus évidente de ces raisons tient au risque de découvrir ce qui a déjà été dit. La tendance des doctorants consiste en principe à regarder les textes les plus connus, les plus discutés ou les plus récents sur le thème qu’ils étudient. De cette manière ils sont souvent conduits à répéter les mêmes questions et les mêmes problématiques. Mais aussi et surtout, cette tendance rend aveugle à des intuitions ou des faits qui ont été exposés par une génération plus ancienne de chercheurs ou par des auteurs trop peu lus. On ne répétera jamais assez le conseil de lire large mais aussi de se donner un champ d’investigation ayant une certaine profondeur historique. Si l’idée que nous croyons avoir dégagée seul s’avère déjà connue, l’effort de recherche ne peut que s’en trouver stimulé. Le chercheur devra se demander pourquoi et comment d’autres sont arrivés aux mêmes conclusions et quelles pistes on peut leur emprunter pour aller plus loin.

Cet argument en cache un autre, moins facilement visible. Lire des textes anciens ou peu connus sur notre sujet peut nous aider à mettre au jour des idées de valeur qui n’ont pas été suivies. Lire attentivement les textes classiques peut de même nous permettre d’utiliser des faits cités qui ne correspondent pas à ce que l’on retient habituellement du livre. Les étudiants qui ne lisent pas les textes originaux passent à côté de l’usage personnel et créatif qu’ils pourraient faire de textes lus trop rapidement avant eux. Par exemple, une lecture attentive du classique de Bastide et Fernandes sur les relations raciales à São Paulo (Bastide et Fernandes, 1955) révèle non seulement que les deux auteurs ne sont pas d’accord sur certains points cruciaux, mais encore que Bastide apporte des éléments contraires à la thèse finale qu’il retient. 

Lire attentivement des textes anciens permet aussi de remarquer l’existence d’idées qui préparaient le terrain à d’autres plus connues. Je prendrai un seul exemple. Dans son ouvrage classique sur l’hôpital psychiatrique Goffman donne l’impression de jeter un pavé dans la mare (Goffman, 1968). On ne voit pas bien si l’on ne connaît pas le sujet que des textes précédents arrivaient à des faits assez proches (mais sans le talent d’écriture ou la profondeur d’investigation du sociologue canadien). Ainsi l’ouvrage de Goffman empêche de saisir l’apport de Kirson Weinberg, William Caudill, Paul Barabee Alfred Stanton et Morris Schwartz (Weinberg, 1970).

IV.  Les plus récents n’ont pas forcément raison

          Concevons ici encore l’intérêt pour l’histoire de la discipline comme un effort de lecture en largeur et en profondeur historique. Lire des textes anciens oblige à rompre avec l’idée naïve de l’existence réelle d’une cumulativité en sociologie qui se manifeste par le principe implicite que les « plus récents ont forcément raison ». Or c’est faux : les recherches les plus récentes n’intègrent souvent que très partiellement les travaux de leurs prédécesseurs. Certains sont écartés pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le progrès de la science : motifs politiques, idéologiques, mauvaise volonté à comprendre des auteurs d’une autre époque, voire tout simplement paresse de lecture. Seul un minimum de connaissance des mécanismes à l’œuvre dans le milieu aux différentes époques où des textes sur notre sujet ont été produits, permet de voir correctement ces choses. Pour comprendre ce qui est dit à l’heure actuelle sur notre sujet, il ne s’agit pas de supposer que « la science a avancé », il faut dans l’idéal procéder à une sociologie de notre champ d’étude pour comprendre comment certaines idées triomphent et d’autres sombrent. Toujours au sujet de la sociologie des relations raciales au Brésil, on a pu constater que l’oubli quasi complet des idées de Donald Pierson en matière de sociologie des races au Brésil doit peu à leur qualité intrinsèque et beaucoup au fonctionnement de la profession dans les années 1950-1960 au  Brésil (Brochier, 2011). Quelques notions d’histoire de la sociologie nous montrent facilement que les auteurs dominant à une époque donnée essaient en général de donner l’impression qu’ils ont dépassé les travaux anciens ou que ceux-ci sont datés et peu utiles. Souvent il n’en est rien. Les meilleures idées sont parfois celles qui ont été reléguées et oubliées. Des textes profonds sont  négligés car leur auteur n’est plus à la mode ou a perdu de sa notoriété.

