• Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines
  • Numéro 8

    Icônes américaines

Frontières et traductions dans El viajero del siglo d’Andrés Neuman

 

Résumé

Andrés Neuman est un auteur qui a passé une partie de son enfance en Argentine et qui vit actuellement à Grenade en Espagne. L’idée de frontière traverse ses écrits. Dans cet article, il s’agira de s’intéresser aux notions de frontière et de traduction en ce qu’elles permettent plusieurs niveaux de lecture dans un roman intitulé El viajero del siglo. Ce travail portera, tout d’abord, sur la ville créée par l’auteur comme un lieu frontalier. Une ville imaginaire encerclée par des remparts mais aux frontières poreuses. Puis, nous verrons la place qu’occupe la traduction dans l’œuvre tant du point de vue de la diégèse que comme symbole de la création littéraire et, par conséquent, comme porte ouverte sur la réflexion littéraire, voire métalittéraire. Enfin, nous nous pencherons sur l’interculturalité, le débat d’idées et l’expérience en lien avec le voyage et la dimension métaphorique de la frontière.

Mots clés : Europe ; Voyage ; Interculturalité ; Intertextualité ; Figure de l’auteur.

Resumen

Andrés Neuman es un autor que pasó parte de su infancia en Argentina y que hoy en día vive en la ciudad de Granada en España. La idea de frontera atraviesa todos sus escritos. En este artículo, nos interesaremos por las nociones de frontera y de traducción porque permiten abarcar varios niveles de lectura en una novela que se titula El viajero del siglo.

En primer lugar, se tratará de analizar el cuadro espacial de la novela. En efecto, la ciudad inventada por el autor resulta ser un lugar fronterizo. Después, estudiaremos el lugar que ocupa la traducción dentro de la novela  tanto a nivel de la diégesis como en cuanto se trata del símbolo de la creación literaria.  Se puede ver como una puerta abierta hacia la reflexión literaria y metaliteraria.  Para terminar, analizaremos  la interculturalidad, el debate de ideas  y la experiencia en el texto, ya que están vinculados con el viaje y la dimensión metafórica de la frontera.

Palabras claves : Europa ; Viaje ; Interculturalidad ; Intertextualidad ; Figura del autor.

......................................................................................

 Elodie Carrera 

Doctorante en Littérature contemporaine ibéro-américaine

Université Charles-de-Gaulle Lille 3

Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

Frontières et traductions dans El viajero del siglo d’Andrés Neuman

 

Introduction 

          El viajero del siglo ou Le voyageur du siècle est un roman de l’écrivain hispano-argentin Andrés Neuman né en 1977. Ce roman publié en 2009 a reçu le Prix Alfaguara la même année. Traduit en onze langues différentes depuis sa parution en 2009, le roman a reçu le Prix Alfaguara et a été plébiscité par le public. Il s’agit du quatrième roman d’Andrés Neuman après Bariloche (1999), La vida en las ventanas (2002) et Una vez Argentina (2003). Bien que jeune, Neuman est déjà un auteur reconnu tant par la critique que par ses pairs. L’écrivain chilien Roberto Bolaño a écrit à son propos :

« Tocado por la gracia. Ningún buen lector dejará de percibir en sus páginas algo que sólo es dable encontrar en la alta literatura, aquella que escriben los poetas verdaderos. La literatura del siglo XXI pertenecerá a Neuman y a unos pocos de sus hermanos de sangre » (Bolaño, 2004 : 149). 

Neuman est un auteur qui cultive une certaine diversité générique. Il travaille poésie, roman, conte, aphorisme et essai. Si dans ses écrits et dans les entretiens accordés, Neuman n’a eu de cesse de mettre en avant son travail sur les genres courts comme le conte ou la poésie, il n’en reste pas moins qu’il compte cinq romans à son actif. Ce roman de plus de 500 pages, considéré comme un « roman total » par Miguel García-Posada(1), occupe une place particulière dans la bibliographie de l’auteur.  Andrés Neuman vit depuis 1991 à Grenade en Espagne et a passé une partie de son enfance en Argentine où il situe nombre de ses écrits. Cependant, c’est dans l’Allemagne du XIXe siècle et à la confluence de diverses cultures que Neuman va situer El viajero del siglo. Le récit est pris en charge par un narrateur omniscient et le lecteur est spectateur.

