Éclatements et recompositions de la démocratie comme institution au Pérou (1980-1992)
L’ouverture des sciences sociales au raisonnement institutionnel depuis les années 1980 (multiplication des travaux, des programmes de recherches, etc.) a permis de repenser les manières d’aborder les institutions. Dans le cas péruvien, les études sur l’État se sont multipliées en parallèle des critiques sur la crise de la représentation et du système politique en place : corruption, crise des partis traditionnels, affaires rocambolesques, privatisation des postes électoraux, campagnes électorales vides de tout débat de fond, etc...
... Cet article se fait écho de ces débats en revisitant les racines institutionnelles de la crise de légitimité qui frappe la démocratie et la classe politique péruvienne. En s’appuyant sur les acquis de l’institutionnalisme historique, il déconstruit les étapes et les modifications à l’origine des transformations de la démocratie péruvienne entre 1980 et 1992 en tant que cadre normatif, référence cognitive et univers de représentations. Il montre tout particulièrement que la crise de la démocratie péruvienne s’explique par une mutation des formes institutionnelles de la représentation politique.
Mots clés : Démocratie ; Institutions; Légitimité ; Policy feed-back ; Système politique .
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Daniel Iglesias
Docteur en Histoire et Civilisations Comparées
Université du Havre
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Éclatements et recompositions de la démocratie comme institution au Pérou (1980-1992)
Les institutions occupent une place privilégiée dans les sciences sociales et politiques. Leur étude a largement contribué au développement de ces dernières en permettant la diffusion d’idées fondatrices sur le caractère universel des institutions (Weber, 2006), leur présence et régularité en tant qu’organisations (Bourdieu, 1989 ; Foucault, 1975) et leur dimension normative voire régulatrice (Malinowski, 1994). La multiplication des écrits a par ailleurs favorisé l’éclosion de paradigmes ou de propositions assimilées, de programmes de recherche voire d’étendards méthodologiques. Il existe néanmoins un risque de surinvestissement de certains objets institutionnels qui peut conduite à une vision « déflationniste » des institutions : le vide ou l’excès théorique de certaines propositions, de même que les querelles de définitions peuvent engendrer le scepticisme sur la réalité des objets étudiés. Pourtant, il ne suffit pas de rendre compte de la fébrilité du « détour par les institutions » pour comprendre la valeur et les limites heuristiques de ce type de perspective. Les progrès des savoirs sociologiques, historiques voire anthropologiques ne sont pas en effet étrangers à « une forme de narcissisme nous conduisant à penser que nous vivons un moment historique de recomposition des savoirs et de déplacement des configurations épistémologiques et que nous sommes vraiment à l’avant du front de la recherche » (Fabiani, 2007, p.9). Tout pousse au contraire le chercheur à ne pas extraire le problème des institutions de leur actualité et à continuer à confronter les approches institutionnelles à des cas.
Une grande partie des sciences sociales, et sans doute la quasi-totalité de la sociologie politique péruvienne (Cotler, Grompone, 2000 ; Degregori, 2001 ; Cotler, 2000 ; Lopez, 1989 ; Manrique, 2002 ; Matos Mar, 1984; Tuesta, 1995), s’accorde aujourd’hui pour dire que les institutions (Murakami, 2007) et les partis politiques (Tanaka, 2005 ; Crabtree, 2010) au Pérou sont en crise depuis les années 1980. Ce constat vient conforter l’image donnée par les enquêtes d’opinion, comme le Latinobarómetro(1), qui soulignent l’indécision de la population péruvienne envers l’ensemble des institutions : État, Armée, Démocratie, Congrès, etc. Dans son rapport sur le Pérou (1995-2011), l’enquête du Latinobarómetro (Corporación Latinobarómetro, 2013) souligne par exemple que le soutien de l’opinion publique péruvienne à la démocratie a été variable sur la période avec de fortes différences par rapport à la moyenne latino-américaine. Ce soutien était mesuré à partir de la réponse à la question : « Avec laquelle de ces affirmations êtes-vous le plus d’accord ? 1) La démocratie est préférable à toute autre forme de gouvernement. 2) Dans certaines circonstances, un gouvernement autoritaire peut être préférable à un gouvernement démocratique. 3) Peu m’importe qu’un gouvernement soit démocratique ou pas. » (Corporación Latinobarómetro, 2013, p.14). Malgré le caractère fragmentaire de cette source (les choix méthodologiques effectués pour interpréter les résultats ne sont pas explicités et seules les conclusions sont présentées), celle-ci offre néanmoins une perspective générale sur la perception de la démocratie au Pérou. Par exemple, on observe que 64% de l’opinion péruvienne appuyait le régime démocratique en 2000 alors que le pays vivait une crise politique très aiguë suite à l’effondrement du régime d’Alberto Fujimori (1990-2000). On observe également que ce pourcentage était tombé au dessous de 40% en 2005 malgré le retour à démocratie en 2001, mais qu’il est remonté à 58% en 2011 grâce, selon le Latinobarómetro, à la croissance économique retrouvée du pays : augmentation du PIB per capita de 1% en 2009, à 7% en 2010 puis à 5,9% en 2011.