V.   L’histoire des concepts

          S’intéresser à l’histoire de la sociologie ne se limite pas seulement à relire les livres abandonnés au fond des étagères des bibliothèques. L’histoire de la sociologie peut passer par une histoire des concepts. Il y a là une mine de renseignements pour l’apprenti sociologue. S’intéresser à l’histoire des concepts permet de manier de façon réellement productive les termes techniques. Mais cela suppose chez le doctorant la volonté de rompre avec un usage « démonstratif » des notions. Beaucoup de jeunes sociologues multiplient les termes ésotériques dans leurs travaux pour donner la preuve de leur insertion dans le milieu. Ce faisant ils ne maîtrisent pas toujours le sens des mots qu’ils emploient. Ils oublient notamment que les mots ont une histoire, qu’ils changent de sens selon les époques et les auteurs et que leur utilisation prend sens dans des contextes professionnels et idéologiques non dénués de pièges pour le novice.

Le meilleur moyen de s’en convaincre est dans doute de lire l’ouvrage de Philippe Besnard consacré à l'anomie (Besnard, 1987). On y voit non seulement que Durkheim a donné plusieurs sens à ce terme, en fonction de différents besoins, mais encore que l’anomie a été reprise par les sociologues américains dans des contextes et avec des significations encore plus variées. Besnard ne se contente pas de faire ce constat, il essaie aussi de comprendre d’où viennent ces créations et ces recréations. Il est désormais impossible de parler en France d’anomie sans avoir mis à profit ce livre pour savoir de quoi on veut ou peut parler en utilisant ce terme.

Les concepts sociologiques ne sont pas de simples termes techniques. Connaître leur histoire permet de cerner des enjeux scientifiques, politiques, institutionnels et idéologiques que l’on ne saisit pas facilement sans un peu d’érudition. Pour prendre un nouvel exemple emprunté à l'étude des relations raciales brésiliennes, on peut facilement constater avec un peu de lecture que les termes « problème racial », « problème noir » ou « démocratie raciale » ont eu des sens variables au gré des auteurs ou des idéologies et qu'il faut donc les étudier soigneusement avant de les employer. En plongeant dans le passé, on voit se révéler les risques de manipulation que l’usage de certains termes fait courir au débutant. Ainsi la notion de « démocratie raciale » mélange, pour des raisons qui ne tiennent pas au hasard, la référence à un phénomène historique, la critique de l’existence de ce phénomène, la référence à une idéologie et la critique de cette idéologie.

Etudier les concepts nous fait comprendre que les termes ne s’imposent pas « naturellement ». Des agents poussent, tirent et luttent en arrière plan pour les promouvoir ou les discréditer. Les mots sont souvent solidaires d’idées et de schémas plus complets et plus envahissants. Les termes bourdieusiens, qu’à la suite des manuels du secondaire, nombre d’étudiants reprennent comme s’ils s’agissaient de simples éléments techniques d’un vocabulaire consacré sont solidaires d’un système entier d’hypothèses et d’idées. Le terme de « champ », par exemple, a une histoire qui remonte à Kurt Lewin (que Bourdieu citait au départ mais pas à la fin de sa carrière). Il a également reçu des critiques répétées, (de même que la notion d’habitus). Il conviendrait donc de savoir à quel moment ces termes sont apparus, dans quels contextes, pour quels usages et avec quelles transformations postérieures.

VI.  Mettre en perspective sa propre recherche

          Si l’on prend maintenant l’histoire de la sociologie au sens d’une histoire des pratiques de recherche et d’enseignement, le profit que l’on peut en tirer est plus considérable encore. Un point vient immédiatement à l’esprit. Regarder comment les autres sociologues ont travaillé sur notre sujet ou de sujets proches aide à prendre du recul sur notre propre recherche. En historicisant les travaux des autres ont peut comprendre en quoi notre propre démarche est, elle-même, liée à un contexte. Dès lors, celle-ci perd son caractère « évident » et peut être interrogée par celui même qui la conduit. S’intéresser à la sociologie de l’éducation avec un peu de profondeur historique peut ainsi nous montrer que l’explication des raisons de l’échec scolaire des enfants d’ouvriers n’a pas toujours été la question dominante comme elle l’est aujourd’hui. Une lecture attentive des travaux du démographe Alain Girard peut être instructive en ce domaine. Faire la liste des problématiques qui ont été abordées en sociologie de l’éducation nous ferait également repérer celles qui n’ont jamais ou peu donné lieu à des recherches. C’est par un questionnement de ce type que Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie dans les années 1980 ont découvert que des pans entiers de l’institution scolaire française avaient été oubliés (Briand et Chapoulie, 1992) et que l’une des questions les plus intéressantes à se poser avait été négligée : comment les écoles ont-elles fait pour attirer les élèves ?(2)