Il sera intéressant de se demander dans quelle mesure les notions de frontière et de traduction permettent de mettre en récit la circulation des idées inhérente à l’Europe du XIXe siècle ici représentée et comment celles-ci favorisent l’hybridité littéraire ? Par conséquent, nous verrons comment, dans un premier temps, l’auteur construit un cadre propice à la circulation des idées. Par la suite, il s’agira d’analyser la place du texte traduit dans le roman et ses liens théoriques. Nous verrons, enfin, comment s’articulent expérience et confrontation des idées dans un lieu clos qui est aussi un carrefour culturel.

I. Wandernburgo, un cadre spatial propice à la circulation des idées

           A. Création d’une ville imaginaire. L’image du labyrinthe(2)

          Le roman se déroule dans Wandernburgo, ville imaginaire, et ses alentours. L'auteur la situe entre la Saxe et la Prusse, à la frontière entre deux espaces distincts pendant la première moitié du XIXe siècle. Cet espace européen rompt avec les écrits antérieurs de l’auteur et c’est dans l’Allemagne romantique que se déroule toute l'action du roman. La situation géographique imaginaire de la ville est en lien avec l’œuvre qui a inspiré l'auteur, le Voyage d'hiver de Wilhelm Müller(3), comme l'explique Neuman dans son discours de réception du prix Alfaguara intitulé « Ficticios, sincronizados y extraterrestres »(4). A propos de la rencontre entre Hans et l'organiste, deux des trois protagonistes du roman, Neuman l’explique : « Y pensé que lo justo sería que lo hicieran a medio camino entre Dessau, la ciudad natal de Müller, y Berlín, la ciudad donde estudió. ». Si le lieu est imaginaire, c’est à partir d’une référence réelle, à la fois géographique et littéraire, que l’auteur va situer sa ville. Une ville dont on peut lire la description au début du livre, entre les épigraphes et le début du premier chapitre, sous une forme typographique qui rappelle celle des dictionnaires et des encyclopédies : « Wandernburgo : ciudad móvil sit. aprox. entre los ant. est. de Sajonia y Prusia. Cap. del ant. principado del m. nombre. Lat. N y long. E indefinidas por desplazamiento (…) […]. Pese a los testim. de cronistas y viajeros, no se ha det. su ubic. exacta. » (Neuman, 2010 : 13). Si certaines informations données comme celles relatives à son économie ou la mention de la Saxe et de la Prusse tendent à créer un effet de réel, la mention d'une situation géographique indéterminée : une « ville mobile » aux coordonnées géographiques « indéterminées du fait des déplacements » (Neuman, 2011, 13) tendent à faire croire le contraire. Tout au long du roman, la ville de Wandernburgo est présentée comme une ville changeante et aux rues en mouvement où il est impossible de retrouver son chemin:

« Tras un nuevo paseo sobre la escarcha, Hans tuvo la impresión absurda de que el plano de la ciudad se desordenaba mientras todos dormían. ¿Cómo podía extraviarse tanto? No lograba explicárselo: la taberna donde había almorzado aparecía en la esquina opuesta a la que su memoria le indicaba […] » (Neuman, 2010 : 25).

Cette ville semble labyrinthique et bien mystérieuse, et les personnages ne semblent pas pouvoir en sortir. Ils sont comme pris entre ses murs, bien qu'ils désirent s'en éloigner : « No sé qué me pasa con esta ciudad, dijo Hans […], es como si no me dejara irme. »(Neuman, 2010 : 67). Plusieurs sont les personnages qui émettent le souhait de s'en aller ou de simplement voyager, à l'image de Lamberg, l'ouvrier qui travaille dans la grande usine de la ville et qui rêve de partir vivre en Amérique et de changer de vie sans jamais oser sauter le pas.