On peut également observer cette méfiance au regard des résultats électoraux depuis 1980, que l’on parle de l’élection d’Alberto Fujimori en 1990 ou d’Ollanta Humala en juin 2012. Tous ces éléments sont utilisés dans les travaux qui tentent de résoudre l’énigme posée par l’inadéquation entre une croissance économique soutenue depuis bientôt 10 ans et le rejet de la population envers le système de gouvernance proposé. Selon la littérature qui examine les liens entre l’État et la société péruvienne, cette situation découlerait de la dichotomie en place au sein de l’espace public, entre d’un côté les corps institués (les militaires, la classe politique, les groupes économiques, l’Église) et, de l’autre, les exclus d’un jeu politico-institutionnel extrêmement fermé. Ce cadre serait d’ailleurs si structurant qu’il limiterait les transformations du jeu politique péruvien et les affrontements pour le contrôle des institutions aux configurations entre certains groupes donnés.
Nous croyons que ces interprétations des espaces et des formes politiques qui luttent pour le contrôle des institutions ne font que reprendre un schéma structuro-fonctionnaliste qui lit la société péruvienne à travers ces logiques excluantes. Elles reprennent les caractéristiques sociales, psychologiques, politiques et culturelles des individus qui l’habitent en tant que paramètres d’un système qui ordonne et limite le jeu politique. L’État par exemple est lu comme une institution qui permet aux acteurs détenteurs de capitaux sociaux de contrôler les normes légales, les intérêts corporatifs et les moyens d’actions. Ces lectures excluent par conséquent la possibilité que d’autres acteurs (ici les acteurs exclus du système politique) puissent comprendre les enjeux et les ressources liés à la gestion publique. Nous pensons qu’il faut également appréhender les rapports pratiques de tous les acteurs sociaux aux institutions. Cette démarche complémentaire des énoncés ci-dessus nous permettrait en effet d’analyser et d’identifier certains positionnements sociétaux généraux qui ne peuvent être compris sans une historicisation et une typification plus large. Bien évidemment, cette démarche demeure beaucoup trop grande dans le cadre d’un seul article. De ce fait, nous optons ici pour étudier la démocratie en tant qu’institution en définissant provisoirement l’institué comme le « déjà-là », donc pour définir l’institution par le fait qu’elle a un passé et qu’elle demeure une réalité sociale institutionnalisée en raison de sa « fonction-statut » (Searle, 2005).
Cet article propose quelques réflexions sur la manière dont la démocratie en tant qu’institution s’est installée et déployée au Pérou de 1980 à 1992. Il présente les grandes étapes qui firent de la démocratie péruvienne à la fois un cadre normatif et « une modalité de conscience de soi d’une communauté humaine » (Koselleck, 1990, p.307). En revenant sur les évolutions de la représentation politique dans le pays (l’émergence puis la crise du système de partis ainsi que les transformations du jeu électoral) qui influèrent sur la légitimité de la démocratie au sein de la société péruvienne, il prétend montrer que l’historicité d’une institution peut redessiner incidemment le système politique et de représentation en dehors de la volonté des élites voire de la classe dirigeante. Mobiliser un terme aussi vaste qu’ « institution » pour les besoins d’une démonstration, c’est évidemment prendre parti dans les luttes de définitions de ce qu’elle est. C’est pourquoi nous commençons notre argumentation par un travail de précision théorique et continuons par un recentrage autour de l’intérêt de la démarche institutionnaliste historique pour comprendre la spécificité et l’historicité de la démocratie péruvienne. Nous essayerons par la suite de dégager et d’expliquer les conditions propres à favoriser la manifestation de l’historicité aux acteurs à partir d’un examen des transformations de la représentation politique opérées dans les années 1980 et de la rupture opérée par la victoire de Fujimori en 1990.