La mise en perspective de sa propre recherche a également un versant méthodologique. Etudier le travail de nos prédécesseurs permet de se demander comment ils ont procédé pour enquêter, quelles questions ils se sont posées, quelles problèmes ils ont rencontré. Partir du principe que ce qui est ancien est dépassé nous conduit à rester aveugle au caractère contextuel des enquêtes. Contextualiser les recherches des autres, aide à contextualiser la notre. Il en va ainsi en particulier des éléments politiques et idéologiques qui sous-tendent les recherches de façon plus ou moins évidentes. La lecture des autobiographies de sociologues célèbres (Touraine, Morin, Mendras, Crozier mais aussi Fernando Henrique Cardoso ou Darcy Ribeiro ont écrit leurs mémoires) met au jour l’influence du communisme (et du parti communiste), du structuralisme, de mai 1968, des besoins de trouver une place, de l’influence des collègues, etc.

Enfin savoir comment les autres ont travaillé peut nous aider à donner leur vraie dimension aux enjeux de la recherche. Ainsi, la pauvreté factuelle de certaines enquêtes apparaît parfois quand on regarde les coulisses. Cette découverte peut nous aider à nous débarrasser d’un certain complexe d’infériorité. Connaître « la cuisine » interne des enquêtes classiques peut aussi nous aider à savoir comment se fait réellement la sociologie, comment nous pouvons faire la notre et de quelle façon il est bon de présenter les résultats.

VII.  Comment se servir d’un auteur ?

          Un autre avantage évident de la démarche historique est qu’elle aide à réfléchir à la façon d’utiliser les idées des autres. Regarder l’évolution des travaux sur un même sujet permet d’abord de voir comment les différents protagonistes se sont lus. On découvre qui a été ignoré, par qui, qui a été mal compris ou sciemment déformé. On peut également découvrir en lisant les recensions publiées à différentes époques de quelle manière un livre a été lu et critiqué. Si l’on est attentif aux réalités de la vie intellectuelle on pourra également réfléchir à la notion d’ « influence ». C’est un euphémisme de dire que cette notion reste dominante en histoire des idées et qu’elle est rarement l’objet d’une réflexion sérieuse. Il est également évident que les remarques de Baxandall, bien connues des spécialistes de sociologie de l’art mais peu des autres, n’ont guère été méditées (Baxandall, 1991). Il est pourtant nécessaire de se demander comment les sociologues se servent des idées des autres. La notion d’influence, comme le remarque Baxandall inverse le sens réel des procédures. Ce n’est pas l’auteur qui est censé influencer qui est l’acteur ; c’est au contraire celui qui est influencé qui lit, trie, interprète, écarte, sélectionne, etc. Si l’on comprend comment les auteurs que nous lisons ont utilisé leurs sources, on peut à la fois repérer leurs faiblesses ou leurs forces et réfléchir à notre propre pratique. Ainsi comment les marxistes se sont-ils servis de Marx ? Comment dois-je m’en servir moi aussi ? Et comment me servir de ceux qui ont utilisé Marx de telle ou telle manière ?

Pour répondre à ce type de questions, il est utile de bien connaître les auteurs eux-mêmes. Si je souhaite aborder les mouvements sociaux à la manière de Touraine, ne devrais-je pas m’assurer que je saisis bien s’il l’a toujours fait de la même manière ? Si je souhaite utiliser Castells, sans doute me faudra-t-il comprendre pourquoi ses idées et ses thèmes de réflexion ont évolué ? Si l’on essaie de comprendre l’idée de tropicalisme utilisée par Freyre, ne doit-on pas voir comment cette notion est apparue dans le cours de sa carrière, qui s’y est rallié et pourquoi ? Connaître un auteur signifie donc au moins que l’on réalise la part d’hétérogénéité dans son travail. Cela suppose aussi que l’on évite de ne le saisir qu’à partir d’une ou deux idées emblématiques ou de ramener son travail à l’étiquette d’une école. Le fonctionnalisme, le structuralisme, l’interactionisme ou l’école de Chicago ne sont que des étiquettes commodes mais déformantes. Un livre ou un article s’examine en regardant la réalité de ce qui a été écrit, les données mobilisées, les conditions réelles de la recherche et pas seulement le mot clef sous lequel l’auteur est indexé dans les manuels.