           B. L’Histoire d’une ville frontière

La ville de Wandernburgo est également une ville frontière. Dans le sous-chapitre 16, le seul personnage espagnol du roman, Álvaro, va se lier d’amitié avec Hans et va lui raconter « la asombrosa historia de Wandernburgo » (Neuman, 2010 : 83) alors qu’ils se retrouvent dans la Taverne Centrale, point de rencontre régulier des deux amis, après l’une des nombreuses séances du Salon littéraire. Voici le récit qu’il livre :

« En realidad, decía Álvaro, es imposible saber dónde está exactamente Wandernburgo en el mapa, porque ha cambiado de lugar todo el tiempo. Está tan de paso entre unas regiones y otras que se ha vuelto un poco invisible. Como esta es una zona que siempre ha basculado entre Sajonia y Prusia sin un dominio claro, Wandernburgo se ha desarrollado casi exclusivamente gracias a las tierras que pertenecían a la Iglesia católica » (Neuman, 2010 : 83-84). 

Cet aspect changeant et même mouvant est donc un héritage historique. C’est sa situation de ville frontière qui lui a permis un développement propre entre poids de l’Eglise et influence de riches familles de propriétaires terriens comme les Wilderhaus. Ville-frontière mais aussi ville-Etat car au milieu des conflits politiques et religieux Wandernburgo va s’ériger en principauté(5) : « un principado católico en zona protestante » (Neuman, 2010 : 85). Cette ville imaginée est une enclave géographique et politique mais une enclave ouverte aux influences diverses :

« Como Sajonia se puso de parte de Napoleón, Wandernburgo fue pacíficamente ocupada por sus tropas, que iban y venían de la frontera con Prusia. A cambio de los servicios prestados como lugar de paso, el hermano de Napoleón decidió respetar la potestad católica de Wandernburgo. Pero al caer el emperador Prusia ocupó parte de Sajonia, y resulta que Wandernburgo quedó del lado prusiano por unas pocas leguas. Y pasó a ser de nuevo una zona fronteriza, pero del otro lado » (Neuman, 2010 : 86).

Par sa situation géographique et son histoire, Andrés Neuman situe délibérément cette ville au carrefour des conflits européens du XIXe siècle et en fait un lieu de circulation. Wandernburgo est le lieu d’un aller-retour permanent, lieu à la fois ancré dans un espace précis entre Dessau et Berlin, mais aussi une ville qui ne sait jamais où sont ses frontières comme l’explique Álvaro(6). C’est dans cette ville que Hans va temporairement poser ses valises. Il va mettre entre parenthèse son destin de voyageur pour laisser entrevoir une autre de ses facettes, celle de traducteur.

II. De la traduction romantique à l’intertexte contemporain

         A. « Amour et traduction »

          Le personnage central du roman est Hans, un voyageur qui pose par hasard ses valises dans la ville de Wandernburgo. Là, il va vivre une idylle avec Sophie Gottlieb. Leur relation va évoluer tout au long du roman passant de la froideur à la passion charnelle. Le roman commence avec l’arrivée de Hans dans la ville de Wandernburgo en plein hiver, au début du mois de janvier. Le froid  est présent dès la première ligne du roman et renvoie à la saison pendant laquelle va se dérouler tout le premier chapitre, mais cela renvoie également à la froideur dont Sophie fait preuve à l’encontre de Hans dans ce même chapitre. Les changements de saisons, qui renvoient et prolongent d’une certaine façon les poèmes de Müller(7), accompagnent l’évolution de la relation entre Sophie et Hans. En effet, si les poèmes ne s’étendent que sur une saison, dans El viajero del siglo le symbole de la lumière « vieja » (Neuman, 2010 : 15) du premier chapitre laisse place à une lumière printanière dans le deuxième qui va illuminer la relation des deux protagonistes, amicale dans un premier temps, puis amoureuse au chapitre trois.