I. Penser la démocratie péruvienne comme phénomène institutionnel
Les principales publications (Cotler, 2000 ; Matos Mar, 1984) sur les liens entre l’État et la société péruvienne se concentrent majoritairement sur les facteurs qui expliquent le mauvais fonctionnement des institutions nationales, régionales et municipales. Celles-ci n’associent pourtant pas à leurs analyses la trajectoire des acteurs qui ont contribué à faire évoluer les institutions ni encore moins le rôle de ces dernières dans l’évolution du système politique local. Ces écrits négligent également la manière dont la démocratie a pesé en tant que contexte institutionnel sur les comportements des acteurs désireux de rejoindre la classe politique. Nous estimons que l’institutionnalisme historique peut apporter de nouvelles pistes pour saisir les relations complexes qu’entretiennent la société et l’Etat péruvien depuis 1980. En ce qui concerne l’émergence d’un jeu politique autour des règles imposées par la démocratie (construction d’une classe politique, démocratisation de l’espace public, élections, existence de lois électorales qui fixent les modes de représentation), cette approche pourrait notamment mettre en lumière les raisons qui expliquent le pari de certains individus de faire de la politique ou de prétendre à un poste électif. Du point de vue heuristique, cela pourrait rénover les débats en apportant deux contributions majeures. Tout d’abord, cette perspective nous aiderait à comprendre les réactions qui eurent lieu au sein de la classe politique au sens large face aux principales ruptures que connut le système politique péruvien : disparition et reconfiguration de la classe politique traditionnelle, instauration puis résurgence de logiques autoritaires et délégitimation du personnel politique. Ensuite, cette lecture nous permettrait de saisir les facteurs internes au système politico-institutionnel qui affectèrent la démocratie péruvienne comme fait social et politique.
Comme le démontrent les synthèses analytiques sur le sujet (Hall, Taylor, 1997 ; Lagroye, Offerlé, 2010), il existe une grande variété de courant à l’intérieur de ce que l’on appelle « l’institutionnalisme ». Malgré l’existence de différents courants (l’école de l’institutionnalisme historique, celle du Rational choice et celle de l’institutionnalisme sociologique), la grande majorité des écrits explore la problématique de l’Agence (Agency) et appréhende les institutions comme des restrictions ou le produit des actions nécessaires à l’obtention d’intérêts individuels. Les institutions apparaissent ainsi comme le contexte stratégique dans lequel les acteurs mettent en œuvre leurs projets et prennent des décisions qui sont par la suite mises en place à travers des actions ou des discours. Au niveau du champ politique, cela suppose que les acteurs individuels ou collectifs ont des préférences qui leur permettent de créer des règles ou des cadres normatifs dont les objectifs (par exemple la conquête du pouvoir, la radicalisation des luttes ou la violence) varient selon les contextes historiques et les opportunités.
Dans sa version institutionnaliste historique, cette lecture des institutions est encore plus présente. Les institutions apparaissent en effet non seulement comme une pièce maîtresse des programmes politiques, mais également comme des facteurs qui limitent les choix des individus. Cette perspective expose de surcroît l’idée que le conflit entre groupes sociaux rivaux pour des ressources limitées (par exemple un des 130 maroquins au Congrès ou un poste de pouvoir dans l’une des 24 régions péruviennes) est au cœur de la vie politique. Pour expliquer cette compétition, elle insiste alors sur le rôle que joue l’État comme la somme des institutions qui participent et/ou alimentent les affrontements entre groupes. Le jeu politique est par conséquent expliqué en fonction de la place occupée par l’organisation institutionnelle de la communauté politique. Cette dernière apparaît d’ailleurs comme le principal facteur d’intégration collective pour les organisations qui prétendent structurer les comportements collectifs. Selon cette logique, les conflits se produisent toujours à l’intérieur du système politique et non en marge, car il s’agit toujours d’affrontements pour la saisie de ressources institutionnelles.