VIII.  Faire la bibliographie de son sujet

          Des remarques précédentes il ressort automatiquement que faire l’état des savoirs sur son propre sujet nécessite un peu de méthode. Chaque doctorant se livre à cet exercice indispensable en principe sans règle préalable. Dans le sujet que je connais le mieux, les relations raciales brésiliennes, cela revient en général à produire une sorte de « systématique » mertonnienne selon des principes non explicités et souvent confus. Faire le point sur un sujet revient-il à mettre en exergue les auteurs les plus connus, les plus influents, les plus récents ? Quels sont les débats qui sont pertinents et doivent être relevés ? Quelles sont les étapes essentielles de l’évolution du sujet ? Tout état de la question est une histoire partielle de la discipline qui ne dit pas son non. En matière de relations raciales brésiliennes, il faut se demander comment a évolué la pensée ? Et d’abord où faire débuter le début de la problématique ? Doit-on prendre comme point de départ ceux qui ont explicitement pris comme sujet d’étude les relations raciales (Pierson) ou doit-on remonter aux débats du XIXe siècle sur la race noire dans la société brésilienne ? Ensuite, si Freyre est incontournable, comment l’aborder ? Doit-on donner sa propre lecture des ouvrages, les lectures les plus influentes à l’heure actuelle, ou faire un historique de la façon dont il été lu ? Après Freyre, comment dresser la liste des publications pertinentes ? Doit-on la limiter aux textes que les maîtres à penser actuels sélectionnent eux-mêmes ou bien doit-on l’élargir à des contributions moins en vue mais que l’on trouve valables ? Ne faudrait-il pas plutôt faire l’histoire des recherches sur ce sujet pour voir quel auteur a pris l’ascendant sur les autres, quelles idées ont été écartées et quelles autres mises en avant ? Ce que je veux dire est simple : l’état de la question sur un sujet n’est pas un simple travail technique. Il n’y a pas une liste de textes qui s’impose automatiquement. Si on se livre à une systématique, il faut en donner le fondement. Si l’on retient celle faite par d’autres, il faut prendre la mesure des partis pris que cela implique. Si l’on cherche à être exhaustif, il faudra montrer pourquoi l’étude du sujet a pris certaines directions et pas d’autres. La tâche, on l’imagine, peut être considérable.

IX.   Découvrir les angles morts et les fausses pistes

          Le point le plus important de notre démonstration est cependant celui-ci : examiner le fonctionnement de notre discipline nous permet d’avoir une idée plus précise de la valeur des travaux que l’on peut être amené à utiliser. Le doctorant submergé par la masse des références peut-être tenté de les considérer comme plus ou moins équivalentes et donc enclin à n’opérer le tri qu’à partir de ses idées personnelles préalables. Or l’histoire de la sociologie comme histoire des pratiques nous permet de mieux évaluer la portée réelle des articles et des livres. On comprend mieux ce que l’on peut faire des résultats d’un article quand on connaît le reste de la production de l’auteur. On peut avoir une idée de la solidité des résultats quand on sait comment l’auteur obtient ses données. Il est plus aisé de se faire une idée des limites des conclusions quand on est capable de cerner les intérêts professionnels ou scientifiques servis par chaque texte. On peut de cette manière écarter des travaux connus car l’on est capable de juger négativement le processus de construction des conclusions. L’une des conséquences de cette démarche est de révéler les angles morts et les fausses pistes. Si l'on souhaite par exemple étudier le travail dans le bâtiment ou à l'usine, il faudra éliminer ou recadrer les textes qui ne se fondent que sur des entretiens avec les ingénieurs. Pour décider de l’usage à faire de la littérature dans ces thèmes comme dans d'autres il est nécessaire de réaliser un relevé consciencieux de tous les travaux produits sur le sujet en tenant compte de la façon dont ont été faites les enquêtes.