Et c’est dans ce troisième chapitre, qui est central car le roman en compte cinq, que la traduction va devenir prépondérante. Hans est traducteur et c’est ainsi qu’il finance ses nombreux voyages, en travaillant pour plusieurs maisons d’édition. Lorsqu’on lui demande en quoi consiste son travail, il répond de façon évasive : « Viajar, viajar y traducir. » (Neuman, 2010 : 64). Si son travail n’est guère développé dans la première moitié du roman, il va passer au premier plan lorsque Hans va se mettre à traduire avec Sophie. C’est ainsi que tout va commencer :

« Una tarde, mientras charlaban en la habitación de Hans, Sophie se puso a curiosear entre los libros y papeles de la mesa. Él le mostró algunas de las revistas con sus traducciones y un par de títulos de poesía que había prologado para la editorial. Se sentaron a leer frente al quinqué encendido, y al repasar juntos las versiones bilingües de los poemas no pudieron resisitir la tentación de sugerir otras posibles variantes diferentes a las publicadas » (Neuman, 2010 : 293-294).

A partir de cette lecture, Hans va associer Sophie à son labeur mais cela n’est pas sans éveiller l’inquiétude du père de celle-ci qui va tout d’abord s’opposer, étant donné que son mariage avec Rudi Wilderhaus est proche. Les rencontres vont s’enchaîner et la traduction va être l’excuse de Sophie pour échapper à la double vigilance de son père et de son fiancé. Et c’est d’ailleurs dans la modeste chambre de Hans qu’entre passion charnelle et travail littéraire, ils vont traduire les vers : de poètes anglais (Byron, Shelley, Coleridge et Keats), français (Gérard de Nerval, De Viau, Alfred de Vigny, Lamartine…) et espagnols (Juana Inés de la Cruz, Garcilaso, Quevedo par exemple). Une très large place est faite à la littérature européenne de l’époque mais pas seulement. Comme nous allons le voir, à la littérature du XIXe siècle et des siècles antérieurs viennent s’ajouter des références à la littérature du XXe siècle.

         B. Traduction et réflexion littéraire

La traduction est également une porte ouverte sur une réflexion littéraire au sein de l’œuvre car la traduction est un acte engagé pour Hans. Celui-ci avait pour projet la réalisation d’une anthologie de poésie européenne et sa large diffusion :

« ¿Cómo se puede hablar de libre circulación comercial?, disertaba Hans tumbado junto a Sophie, ¿de la unificación de las aduanas y no sé qué más, sin pensar en el libre intercambio literario?, ¡tenemos que traducir todas las literaturas extranjeras que podamos, editarlas, rescatar libros de otros países y llevarlos a las aulas! » (Neuman, 2010 : 302).

L’unification douanière évoquée par Hans est une autre référence historique inspirée par le Zollverein et ses prédécesseurs. Hans veut ainsi œuvrer à la circulation des savoirs en Europe et à la diffusion des œuvres littéraires. A ce titre, Hans peut être perçu comme un alter ego de l’auteur, lui-même poète et traducteur des poèmes de Müller. Hans laisse entrevoir la figure de l’auteur qui a voulu remettre au premier plan les poèmes, sur lesquels la musique de Schubert avait pris le pas. Andrés Neuman comme son personnage est un grand admirateur de Novalis, poète romantique allemand.

La vision de Hans en ce qui concerne la traduction renvoie à celle de Goethe, qui fait partie des référents philosophiques du personnage. Dans son ouvrage intitulé L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Antoine Berman explique :

« La notion goethéenne de Weltliteratur est un concept historique qui concerne l’état moderne du rapport entre les diverses littératures nationales et régionales. […] C’est l’âge où ces littératures ne se contentent plus d’entrer en interaction, mais conçoivent ouvertement leur existence et leur déploiement dans le cadre d’une interaction sans cesse intensifiée » (Berman, 1995 : 90).