II. L’historicité de la démocratie manifestée aux acteurs politiques
Prendre en compte l’historicité d’une institution démocratique et son « statut-fonction » social revient à analyser cette dernière en tant que modèle offert aux individus et aux acteurs politiques d’une époque donnée. Cela permet d’expliquer le poids des signifiants produits par les changements institutionnels sur la classe politique et au-delà. Il s’agit d’une lecture de la représentation politique comme la corollaire d’un cadre qui fournit des symboles, une scène politique et des protocoles. Elle nous permet, entre autres, d’interpréter certains bouleversements comme une réaction de l’opinion à la crise de représentation politique dans le pays et comme désir d’un pouvoir personnaliste fort qui puisse mettre fin aux conflits internes. C’est le cas par exemple de l’auto-golpe de Fujimori en 1992, légitimé une année plus tard(2) par un référendum lors duquel les votants approuvèrent une nouvelle Constitution avec 52,24% des voix. Cette prise en compte de l’historicité permet également d’expliquer la modification du système électoral que fut l’introduction du vote préférentiel (voto preferencial) pour les élections du Congrès en 1995. Cette modalité de vote vint alors compléter la pratique habituelle consistant à cocher la case correspondant au parti auquel le votant donne son suffrage. Elle permet dès lors aux électeurs d’indiquer sur l’acte de vote, en plus du nom du parti, le numéro du candidat souhaité parmi la liste présentée par le parti. Cela personnalisa et personnalise encore les campagnes électorales ainsi que la classe politique au détriment des partis politiques.
Malgré ses valeurs heuristiques, l’institutionnalisme historique possède certaines limites dès lors que le chercheur étudie les très grandes ruptures institutionnelles péruviennes comme la substitution d’un système médiatico-politique tel que le régime d’Alberto Fujimori à un cadre légal et à un jeu politique traditionnel (la démocratie péruvienne des années 1980). Cette approche minimise selon nous les effets symboliques et cognitifs propres à la nature hégémonique (Laclau, 2005) des changements institutionnels. Elle ne tient pas compte de la véritable portée de ces transformations au niveau des représentations et qui explique les choix stratégiques que peuvent opérer les membres de la classe politique ou les individus politisés. À titre d’exemple, il est important de souligner que le Pérou connut la période la plus sombre de son histoire récente alors que la démocratie avait à peine été restaurée. La radicalisation du Sentier Lumineux en 1980 se produisit en effet dans un contexte constitutionnel – la Constitution de 1979 – très ambitieux qui reconnaissait pour la première fois l’égalité de tous les Péruviens devant la Loi. Même si violence armée intervint au cours d’une période marquée par une grave crise économique et des désillusions suite à l’échec des politiques menées par les gouvernements militaires de Velasco Alvarado (1968-1975) et Morales Bermudez (1975-1980), on ne peut nier que Sentier Lumineux construisit son imaginaire et mena ses actions à partir d’un choix délibéré de combattre par les armes les nouvelles règles du système politique naissant.