En replaçant un texte dans son contexte historique on peut également mesurer l’écart avec les besoins produits par le contexte de notre propre recherche. Certains livres sont construits tout entiers contre des auteurs ou des idées qui n’ont plus de force. Les idées de Robert Park sur les relations raciales américaines étaient ainsi en grande partie dirigée contre le biologisme régnant à l'époque (Chapoulie, 2002). Cela nous aide à mesurer l’usage que l’on peut en faire aujourd’hui. Adapter les idées d’un autre à notre propre projet implique d’évaluer les effets du changement de contexte et pour cela, il est indispensable de creuser un peu dans l’histoire. De cette manière on verra mieux les angles morts : ce qui ne pouvait pas intéresser l’auteur dans le contexte qui était le sien. On verra mieux également les pistes à creuser en comprenant ce qui a changé entre les différentes époques pour les différents auteurs.

Conclusion

          Le but de ce texte n’était pas d’inciter les étudiants à se lancer dans des enquêtes complètes d’histoire de la sociologie. La perspective purement historienne (celle consistant à s’intéresser au passé pour lui-même) n’est pas la plus directement utile au sociologue occupé à un travail de terrain. Il s’agissait plutôt de démontrer les bienfaits d’une recherche d’informations sur le fonctionnement de la discipline à laquelle on se rattache. Dans le cadre des études latino-américaines, cette démarche est d’autant plus indispensable que plusieurs matrices nationales interviennent. Mobiliser pour une enquête au Pérou des travaux péruviens, français, argentins et américains ne va pas sans poser de problème à moins de considérer les idées, les résultats et les données comme des sortes d’outils isolés et transférables à volonté. Ce n’est qu’en comprenant comment, dans le cadre d’institutions et de traditions localisées spatialement, certains chercheurs ont posé certains problèmes, ont construit certaines données et les ont mises à profit pour produire certaines conclusions que l’on peut prendre un recul suffisant pour envisager sa propre intervention en tant que chercheur.

 

Notes
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 (1)  Pour aller plus loin il peut être utile de consulter le numéro spécial de la revue d’histoire des sciences humaines (n°13, 2005) consacré aux nouvelles approches en matière d’histoire de la sociologie. On y trouve notamment deux contributions de ces deux auteurs : Masson examine la façon dont a été accueilli Les héritiers de Bourdieu et Passeron, Chapoulie propose un cadre général d’étude de l’histoire de la discipline.

(2)  Jean Peneff dans un ouvrage intéressant (Peneff, 1987) et pourtant peu lu se pose cette question pour l’Ouest de la France dans la première moitié du XXe siècle : les écoles privées étaient en concurrence avec l’enseignement public.

Bibliographie

Bastide Roger, Fernandes Florestan (1955). Relacões raciais entre Negros e Brancos em São Paulo. São Paulo: Editora Anhembi.

Baxandall  Michael  (1991). Formes de l’intention. Nîmes : Chambonn.

BesnardPhilippe (1987). L'anomie, ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis Durkheim. Paris : Presses universitaires de France.

Briand Jean-Pierre, Chapoulie Jean-Michel (1992). Les collèges du peuple. Paris : INRP.

Brochier Christophe (2011). « De Chicago à São Paulo : Donald Pierson et la sociologie des relations raciales au Brésil », Revue d'histoire des sciences humaines, n°25 : 293-324.

Chapoulie Jean-Michel (2002). « La tradition de Chicago et l'étude des relations entre les races ». Revue européenne des migrations internationales, Vol. 18, n° 3 : 9-24.

Freeman Derek (1983). The making and unmaking of an anthropological myth, Cambridge : Harvard University Press.

Goffman Erving (1968). Asiles, Paris : Editions de minuit.

Masson Philippe (2008). Faire de la sociologie-Les grandes enquêtes en France depuis 1945. France : La Découverte.

Merton Robert (1968). « On the history and systematic of sociological theory». Dans, Social theory and social structure, New York : The Free Press.

Peneff Jean (1987). Ecoles publiques, écoles privées dans l’Ouest, 1880-1850. Paris :  L’harmattan.

Peretz Henri (2004). « The making of Black Metropolis ». Annals of the American Academy of Political and Social Science, Vol. 595, no 1 : 168-175.

Weinberg  Kirson (1970). «Mental disorders and personal instability ». Dans, Social problems in modern society, Englewood Cliffs (New Jersey) : Prentice Hall.

Pour citer cet article

Christophe Brochier, « Pourquoi s’intéresser à l’histoire de la sociologie ?», RITA [en ligne], N°8: juin 2015, mis en ligne le 17 juin 2015. Disponible en ligne : http://www.revue-rita.com/fabriquedelarecherche8/pourquoi-s-interesser-a-l-histoire-de-la-sociologie.html