Il parle alors de « littérature mondiale » comme « co-existence active de toutes les littératures contemporaines » (Berman, 1995 : 90). Dans cette volonté d’interrelation la traduction occupe une place privilégiée en mettant en relation diverses langues, cultures et modes de pensée. Mais la réflexion que l’auteur semble livrer par le biais du protagoniste, lequel s’en remet à Goethe lorsqu’il doit débattre de la légitimité de la traduction avec le professeur Mietter (Neuman, 2010 : 316) et mentionne un commentaire qu’il aurait lu faisant mention de ladite Weltliteratur. Peut-être l’auteur donne-t-il sa vision de la traduction et de la littérature, une littérature globalisée, reflet du XXIe siècle.

                    C. Du XIXe au XXIe siècle. Du romantisme au post-modernisme

En effet, bien que le contexte historique renvoie au XIXe siècle et à l’époque romantique, l’intention de l’auteur est ancrée dans le présent car le regard posé sur le passé est bien contemporain. Le passé doit servir à la compréhension du présent car l’auteur parle même de « ciencia-ficción rebobinada » (« Entrevista a Andrés Neuman », 2009). Dans un entretien avec Pedro Pablo Guerrero intitulé Andrés Neuman y su novela de Alemania, l’auteur explique ce qui suit :

« Mi intención no era hablar del pasado, sino de los orígenes del presente. Todos sabemos que la ciencia ficción proyecta un futuro inventado para tomar distancia respecto a nuestro tiempo, y así analizarlo mejor. Pienso que puede hacerse algo parecido hacia atrás: rebobinar la ciencia ficción. […] A mí me atraía la idea de escribir una historia del siglo XIX con los recursos estilísticos de las vanguardias contemporáneas, y también del mundo audiovisual: el cine, el zapping. » (Guerrero, 2009 : 582).

Par conséquent, Neuman livre un roman qui appartient à son époque malgré son ancrage dans le passé. Des thèmes tels que la construction européenne, le rôle de la femme et l’expérimentation littéraire prennent alors une autre dimension. Ils s’en trouvent réactualisés et un nouveau niveau de lecture s’installe. C’est tout le pacte de lecture qui s’en trouve modifié, le lecteur orienté, peut alors établir des liens entre époque contemporaine et XIXe siècle.

Ainsi, la traduction de Coleridge est une référence intertextuelle à l’œuvre de Jorge Luis Borges et renvoie notamment à deux contes qui font partie du recueil Ficciones respectivement intitulés « La flor de Coleridge » et « El sueño de Coleridge ». L’anecdote du rêve de Coleridge dont Borges a fait un conte est reprise par Neuman après une traduction d’un poème dans le texte :

« Lo divertido del caso, dijo Hans, es que El Khan Kubla no es ni de lejos el mejor poema de Coleridge. Pero ya sabes, la leyenda manda, la gente no espera que un poeta escriba una gran obra, sino que se comporte como un gran poeta. Y como al listo de Coleridge se le ocurrió contar que un día de opio soñó con un poema de trescientos versos, que al despertarse lo recordaba enterito, ¡que iba a ser genial, lo nunca visto!, y que se puso a transcribirlo hasta que al pobre lo interrumpieron, y por eso el poema se le quedó incompleto, pequeñito como lo vemos… » (Neuman, 2010 : 305-306).

Un jeu se met en place avec le lecteur. La traduction serait comme une poupée russe, une entrée dans le texte pour revenir aux grandes figures de la littérature contemporaine, facilitant ainsi la circulation des savoirs. A ce titre, traduction et intertextualité entretiennent des rapports complexes car la traduction rend possible l’intertextualité sans en être le seul vecteur textuel. Et, en même temps, la traduction fonctionne comme un procédé qui permet de faire émerger l’intertextualité de façon implicite.