Si on revient sur la transition démocratique péruvienne (1978-1980), ce processus marqua le début du déclin d’un modèle de représentation étatique et des structures de pouvoir aux mains de militaires. Il consolida l’évolution des critiques sociales contre l’incarnation du pouvoir par l’Etat, malgré l’introduction de nouvelles formulations du point de vue de la représentation politique : nationalisme, mise en avant et en scène du passé Inca, revendication de l’indianité et de Tupac Amaru, programmes d’intégration sociales, discours anti-oligarchiques, disparition du système oligarchique et transformation de l’espace public. L’instauration démocratique de 1980 provoqua une rupture hégémonique, dans le sens où la Constitution de 1979 et les élections générales de 1980 instaurèrent un vrai pluralisme politique dans le pays. L’élection du chef du parti Acción Popular, Belaunde Terry, à la présidence du Pérou avec 44,9% des voix au premier tour(3) permit en effet la délégation de la souveraineté populaire aux partis politiques élus démocratiquement. Elle permit la création d’un système de partis avec la présence à la Chambre des députés et au Sénat de forces politiques telles que le Parti Apriste Péruvien (PAP), le Parti Populaire Chrétien (PPC) voire à partir de 1985 d’Izquierda Unida (IU). Pour reprendre la formule de la séparation des « deux corps du Roi » de Claude Lefort (Lefort, 1981), ce changement institutionnel fut un acte fondateur démocratique (du moins dans les textes), car la dématérialisation du pouvoir militaire et son remplacement par l’idée de souveraineté partagée par tous les citoyens (du moins du point de vue constitutionnel) modifia symboliquement le champ d’opportunités des hommes politiques et les représentations sociales. Il inaugura progressivement un système où les personnes expérimentèrent un sentiment rénové d’appartenir ou pas au cadre institutionnel en vigueur. La contrepartie de cette évolution fut que la majorité des citoyens péruviens commencèrent à développer un sentiment de rejet, d’impatience ou d’indétermination face à cette nouvelle répartition du pouvoir, la Loi et les logiques excluantes qui consolidaient les inégalités sociales entre Péruviens. Ce fut notamment le cas des lieux où la Réforme agraire avait été peu appliquée comme par exemple dans la zone d’Ayacucho :
« Au cours de la période comprise entre les années 70 et 80, l’État expropria dans tout le pays 1493 exploitations agricoles et haciendas correspondant à un total de 7 677 083 hectares. À Ayacucho, les terrains expropriés au cours de la Réforme agraire correspondaient à peine à un total de 324 372 hectares, une superficie plus petite que la somme des départements d’Apurimac et Huancavelica. La Réforme bénéficia à 18 101 familles. La terre fut répartie selon différentes modalités : individuelle, aux coopératives de production (CAP), aux regroupements d’agriculteurs, aux communautés agraires et à une seule Société Agricole d’Intérêt Social. On peut mesurer le peu d’impact de la RA à travers la création d’à peine 4 coopératives qui octroyaient 6505 hectares à seulement 155 familles » (CVR, 2003)
III. La crise d’un système politique moribond (1980-1990)
Les gouvernements d’Action Populaire et du Parti Apriste Péruvien qui se succédèrent jusqu’en 1990 héritèrent d’un pays paralysé du point de vue économique. Ils ne surent également jamais trouver les clés pour faire face aux dérèglements de l’appareil productif national. Malgré leur volonté de poursuivre la démocratisation de l’espace public (tenue d’élections municipales, Loi de décentralisation de 1986, Loi de régionalisation de 1987) dans un contexte de violence politique (violations des Droits de l’Homme, bombardements des prisons comme le cas du Fronton de 1987, attaques terroristes de la part du Sentier Lumineux et du Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru), ils ne réussirent jamais à transformer des normes légales en des pratiques institutionnelles. Comme le montre Chantal Mouffe (Mouffe, 2003) au sujet de l’échec de l’institutionnalisation du fait démocratique dans plusieurs pays, ces mesures traduisaient une impossibilité de créer les conditions pour l’application des mesures promises du point de vue discursif et électoral. À l’image des mécontentements à propos des politiques publiques menées contre la pauvreté ou du sentiment d’impunité ressentie par une partie de la population en raison de l’attitude de l’État devant l’installation illégale de bidonvilles à Lima (las invasiones), cette différentiation entre l’image légaliste de l’État et la réalité accentua le sentiment de d’abandon au sein de la société. Ce bouleversement des représentations politiques produit par la crise politico-sécuritaire qui frappait le pays (vision de l’État comme inefficace en matière sécuritaire ou économique, à quoi il faut rajouter les progrès du Sentier Lumineux dans les Andes) provoqua dès lors des sentiments d’hostilité envers la classe politique traditionnelle, surtout sous le gouvernement d’Alan Garcia dont les mesures économiques plongèrent le pays dans une grave crise à partir de 1987-1988 (hyperinflation, crise de la dette). De ce fait, la démocratie péruvienne dans les années 80 peut être lue non seulement comme un cadre contradictoire, mais également comme le locus d’un paradoxe : la création d’un système et d’un jeu politique doté d’une pluralité d’effets rétroactifs (les policy feedbacks).
Comme l’énonce Ernesto Laclau (Laclau, 2005), seule une logique politique capable de construire un horizon sur base d’un surinvestissement d’un objet partiel peut véritablement imposer ses idées à la société. Pour Laclau, c’est le langage qui réalise cette institutionnalisation en apportant aux individus des signifiants qui donnent un sens à la réalité. Appliquée à la démocratie péruvienne, cela renvoie aux pratiques discursives développées par les gouvernements pour inventer des horizons symboliques. Tous ces éléments participent à la construction d’un système de représentation qui est perçu par l’ensemble de la société et dont les membres en utilisent les mots pour se situer à l’intérieur ou en marge de celle-ci. Si nous nous penchons sur le cas péruvien, cette clôture de l’horizon politique n’eût jamais lieu. Au contraire, les échecs répétés, les affaires de corruption, la peur de la menace du Sentier Lumineux ainsi que le manque de crédibilité de la classe politique rendaient tous les discours officiels inaudibles. Même s’ils gardèrent certains principes de la Révolution Péruvienne de Velasco qui étaient acceptés socialement par les pauvres, les gouvernements Belaunde et Garcia perdirent toute leur légitimité au point d’être incapables de peser symboliquement sur l’opinion publique. Ils ne réussirent par conséquent jamais à imposer un discours hégémonique autour des valeurs de la démocratie comme institution. Ils alimentèrent au contraire la colère sociale devant les promesses non tenues en matière de développement. Cela accentua le ressentiment chez les populations les plus marginalisées qui furent confortées dans l’idée qu’elles étaient oubliées et volontairement exclues. Ce fut sur ce contexte institutionnel qu’émergea la violence politique dans le pays dans les années 1980 :
« Les promesses de modernisation dans la Sierra ne furent ni suivies d’investissements, ni de grands axes routiers ni de gigantesques barrages. Là-bas, la modernisation ou du moins ses quelques éclats s’effectuèrent grâce à la Réforme Agraire et le développement de la couverture éducative. Tous ces programmes eurent des effets et des conséquences très variables selon les régions, mais ils changèrent la vie et les expectatives de la majorité des personnes. La violence qui débuta en 1980 s’inséra dans des espaces de modernité inachevés et marqués par de grandes expectatives frustrées, le terrain idéal pour se rependre et de se développer. » (CVR, 2003)
IV. L’élection de Fujimori comme produit du système politique
L’arrivée au pouvoir d’Alberto Fujimori en 1990 intervint dans une période marquée par une très sévère crise économique et politique dans le pays. La situation était d’autant plus grave que le Pérou était frappé par un nombre chaque fois plus important d’attentats terroristes. Ces derniers ne se limitaient dorénavant plus aux zones andines, mais incluaient à présent la ville de Lima. Ces difficultés finirent par décomposer le système de représentation politique en détruisant le socle de légitimité sur lequel reposait la démocratie délégative mise en place par la Constitution de 1979. Un des exemples type de ce phénomène fut l’émergence de coalitions politiques composées d’Indépendants comme par exemple le Movimiento Libertad, formation née en réaction aux mesures de nationalisation de la banque sous le gouvernement Garcia avec à sa tête l’écrivain Mario Vargas Llosa. Ce fut sur cette base organisationnelle nouvelle que se forma le Frente Democrático (FREDEMO) qui soutint la candidature ratée de Vargas Llosa en 1990. Un autre exemple fut la candidature aux présidentielles de l’ingénieur Alberto Fujimori, ancien recteur de l’Université Agraire La Molina et présentateur d’une petite émission sur le monde agricole sur la chaîne publique. Ce quasi-inconnu prit la tête d’une organisation, Cambio 90, regroupant des professeurs universitaires, des évangélistes et des personnes aux trajectoires militantes établies comme l’ancien apriste Absalom Vazquez. Même si ces deux mouvements différaient dans leurs propositions, ils avaient toutefois en commun un discours anti-politique et anti-partisan. Ils s’autodéfinissaient comme indépendants voulant se distancer du système de partis traditionnels : entreprises politiques considérées jusqu’alors comme seules légitimes de monopoliser le champ politique démocratique.