III. Circulation des savoirs et des expériences

                A. Les Salons littéraires comme lieu de confrontation des idées

          Parmi les lieux clés du roman se trouve la maison de la famille Gottlieb, famille de la bourgeoisie mais dont la fortune n’est plus ce qu’elle était. C’est dans cette maison que vont avoir lieu les sessions du Salon littéraire qui se tiennent avec régularité les vendredis après-midi. Ils sont l’occasion de débats divers et variés. Les participants réguliers du Salon sont : le professeur Mietter (« doctor en Filología, miembro honorario de la Sociedad Berlinesa para la Lengua Alemana, de la Academia Berlinesa de las Ciencias, y catedrático jubilado de la Universidad de Berlín »), le couple Levin (« el dubitativo señor Levin » et « la imperceptible señora Levin »), Mme. Pietzine (« viuda de largo duelo, ferviente devota ») et, enfin, Álvaro Urquijo, un commerçant espagnol qui vit à Wandernburgo depuis de nombreuses années (Neuman, 2010 : 62-63). Hans va être invité à assister et à participer aux sessions du salon.  De la présentation qui est faite de chaque personnage lors de sa première venue, se dégage une certaine théâtralisation. De plus, tous les membres du salon sont présentés au moyen d’un commentaire bref, se limitant parfois à un seul mot, qui indique déjà au lecteur quel sera le rôle de chacun dans cette pièce qui se joue chaque vendredi dans le salon de la maison des Gottlieb. Par exemple, le professeur Mietter, caution intellectuelle du salon et pompeusement présenté, sera le principal opposant aux idées nouvelles apportées par Hans et ainsi perçues par Sophie : « …no podía negarse que sus intervenciones […] eran originales y un punto provocativas… » (Neuman, 2010 : 67).

Le Salon va être le lieu de conversations animées où souvent le professeur et Hans vont se trouver en désaccord. L’on débat de politique européenne, de musique, de littérature, de philosophie… A ce titre, il est intéressant de remarquer qu’à la faveur d’une de ces sessions le professeur Mietter demande à Hans : « ¿y dónde estudió usted? » (Neuman, 2010 : 96). La réponse de Hans est sans équivoque, « [e]n Jena », comme le poète romantique allemand Novalis, Hans a étudié la philosophie à l’Université de Iéna. La pensée de Hans est fortement influencée par l’idéalisme allemand et celle-ci transparaît à de nombreuses reprises. De plus, le personnage féminin du roman fait référence à la défunte fiancée de Novalis qui s’appelait Sophie. Le Salon est le lieu privilégié de la confrontation des idées. Les différences d’opinion semblent liées à l’expérience de chaque personnage et à la question culturelle.

           B. Le mouvement perpétuel des hommes et des idées

On peut remarquer que tout n’est pas traduit dans le corps du texte et nombreuses sont les phrases en anglais, en français ou en allemand qui montrent une volonté interculturelle. Pour restituer une forme d’oralité, certaines interventions des personnages sont rendues dans d’autres langues et certaines expressions ou mots sont en italiques dans le texte. De plus, la traduction d’œuvres et la non-traduction de fragments textuels tendent à la création d’un roman interculturel, dans lequel toutes les cultures, les littératures et les Histoires nationales deviennent européennes.  Cette confluence de cultures est particulièrement présente pour deux personnages : Hans et Álvaro. Hans, qui se définit à la fois comme voyageur et comme traducteur, n’hésite pas à promouvoir une union et une pensée européennes et l’abolition des frontières. Álvaro, quant à lui, quitte l’Espagne pour des raisons politiques, s’exile à Londres où il se consacre aux affaires. Puis, il part vivre à Wandernburgo par amour. Il parle plusieurs langues et son expérience personnelle en fait une figure symbolique de cette circulation des hommes et, par conséquent, de cette circulation des expériences. Nomades par choix ou par obligation, il n’en reste pas moins que chacun d’eux apporte aux autres membres du Salon une vision différente de par leur expérience personnelle comme l’explique Hans : « Profesor, usted mismo […] ha viajado y lo sabe, cualquiera que se haya mudado sabe que los cambios de lugar traen cambios interiores. La historia demuestra que los pueblos son cambiantes como un río » (Neuman, 2010 : 98). C’est donc bien l’expérience de l’ailleurs qui va forger une pensée différente comme le montre la comparaison qui clôt la citation. Cette expérience internationale transparaît également au travers des références attribuées aux personnages-voyageurs et qui renvoient à une intertextualité qui semble affranchie de toute frontière.