Comme esquissé ci-dessus, la transformation institutionnelle de la démocratie se fit dans une logique d’hybridation avec les crises sociales, économiques et politiques successives. Il est dès lors possible de parler suivant l’acceptation de Michel Dobry (Dobry, 1999) de crise du politique, c’est-à-dire d’une transformation des mécanismes de désectorisation du champ politique quand ce dernier perd son autonomie et les ressources qui lui étaient auparavant dévolues. La remise en cause des ressources de ce champ au Pérou advint en effet suivant une double perspective systémique : de l’intérieur pour une part, avec un changement des règles du jeu, et de l’extérieur pour l’autre, avec une remise en cause de la légitimité du monopole de l’exercice. Suivant cette logique, l’élection de Fujimori en 1990 puis sa réélection en 1995, peuvent être expliquées par la transformation du contexte institutionnel. La déstructuration de la représentation politique et la démocratisation des logiques de délégation du pouvoir (au niveau présidentiel et parlementaire) influencèrent par exemple ces résultats électoraux en bouleversant la vision de la classe politique au sein de la société péruvienne. Si l’on suit les enseignements de l’analyse institutionnelle historique, cette métamorphose de l’univers politico-social fut un processus interne, car toutes les transformations eurent lieu à l’intérieur d’un cadre institutionnel qui fixait des règles (les lois électorales ou les normes constitutionnelles) applicables aux acteurs.
Les modifications législatives de la Loi électorale péruvienne effectuées à la fin des années 80 jouèrent un rôle important dans l’avènement du régime de Fujimori. Nées du vote et de la rencontre stratégique entre les deux ennemis traditionnels (le PAP et le PPC), elles favorisèrent sa victoire en raison de leur caractère personnalisant (le fait d’élire des personnes et non plus des partis). Initialement élaborés comme un moyen d’éviter la menace de coalitions pré-électorales ou législatives entre les partis minoritaires (à l’image des petits partis marxistes très présents lors de la Constituante de 1978), ces dispositifs concentraient les élections autour du choix du Président de la République. L’Article 166 de la Loi électorale autorisait par exemple la simultanéité des candidatures aux élections présidentielles et sénatoriales, ainsi que celles des députés comme candidats à la présidentielle et aux deux postes de vice-présidents. Cette mesure toucha 5 des 9 candidats à l’élection présidentielle de 1990 dont le candidat de Cambio 90. La candidature simultanée offrait ainsi aux candidats la possibilité d’une visibilité bien plus grande grâce aux moyens alloués à la campagne présidentielle. D’autre part, l’Article 203prévoyait la mise en place d’élections présidentielles à scrutin majoritaire à 2 tours pour l’année 1990, ce qui entraîna la mise en place d’un vote stratégique de la part de l’électeur. S’il est vrai que ces modalités produisirent un éclatement et une dépolitisation de l’électorat, elles renforcèrent surtout le rejet du clivage droite-gauche tel qu’il était souhaité les deux principaux candidats : Alberto Fujimori et Mario Vargas Llosa. Cela entraîna également la profusion du vote négatif et du vote utile, puisque le choix électoral correspondait tout autant à un appui à un candidat qu’au rejet d’un autre. La formulation de ces nouvelles règles et le caractère contraignant de la démocratie péruvienne comme fait institutionnel, c’est-à-dire la manière dont elles influencent les comportements des acteurs individuels et collectifs, aidèrent par conséquent Fujimori à asseoir son image d’homme indépendant et de rempart contre le système politique crée par les partis traditionnels. Ce fut sur cette base qu’il décida en 1992 de faire un auto-golpe (auto-coup d’État) et d’instaurer un nouveau système politique à travers la Constitution de 1993.
Conclusion
Le principal apport des lectures institutionnelles est d’expliciter les conséquences des changements macrosociologiques nés de bouleversements institutionnels sur le jeu des acteurs politiques ou sociaux. Dans le cas de la démocratie péruvienne, ce type de perspective nous a permis de comprendre dans un premier temps le poids et l’influence de facteurs macrosociologiques (crise, problèmes économiques, violence, etc.) sur l’évolution des normes produites par le système démocratique. Dans un deuxième temps, il nous a servi à saisir la complexité des enjeux qui se jouaient dans les années 1980 autour de l’élaboration de projets politiques ou de dynamiques de rupture avec l’ordre établi. Cette lecture nous a, de ce fait, permis de réévaluer le poids de la démocratie péruvienne comme un contexte stratégique qui pesait sur les tactiques des acteurs politiques et d’ouvrir des pistes sur la permanence ainsi que les mutations des éléments constitutifs du système politique péruvien. Suivant cette logique, cet article est une ébauche programmatique qui mériterait d’être complétée par des analyses empiriques ou une étude historique sur les trajectoires des principaux responsables politiques péruviens durant cette période. Nous croyons en effet que ces études permettraient de comprendre les intentions et les choix des individus, tout comme l’ensemble des configurations qui construisent le champ politique péruvien.
Le cas de la démocratie péruvienne mérite toute l’attention des enseignants-chercheurs latino-américanistes. Bien que très peu étudié à partir d’approche institutionnelle, cet exemple fournit des exemples de mécanismes de mobilisations et de désarticulation du champ politique qui demeurent précieux dans une optique de compréhension de la démocratie en Amérique Latine. Il permettrait notamment d’expliciter pourquoi les stratégies des acteurs s’insèrent toujours dans un système normatif déjà en place et quelles sont les limites existantes pour faire de la politique ou avoir accès à des ressources politiques. L’institutionnalisme apparaît en cela comme une boîte à outils où les chercheurs qui s’y engagent souhaitent montrer que « les institutions sont le creuset d’investissements et usages très différents dans l’espace et dans le temps » (Nay, 2010, p.302).
Affirmer que les institutions contribuent à la détermination de processus socio-historiques pose pour finir la question de leur rôle au sein des schèmes explicatifs temporels. Par exemple, au niveau du champ politique, elle demeure incontournable car elle interroge le problème des changements institutionnels qui pèsent sur les acteurs. Dans la mesure où les institutions participent aux évolutions des systèmes politiques dans une temporalité donnée, elles doivent être pensées avec toute la vigilance requise. C’est d’ailleurs ce que nous rappelle Corcuff dans un récent article où il nous invite à sortir d’un « modèle d’historicité linéaire-évolutionniste de référence » (Corcuff, 2011, p.1132) ». Pour Corcuff, il est temps à présent d’opter pour une lecture socio-historique ouverte sur les intrigues multiples, les défiances et les conflits qui font l’histoire. Comme nous le rappellent les enseignements de l’analyse institutionnelle, il s’agit de rénover notre vision dichotomique des relations entre les acteurs et les institutions en regardant comment les choix antérieurs affectent les possibilités et alternatives présentes et futures : la path-dependency (dépendance du sentier parcouru). Du point de vue pratique, cela pousse le chercheur à voir comment les institutions « continuent de structurer la perception et l’action des acteurs politiques et limitent par là même l’étendue des changements pensables et, a fortiori, possibles » (Thelen, 1999, p.386).
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Notes de fin
(1) Le Latinobarómetro est une étude de l’opinion publique latino-américaine qui réalise annuellement autour de 19 000 entretiens dans 18 pays d’Amérique Latine. Cette enquête est menée par la Corporación Latinobarómetro, une ONG à but non lucratif basée à Santiago du Chili. Les résultats obtenus sont publiés en ligne : http://www.latinobarometro.org
(2) En avril 1992, le gouvernement d’Alberto Fujimori au pouvoir depuis 1990 réalisa un auto-coup d’État avec le soutien de l’armée. En pleine crise institutionnelle en raison d’un blocage entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, il décida de fermer la Chambre des députés et le Sénat. Fujimori décida d’écrire une nouvelle Constitution et de la soumettre à un référendum l’année suivante. En 1993, le référendum constitutionnel confirma la position de Fujimori et consolida le processus de personnalisation voire privatisation de la vie politique péruvienne.
(3) En 1980, la Loi électorale prévoyait un seul tour pour les élections présidentielles. L’ancien président Belaunde (1965-1968) chassé du pouvoir par le coup d’État du général Juan Velasco Alvarado remporta les élections contre le candidat du Parti Apriste Péruvien, Armando Villanueva del Campo qui obtint seulement 27,3% des voix.
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Pour citer cet article
Iglesias Daniel, «Éclatements et recompositions de la démocratie comme institution au Pérou (1980-1992)». RITA, n°6: février 2013, (en ligne), mis en ligne le 28 février 2013. Disponible en ligne : http://www.revue-rita.com/democratie-et-conflit/daniel-iglesias.html