Avant de conclure, nous voudrions évoquer la fin du roman. En effet, l’auteur livre une fin qui met en avant cette circulation des hommes, cette nécessité impérieuse du voyage, de la découverte et de l’expérience. Comme le laisse présager la structure narrative du roman, Hans finit par poursuivre son chemin et par quitter la ville avec le retour de l’hiver. Un final qui n’est pas sans rappeler le tableau suspendu au-dessus de la cheminée dans la maison Gottlieb et qui représente un voyageur de dos dans la neige, un voyageur anonyme comme Hans, qui ne livrera jamais vraiment qui il est. Lorsque le roman se termine, il reste pour le lecteur un personnage mystérieux aux origines et aux objectifs inconnus. Il vient de Berlin et il se rend probablement à Dessau, voilà tout ce que l’on sait. Le dernier chapitre est une longue phrase, d’environs trois pages dont en voici un extrait :

« … y a un lado de la chimenea, entre los retratos familiares, las copias de Tiziano, los bodegones y las escenas de caza, brilla discretamente el cuadro que muestra a un caminante adentrándose en el bosque, en un bosque con nieve, un bosque parecido al pinar donde ahora mismo también sopla el viento y se propaga entre las rocas de la colina […] se marcha […] del camino principal que roza Wandernburgo por el este y que transitan unas pocas diligencias hacia el norte, en dirrección a Berlín, o bien hacia el sur, en dirección a Leipzig, se marcha del camino del puente donde ahora Sophie, de pie con dos maletas, sujetándose el tocado para que no se vuele, espera la llegada del próximo carruaje… » (Neuman, 2010 : 531).

A ce départ annoncé s’ajoute un autre départ, celui de Sophie qui, promise à Rudi, va décider de partir. Avec la répétition du syntagme « il quitte » et la métaphore du vent, le roman se termine sur cette idée de départ mais aussi, sur un autre thème du roman, celui de l’émancipation de la femme, plus seulement au travers des idées mais aussi dans l’action pour se forger une expérience.

Conclusion

          Ainsi, l’intégralité du roman se déroule dans la seule ville de Wandernburgo et son statut de ville frontière en fait un lieu privilégié pour la circulation des idées. La présence de Hans et l’apport de ses idées nouvelles dans le cadre du Salon de Sophie ouvrent de nouvelles perspectives aux autres personnages. Le voyage, voici la clé de voûte de la circulation des hommes, de leurs idées fruit de leur expérience et des savoirs acquis. La frontière que représente Wandernburgo pour Sophie est devenue insupportable après sa rencontre avec Hans. Et, c’est sûrement en quête de nouvelles expériences qu’elle part, à la fin du roman, riche de nouvelles idées. L’échange et la parole permettent leur diffusion, tout comme la littérature. La traduction dans ce roman doit être abordée dans sa relation avec l’intertexte car au lien romantique établi entre amour et traduction, se joint celui de traduction et réflexion littéraire et même métalittéraire. Une littérature qui doit accepter son caractère mondialisé au XXIe siècle, tout en reconnaissant les particularismes régionaux et nationaux. Andrés Neuman, auteur hispano-argentin, a écrit un roman sur l’Allemagne du XIXe siècle contribuant ainsi à une littérature globale et déterritorialisée pour laquelle les frontières devraient être redessinées.

 

Notes

--------------------

(1) García-Posada Miguel (2009 : 565) : « Pero lo fundamental ha sido la aspiración a esa novela total, empresa reservada sólo a autores de primera línea: Tolstói, Proust, Robert Musil, Faulkner, etc. Esta voluntad de totalidad planea sobre todo el discurso de Neuman, que, pertrechado de una poderosa cultura germánica, nutre de sustancia el entero conjunto narrativo ».

(2) L’image du labyrinthe est une référence à la prose de Borges. En effet, il s’agit d’une des images littéraires les plus exploitées par cet auteur.

(3) Il est intéressant de remarquer qu’Andrés Neuman a traduit les poèmes de Wilhelm Müller en espagnol : WilhelmMüller (2003). Viaje de invierno. Traduction d’Andrés Neuman et présentation de Justo Navarro. Barcelona : Acantilado.

(4) Discours de réception du Prix Alfaguara lu par l’auteur au siège des éditions Santillana à Madrid le 26 mai 2009 et reproduit en appendice au roman El viajero del siglo (Neuman, 2010 : 537-545).

(5) Il est intéressant de rappeler que l’Allemagne ne fut pas un pays uni jusqu’en 1871. Cette idée est donc fondée sur des faits historiques.

(6) Neuman Andrés (2010 : 87) : « Como verás, Wandernburgo nunca sabe dónde están sus fronteras, hoy aquí y mañana allá… ».

(7) Il s’agit des poèmes écrits par Wilhelm Müller dont Franz Schubert s’est servi pour son Voyage d’hiver en 1827 et dont l’histoire s’achève sur la rencontre entre das Wanderer (le voyageur) y der Leiermann (l’organiste) (Neuman, 2003 : 78) qui corresponde à la première partie du roman de Neuman. D’autre part, il est intéressant de remarquer que certains poèmes comme Das wirtshaus (La posada) ou Frühlingstraum (Sueño de primavera) renvoient à des éléments repris dans El viajero del siglo.

 

Bibliographie

Berman Antoine (1995). L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique : Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin [1984]. Paris : Gallimard.

Bolaño Roberto (2004). « Neuman, tocado por la gracia ». Entre paréntesis. Barcelona : Anagrama.

Borges Jorge Luis (2008). Ficciones [1944]. Madrid : Alianza.

« Entrevista a Andrés Neuman : El pasado no es entretenido, sino revelador. » La Periódica revisión dominical. 14 juillet 2009. [URL : http://laperiodicarevisiondominical.wordpress.com/2009/07/14/entrevista-a-andres-neuman-el-pasado-no-es-entretenido-sino-revelador/ Consulté le 30 mai 2014]

García-Posada Miguel (2009). « La hora de la consagración ». Supplément culturel Abcd du journal ABC du 18 juillet 2009.

Guerrero Pedro Pablo (2009). « Andrés Neuman y su novela de Alemania ». El Mercurio. Chile : 5 juillet 2009.

Morales Gracia (2014). « De anfibios y cronopios. Hablando con Andrés Neuman sobre Julio Cortázar ». Revista Letral, juin 2014, n°12 : 117-136. Grenade : Université de Grenade.

Neuman Andrés (2010). El viajero del siglo [2009]. Madrid : Punto de lectura.

Neuman Andrés (2011). Le Voyageur du siècle. Traduction d’Alexandra Carrasco. Paris : Fayard.

Müller Wilhelm (2003). Viaje de invierno. Traduction d’Andrés Neuman et présentation de Justo Navarro. Barcelona : Acantilado.

 

Pour citer cet article

Elodie Carrera, « Frontières et traductions dans El viajo del siglo d'Andrés Neuman» en Amérique latine »,  RITA [en ligne], n° 8 : juin 2015, mis en ligne le 17 juin. Disponible en ligne : http://revue-rita.com/regards8/frontieres-et-traductions-dans-el-viajero-del-siglo-d-andres-neuman.html